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Résonance nº 8, mars 1995
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A quelques jours du soixante-dixième anniversaire de Pierre Boulez, il nous a paru bienvenu d'ajouter au rapide album photographique des pages précédentes, le témoignage que Jean-Louis Barrault écrivit en 1953[1] sur le jeune musicien qui, depuis 1946, était le directeur musical de sa compagnie. Barrault grâce à l'appui duquel Boulez fonda l'année suivante les Concerts du Petit Marigny, précurseurs immédiats du célèbre Domaine Musical. Souvent cité, repris partiellement ici ou là, ce texte plein de vie et de chaleur est reproduit ici dans son intégralité.
Cela va bientôt faire huit ans qu'avec Pierre Boulez nous partageons la même vie ; dès la fondation de notre Compagnie. Nous devions débuter avec Hamlet, traduit par André Gide, et mon grand et cher ami Honegger avait, une fois de plus, accepté de nous donner un coup d'épaule en composant la musique de scène.
Pour des raisons pratiques, notre « orchestre » se composait ainsi : des cuivres que nous avions enregistrés ; un vrai « martenot » et une vraie batterie disposés en coulisse. La formule est d'ailleurs efficace : l'enregistrement donnait le volume, le « martenot » et la batterie, jouant en synchronisme avec l'enregistrement, apportaient de la vie, de l'authenticité, enlevaient le côté mort du haut-parleur et les grattements des disques.
Pour le « martenot », il nous fallait un ondiste. Honegger nous présenta un de ses élèves, élève aussi de Mme Honegger : le jeune Pierre Boulez [2]. Sujet remarquable, disait-il, jeune compositeur plein d'espoir.
Boulez arriva avec ses vingt ans. Il nous plus immédiatement. Hérissé et charmant comme un jeune chat, il dissimulait mal un tempérament sauvage très plaisant. Il gagna l'estime de nos camarades. Entre lui et nous, il y avait « l'atome crochu ». Nous nous reconnaissions. Nous étions du même sang. Il se révélait « de la famille ». De cette famille d'élection qu'est une Compagnie.
Je lui confiai donc, assez pompeusement, le département de la Musique. Libre et responsable.
A cette époque, il vivait « toutes griffes dehors », « à l'écorché ». Il n'épargnait personne, ou presque. Il était mordant, agressif, irritant parfois ; sa peau devait lui faire mal. Quand on a à s'accoucher soi-même (c'est le sort de l'artiste), il est normal que l'on ressente à la fois les cris de frayeurs de l'enfant et les douleurs de la mère.
Mais derrière cette sauvagerie anarchiste, nous sentions dans Boulez la pudeur extrême d'un tempérament rare, une sensibilité à fleur de peau, voire une sentimentalité secrète.
Je n'ai reçu malheureusement aucune éducation musicale, mais la musique me fait vibrer le corps. C'est sans doute parce que l'on est constamment « électrisé » de musique et de rythmes que j'ai tant de mal, quand je joue, à rester tranquille ; eh bien, chaque fois que j'ai entendu de la musique écrite par Boulez, j'ai ressenti des poussées violentes, des jaillissements passionnés, des éclatements lyriques, subitement retenus, retenus par une pudeur extrême, une chasteté merveilleuse. Cette chasteté masculine, qui existe plus qu'on ne croit chez les hommes et qui, précisément, est un signe de virilité.
Dès ces premiers contacts, nous devinions bien que se tapissait dans Boulez le drame rare de l'éclosion. Il était habité, possédé. Ses attaques, souvent sanglantes, étaient des défenses. Nous le sentions bien et nous l'en aimions davantage.
C'est passionnant de suivre l'évolution d'un jeune homme de cette qualité. Il a deux âges. Aux côtés de l'enfant qu'il est encore, et qui a le devoir de le demeurer longtemps, vit une sorte d'être sans âge qui serait comme la suite enrichie d'existences antérieures.
Parfois, il se comporte d'une façon telle qu'on a envie de l'aider, de le protéger, puis tout à coup, il riposte en lançant une réplique anormalement solide qui intimide.
