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InHarmoniques nº 3, mars 1988 : Musique et Perception
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1988
Dans la diversité des éléments de l'univers musical, le
timbre est resté longtemps un de ceux qui s'est dérobé le
plus radicalement à l'analyse. Jusqu'à une date récente,
les considérations des théoriciens étaient maigres et
éparses, les vues courtes, les aperçus rares. On s'accordait
à reconnaître au timbre musical un pouvoir suggestif
immédiat. On demeurait dans l'incapacité d'en établir le
statut théorique réel. Pour ce faire, des précisions
analytiques et des interrogations de principe auraient été
indispensables. Elles faisaient défaut. Les musiciens ont
consigné l'expérience qu'ils avaient du timbre dans des corpus
techniques, des traités d'instrumentation ou d'orchestration. Ce
faisant, ils ne dépassaient pas le stade de l'observation empirique.
Ainsi le timbre faisait-il l'objet d'un discours qui n'excédait pas
l'ordre de la recette de métier, de la trouvaille pratique ou de la
description comparative érudite. Il se présentait comme une
qualité pure.
Dans l'histoire de la musique occidentale, la fonction d'une telle
qualité s'est montrée d'âge en âge plus
déterminante. Depuis le XVIIe siècle, le timbre a
surdéterminé de façon irrépressible les autres
dimensions de la musique, en particulier le rythme et la hauteur. L'importance
toujours grandissante du timbre dans notre culture était
déniée, sirion refoulée quand, se désavouant elle-
même, la connaissance que nous aurions pu en avoir
préférait les vérités latentes aux évidences
articulées. La contradiction qui a longtemps existé entre les
faits musicaux et la représentation de la musicologie restait
inconsciente d'elle-même. Elle a fondé la légitime
puissance des chefs d'orchestre, ces dispensateurs charismatiques des timbres.
Ainsi apparaît-il que la question de l'histoire et du statut du timbre
musical fait partie de ces paradoxes autour desquels la musique occidentale
s'est constituée. Dans l'histoire de la musique occidentale, le timbre
joue un rôle aussi déterminant qu'occulte, comme si la fécondité d'une telle
catégorie pouvait s'alimenter de la méconnaissance dont elle fait
l'objet.
Le mouvement général de son histoire dans notre civilisation est
cependant celui d'une lente désoccultation. La science et l'art
contemporains du timbre, si caractéristiques de notre époque, ont
parachevé et mené à son terme une émergence
historique irrépressible. Mais la musique occidentale n'a pas pu non
plus évoluer en direction d'un pur langage des timbres sans
opérer une mutation radicale. Celle-ci a eu lieu aussi bien dans l'ordre
du discours musical lui-même que dans le domaine de
l'interprétation scientifique du phénomène sonore. La
représentation d'un monde du timbre exigeait un dépassement de
nos modes traditionnels de pensée, supposait des moyens nouveaux et des
attitudes mentales différentes. Mettant en oeuvre une nouvelle puissance
de discernement et introduisant de nouveaux types d'assemblement,
l'avènement d'un art du timbre contribue de son côté
à inaugurer une nouvelle ère de la rationalité musicale. A
l'intérieur d'une histoire de la fonction du timbre, la phase
contemporaine constitue donc une unité complexe dont les
différents moments doivent être analysés dans leur
interdépendance. Pour comprendre une telle phase, il importe de la
même façon de ne pas la dissocier des étapes qui la
précèdent et la déterminent car l'histoire du timbre est
faite des différents âges d'un devenir unique. Aussi bien dans le
domaine de l'évolution des instruments de musique que dans l'ordre des
enjeux de civilisation dont elle est le signe, la question du timbre renvoie
à des considérations d'histoire longue. Celles-ci
requièrent une approche d'ensemble et débouchent sur des
problèmes indivis. Pour restituer le mouvement historique réel et
la signification des phénomènes interdé pendants qui ont permis l'avènement de la science et de l'art
contemporains du timbre, nous définirons les caractéristiques
fondamentales des différentes périodes de la musique occidentale
en décrivant le mode d'intégration plus ou moins restrictif
qu'elles ont pu pratiquer à l'égard de l'élément du
timbre.
L'évolution récente de la musique occidentale de la hauteur vers
le timbre ne peut se comprendre si on ne la rapporte à ses origines,
c'est-à-dire à l'univers de la théorie musicale antique,
qui est exclusivement une théorie des hauteurs. Certes, dès l'époque la
plus reculée, on s'est interrogé sur la nature du son et on l'a
assimilé à un mouvement. On présume que la vitesse de
propagation, la qualité et l'acuité d'un son dépendent de
la vivacité de l'impulsion qui est à son origine ainsi que de la
rapidité du mouvement de l'air. Les Grecs distinguent le son musical du
désordre naturel des bruits. Ils décrivent les qualités
d'uniformité et de régularité qui les opposent l'un
à l'autre. Mais l'Antiquité ne dispose pas de l'appareil
scientifique ni de l'outillage mental qui lui eussent permis de dépasser
le niveau de globalité d'une telle description. Elle n'est pas parvenue
à fonder une acoustique physique établissant la fréquence
d'une vibration et le rapport que celle-ci entretient avec la longueur d'une
corde vibrante. La description des phénomènes vibratoires
n'intervient qu'avec l'avènement de la science expérimentale, au
début du XVIIe siècle. Elle sera l'oeuvre de Galilée, de
Descartes, de Mersenne et de Huygens. L'acoustique de l'Antiquité a
réalisé cependant un travail scientifique réel. Elaborant
une métrique de la hauteur, elle exprime les intervalles musicaux par
des rapports de grandeurs sur le monocorde et décrit les relations entre
les principaux intervalles (octave, quarte, quinte) par des moyennes
proportionnelles. L'acoustique et la théorie musicale antiques ont
repéré les déterminations et les caractères du
nombre dans l'ordre sensible. Assimilant celui-ci à un Logos en acte,
elles ont construit une représentation du son d'ordre
mathématique ou arithmétique qui réduit celui-ci à
ses caractéristiques de hauteur.
Les Pythagoriciens partent de la constatation qu'il existe une correspondance
entre la longueur de la corde vibrante et la hauteur du son qu'elle produit.
Les rapports entre longueurs s'expriment par des rapports de nombres. La
géométrie du monocorde permet ainsi de mettre en correspondance
ces nombres et les intervalles entre les hauteurs qui résultent de la
mise en résonance des différentes longueurs de corde. L'ordre
musical s'articule désormais en une série de hauteurs distinctes
dont les intervalles se divisent selon des proportions. Il est transcrit par
les Pythagoriciens dans un système de rapports (comparaison quantitative
entre deux grandeurs de même espèce), de proportions
(égalité de deux ou plusieurs rapports) et d'équations de
proportion (qui établissent la permanence d'un rapport
caractéristique). L'émission des instruments qui
déterminent la matière même de la sensation est assujettie
de son côté à des conditions d'invariance et de
précision. Les Pythagoriciens associent donc le son au nombre et
à la proportion au point de voir dans les conditions logiques de la
combinaison les conditions causales de la détermination des hauteurs. Le
son musical est considéré comme un produit de la mesure.
L'affirmation des Pythagoriciens selon laquelle tout est nombre constitue moins
une mystique qu'une révolution intellectuelle. Celle-ci identifie les
intervalles à des rapports numériques, donne un fondement
mathématique à leur définition et fait dès lors
correspondre les sons et les nombres. Le progrès de la raison consiste
en une telle conquête qui, projetant l'ordre auditif des intervalles sur
le dispositif spatial du monocorde, assimile les intervalles aux segments de
droite et permet leur identification aux unités ou aux fractions
numériques. Avec les Pythagoriciens, la pensée grecque fondait la science musicale comme une
arithmétique. Mais la constitution de l'harmonique pythagoricienne
n'aurait pas été possible sans le truchement de la
géométrie et c'est à juste titre qu'on a observé le
caractère déterminant de la transposition visuelle.