Boulez vivait selon ces deux personnages. Que de moments nous avons passés à éclater de rire en démolissant la terre entière, en jurant, en nous indignant gratuitement, en nous chamaillant comme des animaux qui jouent. En revanche, que de moments recueillis, sérieux, dociles, timides, attentifs nous avons partagés dans le travail...
En sept ans, nous avons eu la joie d'assister à sa métamorphose. Ses deux personnages se sont rejoints ; il a trouvé son unité. Ce jeune chat, qui jouait parfois à la panthère enragée, est devenu l'homme que nous pressentions, sans rien perdre de sa virulence.
Comme chef, Boulez a acquis une autorité à la fois naturelle et efficace. Son dévouement, sa patience nous étonnent tous. Il nous ânonne des heures entières les mêmes phrases musicales. Pour Christophe Colomb, notamment, il aurait pu donner l'exemple à n'importe quel maître de chapelle aux prises avec une bande de gamins.
Comme compositeur, enfin, chacun sait aujourd'hui qu'il a fait des pas de géant.
Malgré sa fidélité touchante à notre Compagnie, malgré tous les voyages que nous lui faisons faire, toutes les répétitions, souvent fastidieuses, que nous lui imposons, il s'est mis à réaliser.
Il compose la nuit. Il écrit de longues études. Très savantes. Il est devenu l'un des principaux représentants de l'école moderne internationale. Il est joué à l'étranger, sifflé en France : ce qui me paraît de bon augure pour un vrai musicien. Il est connu et attendu à New York. Lors de notre dernière tournée en Amérique du Nord, il fut reçu comme le jeune maître moderne de l'école française ; le grand critique Virgil Thomson, très courtoisement, le présenta. Boulez donna des conférences, participa à des concerts ; il eut des entretiens suivis avec les jeunes compositeurs et virtuoses américains.
Bref, à présent, il marche. Il n'a plus le temps de tuer les autres, ni sans doute l'envie, puisqu'il existe.
Quand Simone Volterra accepta de construire ce « Petit Théâtre »[3] qui, je l'espère, va nous permettre de travailler utilement, il nous sembla que nous devions consacrer à la musique moderne une part de notre activité. La situation de la musique moderne nous paraît, en France, moins bien définie que dans certains pays que nous visitons, tels que l'Allemagne et l'Amérique. Nous avons donc confié à Boulez le soin d'organiser, pour cette saison, quatre concerts de musique de chambre[4].
Ainsi, ce jeune homme que j'avais bombardé, un peut gratuitement il faut le dire, notre chef de musique, a enfin l'occasion de justifier, dans le sens le plus complet, ce poste. C'est une très grande joie pour nous de lui offrir cette occasion.
Dans l'organisation de ces concerts, il est, comme toujours, entièrement libre et responsable. C'est son affaire. Nous sommes derrière lui simplement pour l'aider, trop heureux si nous sentons que nous avons favorisé son éclosion et servi par son truchement, modestement, la musique moderne.
De plus, nous avons pu, grâce à René Julliard, lui fournir l'occasion de rédiger ce Cahier Musical, au sein même des Cahiers de notre Compagnie.
Ce sera un des Cahiers dont nous serons particulièrement fiers.
Je laisse à présent la parole à notre ami Boulez, avec qui, après huit ans de vie commune, nous somme liés désormais, comme on dit : « A la vie, à la mort ! »[5]
2 En 1945, Pierre Boulez jouait des ondes martenot aux Folies-Bergère.
3 Simone Volterra était directrice du Théâtre Marigny. Petite salle annexe, le « Petit Théâtre Marigny ») était alors en construction.
4 Il s'agit des Concerts du Petit Marigny, futur Domaine Musical, créés en 1954. En 1956, Boulez quitta ses fonctions de directeur musical de la Compagnie Renaud-Barrault pour se consacrer au Domaine Musical, qu'il dirigera jusqu'en 1967.
5 Suivait le texte de Pierre Boulez « ...Auprès et au loin ».
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