L'intervention des Pythagoriciens consiste, comme l'écrit Valéry,
dans le fait d'avoir « divisé les impressions de l'ouie ». Une
telle entreprise de discrimination du sensible et d'adaptation de la sensation
à la mesure supposait un relais sensoriel car, même aidée
de la mémoire, l'impression auditive reste naturellement
évanescente et fugace. La transcription visuelle de données
d'ordre auditif procure à l'intelligence humaine une nouvelle puissance
de discernement, une fois que celles-ci sont à la fois fixées,
différenciées et rapportées à des grandeurs dont
l'intellect peut méditer à loisir les agencements. La division du
monocorde, l'élaboration de graphiques et de diagrammes ont fait entrer la
science des sons dans l'univers de la rigueur et de la nécessité
mathématiques. Dans le même temps, l'étude des sons, de
leurs intervalles, des systèmes qui les associent et des tons ou des
genres qui peuvent les organiser cultivait désormais l'oreille dans le
sens de la différenciation, de la délimitation et de
l'articulation du monde de la hiérarchie des hauteurs.
Une telle révolution intellectuelle s'est faite par étapes. Dans
son livre Les débuts des mathématiques grecques [1], M.
Szabo estime que la théorie des proportions s'est élaborée
en trois temps. Elle a pris naissance en musique, s'est appliquée
ensuite à l'arithmétique puis enfin à la
géométrie. La période la plus ancienne serait celle d'un
travail sur l'état originel du monocorde. La deuxième aurait
transformé celui-ci en une sorte de règle graduée qu'un
curseur pouvait diviser en douze parties. On appelait canon l'instrument
qui produisait à la fois la vibration et sa mesure. La troisième
période aurait généralisé la théorie des
proportions musicales des nombres entiers, l'aurait transformée en une
arithmétique et aurait appliqué cette théorie des
proportions numériques aux grandeurs géométriques. De
là les mathématiques d'Euclide. En l'état actuel des
connaissances, une telle chronologie ne peut proposer aucune datation
précise, mais elle décrit l'ordre et les différents
moments du processus selon lequel l'intuition s'est dégagée des
habitudes de l'appréhension directe et de la remémoration pour
accéder peu à peu aux critères formels de la loi. Selon M.
Szabo, rien ne permet de mettre en doute que le canon ne soit une invention des
Pythagoriciens. Or l'instrument qui articule matériellement la musique
et la mathématique permet à l'art des sons de franchir une
étape décisive car la vue a pu suffire d'abord pour
définir les intervalles. Le canon, qui les quantifie, transforme le son
en nombre et ouvre l'ordre musical à la généralité
de son organisation possible. La découverte de l'isomorphie du son et du
nombre fait des Pythagoriciens les fondateurs de l'acoustique et de la
théorie musicale européennes. Mais les Grecs articulent le
sensible et l'intelligible sans les dissocier, ils ont appris à penser
l'abstrait à partir du concret. La terminologie grecque appelle donc
intervalle la distance qui sépare deux sons, et celle de leurs points de
repère sur le monocorde. Ensuite, l'intervalle désigne aussi la
section de corde vibrante qu'il faut retrancher pour obtenir la consonance supérieure. Par extension, il signifie
les rapports de longueur entre les sections de corde qui donnent le ton des
consonances. Par transposition sur le canon, il symbolisera pour finir «
les numéros des sections de cordes interceptées,
c'est-à-dire des nombres entiers [2]. Désormais, l'intervalle est
cette « symphonie de deux segments inégaux du monocorde
[3]
» , qui s'exprime immédiatement par deux valeurs
numériques sur le canon.
Genèse en acte d'une rationalité entièrement novatrice, la
pensée pythagoricienne n'a pas assimilé la qualité sonore
à la géométrie, puis au nombre, sans opérer
à chaque étape des transformations intellectuelles au sein de son
économie. Il importe à présent de décrire le
mouvement progressif de cette conquête qui, partant du matériau
sensible, a construit peu à peu une théorie de son organisation.
L'esprit humain s'est d'abord libéré de la singularité
sensible des sonorités en les identifiant chacune à
l'énoncé particulier d'une quantité. En comparant terme
à terme ces quantités, il a intégré ensuite en un
seul tout la singularité solidaire de toutes ces déterminations.
En chacune de ces acquisitions originales, une nouvelle synthèse de la
conscience appréhendait un nouvel aspect de la rationalité
intellectuelle et définissait un niveau spécifique de sa
légalité.
La première de ces étapes réfère la qualité
sensible au repère spatial qui lui correspond. Projetant la
singularité de l'espace auditif dans l'univers de la
représentation géométrique, elle repère les
propriétés d'ordre et de mesure dans la pure qualité des
déterminations sensibles. La transposition du son en grandeur spatiale
permet le transfert des lois de transformation spécifiques de l'espace
à l'ordre sonore. Synthétisée dans le schéma
géométrique, l'hétérogénéité
auditive prend une homogénéité fonctionnelle, tandis que
la correspondance qui s'est instituée entre homophonies et grandeurs
quantitatives rend les grandeurs qualitatives des intervalles audibles
susceptibles de composition et de transformation. La mutation de l'espace
mimétique ou physionomique des hauteurs en un espace intellectuel
composé de figures et de liaisons réversibles repose sur une
opération de projection et de conversion qui définit, sur le plan
du contenu comme sur le plan de la méthode, une double conquête
rationnelle.
Mais les différenciations que permet la transformation des distinctions
qualitatives de la perception en grandeurs spatiales ordonnées restent
sommaires. Celles-ci sont liées à l'objectivite visuelle et aux
habitudes de la mémoire. Elles s'émancipent difficilement des
schèmes de l'assemblage. L'introduction de l'arithmétique dans la
réflexion pythagoricienne constituera la troisième étape
de ce processus de rationalisation de l'univers des sons. Au cours de cette
troisième étape, le recours au nombre supprimera
l'adhérence aux relations d'extériorité qui
caractérisent l'expérience visuelle. Dans la puissance de
relation de son principe unificateur, le nombre produit les différences.
Au lieu de s'en tenir à quelques-unes, il comprend la diversité
des figures. Contenant leur procédé d'engendrement, il permet de
les multiplier systématiquement. L'intégration des
propriétés de l'espace dans celles du nombre constitue une
mutation non moins radicale et non moins considérable que la
transformation de la qualité sensible en élément
géométrique. Cette première transformation supprimait la
contingence des places et des rangs au profit de la consistance des parties et
des opérations. Avec la considération du nombre,
l'opération métrique introduit une conception fonctionnelle de
l'identité qui, dépassant l'intuition statique et terme à
terme d'un rassemblement des parties géométriques, permet leur
construction différentielle. Dans leur réflexion sur la musique,
les Pythagoriciens ont découvert les relations d'itération
numerique et de composition métrique qui définissent l'ordre de
l'entendement. En utilisant systématiquement les lois de l'espace
intellectuel pour construlre l'ordre musical, ont-ils stérilisé
l'art grec, comme le leur reproche Aristoxène de Tarente ? Réduit
aux seuls repères auditifs, l'esprit se satisfait des similitudes
intuitives. En transposant les impressions de l'oreille dans le domaine
spatial, les Pythagoriciens ont à la fois démultiplié les
pouvoirs de l'esprit pur et ceux de l'invention musicale.
L'opération qui convertit les qualités extensives de l'espace en
fonction relationnelle découvre la loi de composition des figures puis
par l'arithmétisation, s'émancipe des conduites d'ajustement
auxquelles restreint la géométrie, consiste à utiliser les
caractéristiques du monde abstrait des liaisons et des relations pour
penser la diversité des déterminations empiriques.
La conquête historique des Pythagoriciens est faite autant de la
découverte de l'abstrait que de l'invention qui consiste à
utiliser ses propriétés pour différencier le sensible. Sur
ce double plan, l'intervention du nombre est déterminante. Or, comme le
décrivent aussi bien l'épistémologie que la psychologie
génétique ou l'histoire de l'art, celle-ci ne consiste pas en une
simple projection des schémas de la quantité, puisque ceux-ci, de
toute façon, ne préexistent pas à leur découverte,
mais en une transformation progressive de l'espace sensible qui, par
l'ajustement, les comparaisons et les transferts, prépare l'esprit
humain à poser les relations de l'entendement dans la
spécificité de leur ordre, puis à les inventorier. Ainsi
s'est développée la science musicale des Pythagoriciens, qui est
passée de l'examen intuitif des hauteurs à la possibilité
de leur engendrement rationnel par la position de cet ordre que les Grecs
appelleront Logos. Un ordre dont la fonction discursive, comme celle du nombre,
règle la diversité en même temps qu'il permet de
l'engendrer. L'échelonnement des intervalles ouvre dans son fait
même, la possibilité d'un ensemble de regroupements ord~naux et
quantltatifs. A partir du moment où ils étaient rendus
comparables entre eux par l'intervention de la quantification qui les
specifialt tout en les mettant en correspondance, les intervalles devenaient
susceptibles des multiples différenciations et appariements que rendent
possibles les opérations de disjonction et de conjonction. En faisant
correspondre pour la première fois la hauteur, le nombre et l'espace en
une métrique spécifique qui donnait prise sur le matériau
musical, la synthèse pythagoricienne de l'espace et du nombre n'a pas
obéré le développement de l'art, elle a légué
à la musique occidentale la détermination qui devait permettre
son histoire ultérieure.
Le paradoxe de la synthèse pythagoricienne tient aux limites qu'elle
impose à la fécondité de sa découverte, autrement
dit à l'usage restrictif qu'elle fait de la puissance du nombre. Emboîtés les uns dans les
autres et obéissant à une relation de type transitif, les
intervalles pythagoriciens s'engendrent entre eux comme des rapports de
rapports. Ceux-ci forment une suite ordonnée selon la formule
n+I / n, où n
prend successivement la valeur de la série des nombres entiers. Au
principe de l'ordre et de la sériation, l'harmonie est cette procession
de l'unité à travers ses différences, telle que
l'invention des rapports permet de la décrire. Du fait de cette
invention, les Pythagoriciens ont dégagé l'esprit de sa
sujétion aux similitudes intuitives qui fondait à l'origine le
monde de l'Un. Ils démontrent la dynamique interne de la
catégorie de l'identité. Mais jamais ils n'appréhenderont
sa dialectique, car ils ne savent en engendrer la détermination que sur
un mode réitératif. L'exploration de l'abstrait se limite
à la description de ses caractéristiques initiales. De la
même façon, la métrique pythagoricienne reste
prisonnière de la commensurabilité qui est à la source de
sa découverte. Elle se satisfait de cette conception encore et seulement
simultanée des rapports spatiaux et des rapports de nombre qui a permis
l'étude des rapports de consonance. Les Grecs appréhendent dans
une même intuition les longueurs et leur métrique. Ils ne savent
pas encore les dissocier. Ainsi n'ont-ils inventé la rationalité
et découvert le pouvoir différenciant des règles
abstraites qu'en utilisant de façon restrictive leur mobilité et
leur souplesse. En ne s'émancipant pas de ce trait paradigmatique de la
pensée grecque, les Pythagoriciens se sont interdit, dans le domaine
empirique, de pouvoir décrire l'objectivité physique des
phénomènes acoustiques. Dans la dimension de l'abstrait, une
telle coalescence entravait d'autre part toute émancipation du
nombre.
Et pourtant, comme on l'admet communément, le pythagorisme a
constitué la première vision scientifique du réel
puisqu'il parvient à articuler les agencements phénoménaux
et l'objectivité logique, qu'il a transformé la musique en un
monde pensable et l'a proposée à la raison à titre de
structure exemplaire. Avec les Pythagoriciens, la systématicité
discursive de la pensée est devenue le principe d'organisation du
divers. Pour permettre cette qualification de l'hétérogène
selon les traits d'organisation de l'homogène qui intégrera les
particularités de la qualité, du nombre et de la quantité,
l'introduction d'un principe d'ordre et de mise en forme systématique
est indispensable. Il consiste à délimiter, à
sérier et à hiérarchiser les différences et les
ressemblances. Dans leur réflexion sur les intervalles et dans la
détermination du système de rapports qui permet de les engendrer
selon leur hiérarchie, les Pythagoriciens ont ainsi introduit dans
l'univers musical les médiations primordiales qui permettent de penser
l'articulation du divers. Ils ont de la sorte défini et transmis
à la postérité ce moment originaire de la raison que
décrivent aujourd'hui, chacune dans leur domaine propre, les disciplines
qui analysent par quelles opérations se construit la pensée sur
le plan ontogénétique (psychologie génétique), par
quelles médiations se relient l'espace plastique et l'espace
intellectuel (esthétique et histoire de l'art), ou quelle est la
relation épistémologique de l'intuition sensible et de la
notion. Unissant indissociablement le travail d'autoconstruction de l'esprit,
l'invention d'un art et la promotion d'une science, la synthèse
historique des Pythagoriciens appartient tout entière à l'ordre
du schématisme.
Sur le plan individuel comme sur le plan collectif, qu'il s'agisse de science
ou d'art, il semble que l'intelligence ne parvienne en effet à poser les
déterminations de la composition quantitative qu'en faisant
précéder une telle conquête d'une phase qui la
prédétermine et l'oriente. Celle-ci consiste en une sorte de
saisie intuitive des composantes d'une totalité, saisie qui en
appréhende la diversité selon des catégories à la
fois ordinales et transformationnelles de symétries et de
dissymétries, de groupements et de délimitations mutuelles.
Piaget a décrit par quelles opérations d'assimilation et
d'accommodation pareilles différenciations peuvent fonctionaliser peu
à peu les éléments de l'appréhension. Celles-ci
définissent une étape de l'intellection qui est
intermédiaire entre l'appréhension des qualités et leur
mesure, entre les considérations d'ordre intuitif et la pensée du
nombre. Une telle étape projette, coordonne et conjugue. Elle
opère une synthèse dont le travail d'organisation prépare
la mise en relation adéquate de l'ordre intuitif de l'expérience
avec ses propriétés logico-numériques. L'harmonie grecque,
ou metrique des proportions, a ajusté la composition des intervalles en
mettant en oeuvre des propriétés de transitivité, de
réversibilité, des réquisits logiques d'itération,
de commutation et d'associativité et cette clause de la
continuité géométrique qui articule l'activité
opératoire à ses paradigmes abstraits. Définissant les
propriétés relationnelles des intervalles et des nombres, eile se
situe tout entière dans l'élément du schématisme,
elle se meut dans son étape intellectuelle et en inventorie l'efficacité spécifique. Ainsi la
pensée grecque découvrait-elle la fonction organisatrice du
Logos, elle l'a appelée harmonie car le Logos instaure une summetria
dans la multiplicité des différences. Dans ce moment
décisif de l'histoire de la pensée organisatrice, la raison
saisit la similitude qui existe entre la disposition qualitative et la
discursivité numérique en une opération spécifique
qui définit autant l'harmonie des Grecs qu'elle décrit un trait
permanent de son acte. Les Grecs se sont arrêtés à ce
moment qui les enchantait, ils se sont absorbés dans la contemplation de
cette convertibilité qu'ils découvraient entre la relation
concrète et sa formulation en loi fonctionnelle.
Une telle articulation des figures aux opérations numériques ne
résulte pas d'une application simple et directe du nombre à la
qualité mais est constituée de cette coordination de l'ordre
à la mesure que permit la considération pythagoricienne des
proportions. Celle-ci conjoint le sensible et l'intelligible en organisant l'un
et en saisissant l'autre tel qu'il se projette dans une figuration possible de
son ordre. Le moment harmonique de la raison a été l'invention
historique des Pythagoriciens. Il reste aussi la caractéristique
permanente du mode de pensée musical qui, dans un travail se
développant à la fois dans l'ordre prospectif et dans l'ordre
réflexif et dans la dimension du concret aussi bien que dans celle de
l'abstrait, engendre constamment la détermination objective par
l'intégration formelle. L'activité musicale
utilise en transformant. Dans sa recherche de la convenance qui est aussi une
démarche d'appropriation, elle distingue en même temps qu'elle
connecte, elle juxtapose tout en incluant, elle transpose en permutant.
Pareilles opérations caractérisent ce qu'on pourrait appeler le
moment musical de la raison. Celui-ci décrit en même temps qu'il
symbolise, il invente la sémantique par la syntaxe. Comme l'invention
musicale, l'harmonie grecque découvre la summetria,
c'est-à-dire le principe de commensurabilité entre des ordres
de réalité hétérogènes. Elle suppose avant
cela une saisie des fondements de l'analogie qu'elle instaure. L'harmonie
désigne la synthèse qui institue une communauté entre les
registres de l'existence et une participation entre leurs
éléments. Une telle synthèse a rendu possible le
développement ultérieur de la pensée discursive et lui a
été indispensable. En conjoignant par l'harmonie l'unité
et l'altérité, l'identité et la différence, les
Pythagoriciens ont fait accéder la musique à l'ordre d'une mesure
des grandeurs. Pour la première fois, les données de
l'expérience physique et les déterminations de la
géométrie étaient mises en correspondance. L'articulation
de ''empirique à l'abstrait définit l'ordre de la théorie.
Elle montre en quoi le pythagorisme constitue la première vision
scientifique du monde dans le moment même où il identifie la
musique et le cosmos, l'intelligibilité numérique et l'ordre du
sonore.
Les Pythagoriciens ont pensé que, dans l'identique constitution du monde
et de la musique, l'harmonie et le nombre définissent la substance de
toute chose. L'harmonie conjugue l'un et l'infini, la limite et
l'illimité. Dans sa considération des rapports, elle ajuste des
grandeurs inégales mais commensurables et réfléchit la
conformité des éléments au tout, soit leur limitation
mutuelle. L'harmonie donne aux tensions la forme constitutive d'un
système, elle introduit le réquisit architectonique d'une
intelligibilité solidaire. L'identification de la musique et du monde
résulte ainsi d'une résolution des antinomies. Au principe du
musical comme du cosmos, l'un articule les dissemblables, conjoint les
contraires et les convertit en un ordre de rapports unis. Une telle conception
révèle un changement très profond dans la mentalité
grecque. La pensée archalque se représente le monde comme un
conflit de forces. Pour la pensée grecque du Logos, une raison des
choses surmonte les différences car les oppositions entre unité
et multiplicité, entre immobilité et mouvement ou entre
être et devenir sont susceptibles d'une transition interne.
Dans un état qui est antérieur au VIe siècle avant
J.-C., la pensée archaique est essentiellement centrée sur le
Mémorable. Elle développe son récit selon le schème
de la généalogie qui, impliquant l'énumération et
la répétition, garantit les conditions de sa remémoration,
mais enferme la représentation dans un régime d'oppositions qui
fige l'épopée dans la contemplation d'un universel affrontement
des contraires et la rend prisonnière du dilemme qui oppose
éternellement la différence brute et l'indifférence
radicale. Le pythagorisme montre comment les contraires peuvent à la
fois s'articuler et rester distincts. Se supposant mutuellement, ils se
conjuguent dans l'unité du tout. Ce fut, pour les Grecs, un grand
travail de l'esprit que d'apprendre la considération du rapport qui
médiatise les oppositions par le jeu de la relation et conjugue les dissemblables sous la considération de
l'Un. Telle fut la pensée de l'harmonie qu'inventèrent les
Pythagoriciens.
« L'harmonie en tout naît des contraires. Car l'harmonie est
unification d'éléments mélangés, consentement de
desseins divisés », écrit Philolaos [4]. Ainsi le
règne de la raison met fin à une dualité à la fois
inéluctable et incompréhensible. Il marie les
irréductibles en pensant leur participation réciproque et
instaure donc une union paradoxale des contraires dont l'harmonie est la
puissance de résolution. L'architectonique consiste à
résoudre les tensions dont sont grosses les asymétries et les
dissimilitudes en un rapport de convenance et d'équilibre sous la
considération du tout. L'introduction de la mesure concilie les
opposés et résout les contradictions. Le processus de
rationalisation de la pensée, radicalement nouveau, qu'instaure le
pythagorisme dans le domaine de la musique et de la théorie du monde,
n'a donc pas consisté à abolir les oppositions du mythe mais
à les intégrer en les transposant.
Par son sens du calcul raisonné, l'harmonie des Pythagoriciens devait
imprimer un changement profond au sein des structures de la musique grecque. En
quoi la nouvelle conscience des Pythagoriciens constituet-elle, comme on le dit
couramment, une sorte de période de transition entre un état
archaique de cette musique et son état classique? Dans son moment
d'origine, la musique grecque se confond avec l'élément rituel
des cultes. Elle est constituée de mélodies traditionnelles ou
nomos, sortes de chants rituels immuables fondés sur autant
d'archétypes mélodiques. Ainsi que le rappelle Louis Gernet, le
mot nomos désigne d'abord la généralité des
« règle(s) impérative(s) émanant de la
collectivité [5] ». Le nomos signifie couramment la coutume, la
loi, la tradition ou la convention. Étymologiquement, il s'agit d'un
« principe de répartition ». En musique, un schème
d'expression à la forme rythmico-mélodique définie
constitue une telle convention. Celle-ci s'impose au chanteur en fonction des
sonorités rituelles et du caractère spécifique du genre
qu'elles requièrent. Dans ses réitérations savantes ou
monotones, la musique archaique s'attache essentiellement à recommencer,
à reLaire, à ne rien laisser au hasard. La reprise oriente
l'action vers la possession toujours mieux maîtrisée des moyens.
Elle tend au dépouillement, à l'élimination des
écarts. Ainsi le nomos n'a-t-il d'autre fin que la prolongation de
l'effort dont il est l'expression et le soutien. Puissance essentiellement
monotone et unilatérale, le nomos impose la contrainte et la
réitération. Son exercice instaure la même et
perpétuelle identité. Il cultive donc essentiellement la
faculté de l'attention
. Avec l'introduction des harmonies, une telle musique était
destinée à tomber peu à peu en désuétude.
Elle le fera au cours des Vie et Ve siècles.
A l'époque hellénistique, les théoriciens réduisent
l'harmonie à l'échelle modale. A l'époque archaique,
l'harmonie recouvre une signification beaucoup plus large. Chacune, dira
Platon, a sa physionomie propre. Les unes sont austères et solennelles
les autres martiales et résolues, les unes pacifiques et persuasives,
ies autres conviviales et relâchées. Qu'elles proviennent de
Grèce ou d'Asie Mineure, les harmonies ne désignent donc pas
seulement la disposition des intervalles dans l'octave ou l'accord de l'instrument, elles comprennent le choix des
hauteurs, l'allure mélodique, les inflexions caractéristiques, la
couleur, l'intensité, le timbre qui composent les éléments
distinctifs des traditions d'expression musicale dans une même aire
géographique et sociale. La diffusion des harmonies a
évincé la musique traditionnelle. Elle comcide avec l'apparition
de la virtuosité instrumentale, le développement d'un style
figuré et l'intervention de nombreuses innovations dans la technique de
composition.
Les nouvelles échelles modales de l'harmonie sont en effet plus mobiles,
leur articulation est plus déliée. Elles permettent un
renouvellement de la structure et des modes d'exécution de la musique.
Un tel renouvellement de la pratique a permis la couquête d'un pouvoir
expressif autonome de la musique à la période classique, au Ve
siècle avant J.-C. Celui-ci accompagne la profonde transformation des
mentalités dont la culture grecque a été le lieu au moment
où le mot harmonie en vient à désigner conjointement
l'ordre cosmique et l'ordre musical.
Comme on le sait, le mot cosmos signifie l'idée d'un ordre
arrangé selon des règles. Celui-ci confond en lui l'idée
de beauté, d'équilibre et de justice. Ainsi se marque, au sein de
l'accomplissement de la raison grecque dans le domaine de la connaissance
physique, la connexion qui a pu exister entre la constitution de cette raison
et l'institution de nouvelles pratiques et de nouvelles règles dans le
domaine de la gestion des affaires publiques. Dans une analyse restée
célèbre, J.P. Vernant a souligné comment la mise au point
de nouvelles institutions sociales avait pu contribuer à la naissance
d'un nouveau psychisme [6]. Pareilles institutions sont liées au monde de
la cité, à l'usage du débat public et de l'échange
contractuel. Dans le monde archaïque, le pouvoir appartient à un
monarque tout-puissant chargé de recréer périodiquement
l'ordre du monde et de dire le droit. La vérité émane de
l'autorité divine de la hiérarchie et du secret. Avec la
déchéance de l'ancien roi-devin et la mise au pas des factions
tyranniques, la cité cherche un nouvel équilibre par le recours
à l'ordre juridique qui définit, aux VIIIe et VIIe
siècles, le monde de la polis. Désormais, les rapports de
souveraineté laissent place aux relations d'égalité, de
réciprocité et de symétrie. L'univers du pouvoir a
changé de nature. Il confronte désormais des concurrents qui sont
des pairs. Faisant cesser la violence, l'anarchie, la ruse et
l'iniquité, la proportion qui règle les antagonismes sociaux au
sein d'une même communauté définit une démocratie au
sein de laquelle s'élaborent les nouvelles normes de la pensée
théorique. La substitution du monde de la règle et d
u droit à celui de la hiérarchie et du divin instaure le
règne de l'harmonie. La pensée musicale occidentale a donc
reçu son paradigme géométrique en ces temps où
s'instaurait dans la vie sociale un ordre fondé sur la règle et
sur la juste mesure. Elle est née au point de rencontre de l'innovation
politique et de l'invention scientifique. La musique européenne est
fille du Droit.
L'empreinte laissée par la musique grecque subsistera tout au long du
Moyen Age. La notion de hauteur comme celle d'harmonie s'applique à la
mentalité musicale comme une loi d'airain. Elle exerce une fonction
civilisatrice même aux âges d'injustice, d'arbitraire et de
grossièreté. La perpétuation de cette conception des
hauteurs dans la musique occidentale est comparable à ce que Hegel dit
de la Dialectique. On peut considérer les deux mille ans d'harmonie qui
conduisent à l'aube des temps modernes comme l'illustration d'une
« violence de la Raison » exercée à l'égard
de l'immédiateté du désir. L'harmonie rappelle, dans sa
structure constitutive, qu'elle est à l'image de la
société civile, du « système des besoins ».
Elle illustre ce « système de dépendance universelle
» qui aplanit la particularité, réprime le bon plaisir,
discipline l'égolsme subjectif. Aussi bien pourrait-on dire, dans cette
perspective même, que l'Harmonie est le travail de la hauteur, qui
consiste à « réfréner le désir ».
Sans doute faut-il évoquer le labeur et la peine. Mais le propre du
travail est bien de former, et par là même de garantir la survie
d'une société en la stabilisant. Il faudrait aussi observer que
cette pensée géométrico-politique qui fonde la musique
antique et médiévale trouve sa limite dans son mode même
d'institution. La musique grecque procède d'une raison liée
à l'argumentation, au pouvoir de l'homme sur l'homme. Celle-ci ne se
préoccupe pas de couquérir le monde. L'invention technique y
reste isolée, précaire, contingente. C'est un piège tendu
à la nature dont elle détourne provisoirement le cours. La techniq
ue tient de la ruse et du prodige, elle résulte d'une tromperie
ingénieuse, d'un subterfuge qui suspend la loi naturelle sans pour
autant remettre en cause un ordre écrasant au sein duquel l'homme ne
dispose d'aucun pouvoir. L'invention technique n'est possible qu'au moment
opportun. Elle est le fait de celui qui sait saisir la chance et s'empare de
l'occasion décisive. Il n'y a pas, dans le monde antique, de
véritable liberté technicienne.
Tout autre est la mentalité qui préside à l'essor de la
musique instrumentale ainsi qu'à l'émancipation du timbre au
XVIIe siècle. Curt Sachs soutient à ce propos que la dissociation
de la musique instrumentale et de la musique vocale, la création d'un
idiome instrumental autonome constituent le fait majeur de la période
qui se situe entre 1400 et 1600. Aujourd'hui encore cette éclosion d'un
art affranchi de l'imitation des techniques vocales demeure à bien des
égards une énigme. De plus, l'évolution de l'art
instrumental au Moyen Age et à la Renaissance semble s'avancer par
étapes jusqu'à connaître, au terme d'une évolution
séculaire, une mutation radicale avec le Baroque. Quoique
préparée par des conditions progressives, cette brusque
émergence de la musique instrumentale au XVIIe ne laisse pas
d'apparaître comme une sorte de soulèvement, comme un
phénomène singulier que l'histoire doit élucider.
Le principal problème que pose la musique au XVIIe siècle est
sans doute l'intégration du timbre à la hauteur. Il s'agit
là d'un fait de civilisation qui touche aussi bien la pratique musicale dans son ensemble que
la connaissance scientifique proprement dite. Art et science franchissent un
seuil collectif de transformation au-delà duquel les questions et les
prises sur le phénomène sonore changent de nature. De nouvelles
interrogations surgissent. On peut supposer que les conditions historiques qui
rendent possible une physique de la fréquence sont celles-là
même qui vont permettre l'éclosion d'un style instrumental. Il ne
suffit pas, pour comprendre le phénomène dans sa totalité,
de le rapporter à ce qu'en dit l'histoire de l'acoustique ou la
musicologie. L'émergence du timbre au XVIIe siècle apparaît
comme un fait global qui indique un changement d'attitude de l'homme devant le
monde. L'avènement du langage instrumental, la naissance de
l'opéra, la pratique généralisée de la basse
continue sont contemporains des premières conquêtes de la science
moderne. Celle-ci soutient que le monde n'est ni fini ni parfait, que l'homme
n'en est pas le centre et que sa raison ne reflète aucun ordre. La
musique baroque prend naissance dans un monde décentré, puis
distendu, enfin disloqué par la mesure et le calcul. L'immensité
de l'univers en forme la toile de fond. L'Harmonie n'est plus la loi des cieux.
Pythagore n'avait rien inscrit au firmament. Les esprits les plus audacieux -
Galilée, Descartes - promettent que la mathématique, la physique
et l'astronomie finiront, en se composant, par nous livrer la clé de
l'univers. Les lois de la mécanique ne sont-elles pas aussi celles de la
nature? Mais il n'y a pas moins d'audace à soutenir avec Hobbes que
l'homme n'a pas besoin de ces assurances pour étendre ses prises et
qu'il peut se suffire d'une histoire dont le sens ne figure nulle part. Aussi
le sujet de l'opéra baroque est-il cette
humanité sans destin, prenant congé du monde éternel dans
l'héroisme et la mélancolie. L'univers physique n'est que folie,
indifférence, démesure. La contemplation y est rendue impossible.
L'infini s'y substitue au cosmos. La mélancolie, dira Thomas Mann,
traduit cet âge où la pensée l'emporte sur la vision. La
nature elle-même, résignée, s'efface et se retire devant le
théâtre du monde. Pour la première fois en Occident, la
musique devient plainte. « On peut dire hardiment que toute expression
est en définitive une plainte, comme la musique dès qu'elle se
comprend en tant que mode d'expression, au début de son histoire
moderne, se mue en plainte et en " lasciatemi morire ", en
lamentation d'Ariane, en chant de douleur des nymphes, repris en écho [7]
». L'invention de l'harmonie, la naissance du mélodrame
ouvrent une ère nouvelle dans l'histoire de la pensée musicale.
Sans doute observera-t-on que la musique se conçoit ellemême, pour
la première fois, comme fait historique, comme langage à la fois
autonome et relatif. Mais pour qu'une telle mutation soit possible, il aura
fallu que la pensée affirme à la fois que l'univers est
radicalement contingent, que la création est un livre écrit en
langage mathématique, et qu'elle est par conséquent susceptible
d'être étudiée selon ses seules lois immanentes. Il aura
fallu aussi que l'explication mathématique qui permet de commander
à la nature des choses et d'étendre les sciences aux techniques
s'applique au droit comme à l'organisation des sociétés.
La musique, conçue comme pouvoir expressif, n'est envisageable comme
telle qu'à partir du moment où l'homme ne présente plus aucune allégeance au cosmos patricien.
L'âme moderne se forge aussi bien dans la libre disposition de soi, dans
le volontarisme et l'égalité que dans l'idée que la
maîtrise technique, instruite par la science, saura faire plier la
nécessité naturelle et la soumettre à l'emprise de la
volonté humaine. La musique comme expression n'est possible qu'au prix
de ce déplacement de la violence qui s'exerçait sur l'homme et
qui s'impose désormais dans une domination de la nature. Une même
volonté collective est à l'oeuvre qui prétend convertir le
monde en artifice et qui soutient qu'il n'y a pas d'esclave par nature. Au
XVIIe siècle, machinisme et égalité devant la loi vont de
pair. Il semble exister une solidarité de principe entre un entendement
qui développe ses prises sur le réel et une existence qui prend
en charge son destin effectif.
Manfred Bukofzer, dans sa Musique baroque, considère comme un
trait caractéristique du style de cette époque les
échanges, les transpositions, voire l'hybridation que l'on peut
pratiquer entre la voix et l'instrument. « La transposition des langages
est arrivée à un point qui semble en contredire le principe. Et
paradoxalement, le traitement instrumental de la voix devient l'un des langages
vocaux de cette époque. On retrouve le même paradoxe dans les
jardins baroques, où l'on impose des formes géométriques
aux arbustes et aux arbres [8]. » C'est dire à quel point
l'expressivité baroque, voire le baroque entendu comme conquête
historique de l'expression, est un produit de l'artifice. L'art du timbre qui
caractérise le style baroque s'affirme d'abord par un affranchissement
de l'imitation des techniques vocales. La composition instrumentale, la
nouvelle virtuosité étendent l'espace sonore, atteignant des
registres extrêmes qui rompent l'équilibre traditionnel des voix
et permettent un art de la couleur, du relief et du contraste. L'analogie est
frappante entre une voûte céleste désormais
éclatée et un idiome instrumental parcouru à l'infini par
un perpétuel dynamisme. Le groupe renaissant, que l'iconographie
représente encore replié sur lui-même comme un reflet du
monde fini, comme un miroir de l'ordre, cède la place aux masses
chorales et aux dispositifs instrumentaux à la recherche d'un nouveau
symbolisme du mouvement. La voix, qui était à l'image de la
connaissance spéculative du monde, s'insère désormais dans
un complexe d'instruments, d'accessoires mécaniques où l'homme
n'entend plus imiter un ordre universel mais bien rransformer la nature par
l'énergie et le travail. L'apparition de l'opéra comme
l'éclosion de
la musique instrumentale pose en définitive des problèmes
similaires à ceux que soulève la formation de l'image
mécaniste du monde. L'opéra n'est qu'un monde-machine. Les
machines doivent être naturalisées, l'artifice étendu au
cosmos, la technique identifiée à la nature, si bien qu'en
retour, la nature ne se distingue plus de l'artifice qui met en évidence
son mécanisme caché.
S'il n'entre pas dans notre propos de revenir sur les fondements historiques du
mécanisme, du moins est-il indispensable de souligner certains traits
caractéristiques de la pensée moderne qui sont responsables de
l'intégration du timbre à la hauteur, dans le domaine musical
aussi bien que dans celui de l'acoustique naissante. On admet
communément que l'originalité de la pensée moderne tient
au fait qu'elle se
situe au point de concours de la technique et du langage, conjuguant leurs
pouvoirs qu'elle articule l'un l'autre et précise l'un par l'autre. Elle
se fait une obligation d'écarter toute conjecture intellectuelle qui ne
puisse se traduire en présomption opératoire. Pour elle, il n'y a
pas d'intellection impraticable. L'action et la pensée
n'acquièrent de valeur rationnelle que du seul fait de leur
détermination réciproque. La rationalité proprement dite
procède de cette exigence de convertibilité mutuelle et s'atteste
par le mouvement de leur intégration progressive. La pensée
moderne institue donc un ordre spécifique de contraintes qui, par la
vertu de la représentation mathématique, prescrit à
l'initiative technique de se formuler en une suite d'énoncés
conditionnels, tandis qu'elle enjoint à la démarche
réfiexive de construire sa loi et d'en rechercher le principe
fonctionnel. L'exigence de précision discursive qu'introduisent les
modernes inclut, dans son mode même de détermination, un principe
de discrimination critique des catégories de l'information physique. Un
système de physique est bien à cet egard un système
d'équations de conditions et non une formule de géométrie
appliquée. Le propos des modernes était de caractériser ce
qui fait l'objectivité d'une transformation. Les relations de
validité objective qui s'instituent avec la mathématique doivent
une part notable de leur consistance au travail simultané d'organisation
et d'analyse qui préside à l'articulation des variables
fondamentales. Un système de physique mathématiquement
élaboré est aussi bien un instrument d'information qu'un
instrument de pensée. Le travail de la raison au XVIIe siècle
n'est pas seulement unificateur, il est organisateur. Si l'on est convaincu que la science doit se constituer
dans un cadre mathématique, c'est parce que la mathématique
introduit précisément une liaison cohérente entre
l'intégration conceptuelle et l'articulation expérimentale. Les
distinctions qui permettent d'opérer sur les proprietes d'un
système, d'établir la concordance mutuelle de leurs composantes,
s'ajustent à celles qui permettront les transformations spatiales, les
isomorphies, les transpositions. Valéry a consacré une part
importante de son oeuvre à élucider la façon dont les
Modernes s'étaient mis à penser : « Moderne -
Théorie et pratique conjuguées. Grande nouveauté. Jadis -
Métaphysique et empirismes. Or les mathématiques ont
été le lien, ont fait la liaison à partir du jour
où la mesure est devenue scientifique [9]. » La pensée
moderne est systématique en ce qu'elle ne dissocie pas la technique de
l'art de penser, la composition des pouvoirs de l'art de transformer, de
distinguer, d'évaluer. La pensée systématique ne disjoint
pas les conditions de l'action des conditions de l'intellection. Mise en oeuvre
et mise en forme vont de pair. Elles se déterminent mutuellement. Ce qui
ne veut pas dire qu elles puissent être mises d'office en
continuité directe. Ce qui ne signifie pas non plus qu'il faille
postuler une distinction totale entre leur régime respectif de
contraintes. Valéry soutient simplement que le propre de toute
visée systématique est de coordonner des actes et des notions.
Cette coordination met aux prises deux types d'activité partiellement
hétérogènes, partiellement convertibles dont le premier,
d'essence technique, consiste à construire et à composer, le
second, d'essence théorique, à réduire et intégrer. Leur appropriation réciproque
constitue le prototype même de l'activité rationnelle. Elle
dégage de chaque ordre de contraintes les seules caractéristiques
compatibles et convertibles entre elles. Cet ajustement préalable de
l'ordre et de la construction guide toute l'évolution ultérieure
du système qui, pour compliquer ses actes, devra spécifier leur
modèle d'organisation et leur type de consistance. Toute transformation
effective s'assortit d'une transformation interne de la pensée, d'une
réforme des manières de penser. Tout progrès dans
l'efficacité a pour corrélat un effort de totalisation,
d'intégration au niveau des notions fondamentales. Valéry a
longuement insisté sur le fait que, pour parvenir à
l'intelligence d'un phénomène physique, il ne suffit pas d'en
distinguer et d'en ordonner les qualités. Il ne suffit pas non plus
d'énoncer des généralités logico-empiriques. Il ne
suffit pas davantage de plaquer des schémas géométriques
sur l'expérience, en escomptant une adéquation immédiate
du formalisme mathématique aux traits d'organisation de la
réalité. Ce qui paraît décisif dans la physique
moderne, ce n'est pas tant l'application de la mathématique universelle
à l'expérience, que le recours au langage
logico-mathématique comme au seul mode de constitution permettant une
détermination fine et rigoureuse de nos pouvoirs par la combinaison de
fonctions simples et distinctes. « La quantité, disait
Valéry, est la qualité qui permet la possession de pouvoirs
précis [10]. » « Cette idée conduit à essayer
de tout réduire en opérations, c'est-à-dire au type de la
quantité qui permet d'écrire des égalités [11].
» C'est exactement ce que
Descartes entend par la notion de dimension qui n'est « rien autre
chose que le mode et la raison d'après laquelle un sujet quelcouque est
jugé mesurable » (règle XIV). L'objectivité de la
transformation géométrique n'est définitivement
assurée que lorsque la forme s'associe un système de dimensions
homogènes selon lequel s'opère la mesure. L'introduction de la
notion de dimension par Descartes traduit fidèlement cette double
préoccupation qui marque chez les Modernes l'élaboration de leurs
systèmes. En effet la notion de dimension ne s'en tient pas à la
seule considération des grandeurs; elle affecte également les
modalités du rapport de coexistence entre les grandeurs. Elle permet de
comprendre comment la mathématique constitue en quelque sorte la
médiation originaire entre l'opération et le symbole, entre
l'action et le langage. Elle permet de saisir comment on passe d'un ordre de
qualités à un système de relations en convertissant
l'ordre en mesure et la qualité en détermination. Si le
système constitue la forme initiale de l'intelligibilité et doit
servir de base de départ, c'est parce qu'il nous procure la juste mesure
de nos pouvoirs par l'exercice de leur coordination consciente. Le
système nous introduit à l'intelligence des rapports de
convenance objective tout en nous dotant de prises qui permettront d'en
régler les transformations. La texture mathématique affermit nos
prises par la coordination de principe qu'elle institue entre nos actes qu'elle
regroupe et nos procédés d'expression symboliques dont elle
assure la rigueur et l'objectivité des corrélations. Une science
rationnelle, pour se constituer, réalise une sorte de compromis entre
deux exigences initialement distinctes et concurrentes. La première,
d'ordre technique, est, selon Valéry, « une composition pure de
valeurs aussi pures que
possible - d'où économie [12] ». Elle procède de
l'élément à l'ensemble, terme à terme, point par
point, de proche en proche. S'inspirant d'une méthode de composition
progressive, elle aboutit à un agencement formel de concepts et
d'opérations. La seconde, d'ordre théorique, ce qui revient au
même, architectonique - s'attache au traitement de la totalité
dont elle cherche à dégager les articulations, à
déceler les rapports internes de convenance, et à fixer les
garaories intrinsèques de validité qui lient les signes aux
objets. Alors que le premier abord privilégie les facteurs techniques et
constructifs aptes à la formalisation, à l'explicitation des
règles, le second prétend spécifier les divers types de
solidarité fonctionnelle qu'il rencontre dans la réalité,
et tente d'en représenter, avec la nécessité de leurs
liaisons, les formes de coappartenance. Un système ne se résume
donc pas à la superposition d'un ordre d'implications à un ordre
de conditions. Il ne s'explique pas non plus par la seule intervention du
nombre dont les propriétés synthétiques et combinatoires
ne suffisent pas à rendre compte du constant travail d'accommodement des
conditions ni du constant effort d'ajustement, de révision, de
condensation des notions. La rationalité d'un système tient
à cette dualité de points de vue dont l'un - celui de la
composition - est concentré sur les opérations de disjonction et
de conjonction, tandis que l'autre - celui de l'intégration - cherche
à mieux saisir les conditions de compatibilité et d'exclusion qui
s'appliquent aux divers modes d'une même organisation. Ce qui est
proprement moderne dans la science du XVIIe siècle, c'est son objectif d
e détermination qui, conjuguant travail et langage, met la nature
à distance, laisse libre cours au pouvoir séparateur de
l'entendement, réduit les éléments de la nature à
une diversité de variables fondamentales, et fait prévaloir le
point de vue de la nécessité fonctionnelle dans le domaine de
l'action comme dans celui de la connaissance.
Comment décrire dès lors les conditions d'apparition de
l'acoustique? Quelles connexions reliaient celles-ci à l'essor de la
musique baroque? Palisca a indiqué, en 1961, à quel point l'art
musical du XVIIe avait été imprégné de la science
de l'époque [13]. H.F. Cohen adopte une attitude beaucoup plus
réservée à cet égard [14]. On ne peut manquer de
rapprocher cette confrontation de points de vue et de méthodes de la
querelle qui avait opposé Grossman à Borkenau en 1935, au sujet
précisément de la théorie de la naissance de la
pensée moderne et de l'explication techniciste ou sociologique que l'on
pouvait donner, à l'exclusive l'une de l'autre, de la formation de
l'image mécaniste du monde. Dans un ouvrage récent «
L'esprit du mécanisme. Science et Société chez Frank
Borkenau [15] », Christian Lazzeri, JeanPierre Chrétien Goni,
Valeria e. Russo et Antonio Negri montrent à quel point il est devenu
difficile de se satisfaire d'une explication purement techniciste de la
naissance du mécanisme à laquelle Grossman avait donné la
plus large autorité. La cosmologie mécaniste ne se réduit
pas à une extension métaphorique de la théorie des
machines. Il reste alors a reconstituer, à la suite de BorLenau, la
chaîne de médiations, voire des contradictions, qui relie la
dynamique sociale au concept philosophique. En ce qui concerne la musique, il
serait du plus grand intérêt de réévaluer le
rôle qu'a pu implicitement jouer
la doctrine des Automates dans la formation de l'acoustique moderne. Car c'est
à partir du moment où l'on a considéré le son comme
un automate parfait, à l'instar de l'horloge, des moulins ou des
fontaines artificielles, que l'on s'est mis à comprendre l'engrenage des
mouvements qui déterminent simultanément la hauteur et le timbre.
Encore une fois n'entre-t-il pas dans notre propos d'examiner les incidences de
la manufacture capitaliste sur la genèse et les contradictions de la
pensée mécaniste. Comment toutefois ne pas rappeler que
l'automatisme fut l'obsession dominante de la pensée du XVIIe?
Valéry, qui fut un témoin particulièrement averti de la
science du XVIe siècle, disait que depuis cette époque
notre civilisation généralise la création et l'usage de la
machine cout en lui empruntant ses traits et sa structure. « Tout homme
tend à devenir machine. Habitude, méthode, maîtrise enfin -
cela veut dire machine [16]. » « L'éducation est prise de
conscience, organisation, puis remise à l'automatisme [17]».
Ainsi Valéry élargit- il considérablement le domaine
et la portée de l'automatisme. 1l en radicalise également
l'acception. Le terme même ne désigne plus seulement la classe des
dispositifs de suppléance qui, en se substituant à nos gestes,
à nos sens, à nos fonctions mentales, ont progressivement
libéré l'appareil de production des astreintes et des limites
inhérentes à l'échelle humaine. L'automate industriel nous
procure, certes, la commande et le contrôle de systèmes complexes
capables de coordonner des vitesses, des grandeurs, des dimensions, des
paramètres technologiques sans rapport initial ni
précédent naturel. Mais il ne suffit pas d'expliquer l'automatisme par l'autarcie et l'autonomie de fonctionnement des structures
techniques. L'automate est pour Valéry, paradigme de la méthode.
Il représente une sorte de projection de notre organisation mentale au
travail, avec ce qu'elle a de spécifique, d'irréductible à
la nature au sens large et de violemment contraire à nos dispositions
naturelles. L'esprit : « Système de correspondance et de travail
sur ce système [18]. » « Chercher une méthode, c'est
chercher un système d'opérations extériorisables qui fasse
mieux que l'esprit le travail de l'esprit, et ceci se rapproche de ce qu'on
peut obtenir ou concevoir qu'on pourrait obtenir par des mécanismes [19].
» inversement : « L'automatisme supérieur consiste dans la
construction de systèmes complexes pouvant être mis
entièrement par une seule intervention qui suffit à
déterminer toutes les transformations [20] ». L'automate fait plus
que nous donner à observer des fonctionnements. Il entraîne
littéralement l'esprit à ses propres procédés. Il a
valeur d'exercice. Abolissant toute distinction entre fabrication et
méthode, il rappelle à l'esprit humain qu'il lui est
inévitable, indispensable d'acquérir ses conditions d'autonomie,
de forger ses outils et d'en dégager le principe de constitution par le
seul examen des composantes fonctionnelles de leur élaboration. La vertu
exemplaire de l'automate tient au fait qu'il associe, dans la définition
de son fonctionnement, la représentation des contraintes et la
combinaison des possibles. L'automate nous montre ainsi comment s'articulent la
technique et les techniques de pensée. Écartant d'emblée
l'à-peu-près des représentations et des images, il ne
laisse précisément subsister, dans l'identit&eacut
e; d'un programme, que la stricte coincidence entre les règles
d'exécution des tâches et leur
formule théorique de construction et de prévision. L'automate
établit une liaison directe entre l'opération et les faits, entre
le déterminisme précis et la cohérence implicative. Et
pourtant l'automate n'est pas réductible au statut d'une logique
appliquée, il ne se résout pas en un simple aménagement
des consignes destinées à coder et transmettre une information.
Il exhibe, dans son agencement même, le difficile ajustement des
fonctions d'abstraction, de formalisation et de détermination objective.
Il réalise la conjonction de l'effectif et du possible, du virtuel et de
l'exact. Valéry était pleinement conscient de l'étendue et
de la nouveauté des problèmes théoriques que
soulève, partout où elle est introduite, cette technique de
transgression des conditions initiales. Le passage d'un agencement conscient
à son expression formalisée modifie radicalement la nature des
liaisons mises en oeuvre, remet en cause l'ordre qui les fonde et contraint au
réexamen critique des significations catégorielles qui lui sont
attachées. C'est bien le propre de l'abstraction que de nous permettre
de suLordonner la construction à sa loi, d'opérer sur des
opérations, et d'établir une solidarité de principe entre
la nécessité des procédures opératoires et la
validité des critères logiques qui en garantissent les liens de
cohérence. L'art de penser est un Art d'inventer en ceci qu'il consiste
dans « la recherche de la nécessité des
phénomènes par l'usage délibéré des
puissances de l'esprit [21] ».
Cet art d'inventer au XVIIe siècle présuppose que la nature
ellemême soit réductible à une forme complexe d'artifice
douée d'un principe autonome de mouvement.
Dire que le son est considéré sur le modèle de l'automate,
c'est présupposer la vision mécaniste du monde qui tient la
nature pour une vaste fabrique et ne fait pas de différence entre
l'activité naturelle et le fonctionnement d'une machine, entre
l'opération naturelle et le dispositif technique. Mais il faudrait
également inverser les points de vue, et considérer que la nature
propose dans le son l'artifice par excellence, le mécanisme
préformé caractérisé par un haut degré
d'organisation et une interdépendance des parties. L'instrument de
musique tient de l'automate en ceci que le geste instrumental ne consiste pas
à convertir simplement un type élémentaire d'action en un
autre, mais à déclencher dans la nature un mouvement vibratoire
hautement complexe et parfaitement intégré, dont la
décomposition permettra de rendre compte à la fois des
propriétés remarquables de la hauteur et du timbre. Le
vocabulaire des musiciens l'atteste encore aujourd'hui : s'ils parlent
volontiers de la texture du son, c'est bien en référence non pas
simplement à des figures géométriques, mais à un
assemblage interne, à une configuration propre qui introduit le point de
vue de la totalité, et fait de la disposition des parties la condition
de fonctionnement du tout. L'accent est mis sur l'intégration, sur la
liaison réciproque des parties et l'unicité du mouvement
sollicité. La conformité du mouvement des vibrations à la
structuration du tout définit la perfection du mouvement vibratoire que
constitue le son harmonique. Ce qui rapproche le son de l'automate, c'est bien
ce modèle d'autorégulation par lequel le processus favorise sa
propre reproduction, maintient sa propre coordination et permet de stabiliser
un processus
dynamique dans la permanence d'une forme. D'une certaine manière,
l'acoustique classique retiendra de son mode de constitution ainsi que de sa
première fascination pour l'automate, un certain nombre de notions
valorisées que l'acoustique contemporaine remettra en cause non sans
peine. L'étude de la vibration confortera par exemple les Modernes dans
l'idée que la nature est une succession de configurations
instantanées de la matière. Dans cette optique prévalent
comme critères d'intelligibilité les valeurs de conservation,
d'immutabilité, de régularité, d'équilibre. Le son
est assimilé à la permanence d'un ordre et à la
conservation de ses constantes. La simplicité des notions est encore un
gage de leur vérité, l'invariance des lois une garantie de leur
réalité. L'écart, l'irrégularité,
l'altération ne prendront de signification décisive qu'avec
l'apparition de l'informatique musicale et de la psychoacoustique qui lui est
liée. L'acoustique classique se fonde sur la perfection immuable des
lois de la nature. Comme le dit Pradines, à propos de la musique
classique précisément, « l'esprit de conservation est
aussi la loi de la matière [22] ». Voilà pourquoi l'oreille
s'enchante de percevoir le son et la musique comme un enchaînement de
rapports harmoniques qui atteste l'ordre secret de la nature, lequel est une
négation de la dissonance ou du désordre des bruits. «
L'oreille serait ravie de percevoir au moins confusément cette
espèce d'ascension régulière dans l'immobilité, de
périodicité instantanée, que constitue la superposition
des octaves dans la disposition, en effet profondément
mystérieuse des sons [23]. » Ce que nous apprend
l'intégration de la hauteur et du timbre, selon les classiques, c'est la perfection de la composition harmonique
des sons. La causalité du tout harmonique sur lui-même
représente le meilleur gage de la stabilité, de la
régularité, de la constance et de l'invariance au coeur des
choses.
C'est au XVIIe siècle que sont jetées les bases de l'acoustique,
discipline scientifique à laquelle Sauveur donnera son nom en 1701.
Benedetti, Vincent et Galileo Galilei, Beechman, Descartes, Mersenne, Huygens,
Newton, Sauveur chercheront à décrire le vibrations en termes
physiques et mathématiques. L'acoustique naissante fonde l'idée
de fréquence, décrit les modes de vibration d'une corde vibrante
élabore une théorie quantitative des modes de propagation des
ondes sonores dans l'air, et jette les bases d'une interprétation du
timbre entendu comme la résultante d'une superposition d'harmoniques.
C'est a Benedetti, Vincent Galilée et Descartes que l'on doit une
première interprétation physique de la notion de hauteur et une
tentative de description des consonances selon des caractéristiques
physiques. L'idée de fréquence sera la principale conquête
du XVIIe siècle. Et l'on s'avise qu'elle ne détermine pas
seulement la hauteur d'un son, mais son timbre. Sauveur mettra en
évidence la connexion entre les noeuds et les harmoniques et fera
ressortir l'importance des harmoniques dans la composition de tout son musical.
Comme l'observe Sigalia Dostrovsky, la notion de noeud n'était pas
triviale dans le contexte de la mécanique de l'époque [24]. Qui
pouvait supposer, observe Fontenelle, qu'un corps en mouvement puisse
également présenter des points stationnaires ? Plus difficile
encore était d'admettre la simultanéité de ces
différents modes vibratoires. Sauveur montrera que cet
étagement
d'harmoniques détermine le timbre, donnant ainsi une assise scientifique
à un phénomène que connaissaient bien les facteurs
d'orgue. Avec le son, la nature semble produire un automate paradigmatique.
Celui-ci permet d'élaborer une science d'invariants physiques,
soulignant la régularité et la constance du
phénomène périodique. Il comprend le timbre et la hauteur
dans une même unité théorique et laisse entrevoir à
quel point la structure harmonique du timbre concourt à la
détermination de la hauteur. Il se présente comme une
totalité articulée, une organisation dont l'harmonie fournit la
clé des rapports de la partie et du tout. L'acoustique des XVIIe et XIXe
siècles ne fera que renforcer la perfection de cet édifice
théorique, qui intègre le timbre à la hauteur.
En s'appliquant au timbre, toute l'économie de la rationalité
acoustique se trouve engagée dans un nouveau procès de
spécification. L'acoustique du XXe siècle constitue de nouveaux
objets et introduit de nouvelles catégories pour les penser. Si l'on
peut parler d'un progrès de la connaissance, on peut soutenir que
celui-ci a consisté à substituer à la théorie
classique de la vibration une théorie générale du signal
incluant à la fois les vibrations électriques, acoustiques, et
mécaniques. Ce faisant, le domaine vibratoire est investi d'une
nécessité nouvelle, qui atteste la convenance objective des
domaines reliés. Il acquiert une généralité plus
étendue qui s'exprime par le fait des isomorphies, des transpositions,
des transformations. Le progrès de l'acoustique théorique, de
l'électrotechnique des débuts de ce siècle à
l'informatique, est un progrès de l'acoustique vers sa propre
axiomatisation. Il se traduit par un mouvement de généralisation
de la pensée, de formalisation du savoir qui lui donne de nouvelles
prises sur les structures de l'objet. Il a fallu franchir les étapes de
l'électrotechnique, des communications électriques, de la
théorie de l'information pour entrer en possession de structures
physiques générales capables d'unifier les
phénomènes vibratoires, de nous délivrer l'intelligence de
leur formation et d'assurer la conversion réciproque des mesures. Cette
extension de la connaissance des mouvements vibratoires s'accompagne d'un
renouvellement notable de concepts propres à les interpréter. La
connaissance modifie en même temps qu'elle élucide les relations
qu'elle met en oeuvre. Un schème explicatif qui s'intègre dans
une explication de portée générale se particularise et se spécifie du fait
même. L'acoustique du timbre en ce sens est une spécification
ultime, tardive, de l'acoustique théorique. La conquête de ce
nouveau champ d'expérience implique un changement du sens des
règles et des lois destinées à l'interpréter. La
science du timbre implique une révolution dans la nature du savoir
acoustique. L'acoustique classique se faisait du timbre une idée
inexacte due pour une part à l'insuffisance de ses moyens d'observation,
pour une autre à une conception caduque de ses schèmes
d'explication. On pourrait même ajouter que la science des timbres du
XIXe siècle restait largement tributaire de notions descriptives qui
assurent la coordination entre les énoncés mathématiques et l'instrumentation technique. Ces notions étaient à la
fois trop fluentes et trop rigides. A la fin du siècle dernier Helmholtz
suggère que « les différences de timbre résultent
principalement de la combinaison des différents partiels d'un son avec
différentes intensités ». L'idée dominante est que
l'identité du timbre tient à un invariant physique, le spectre en
fréquence. Cette idée s'étaye sur la lenteur des moyens
d'analyse sonore dont disposait le physicien de l'époque, et qui ne
pouvaient donner d'un son qu'un spectre moyen, prélevé sur
quelques périodes successives. Il faudra attendre l'apparition du
sonographe, en 1940, développé pour l'étude de la parole,
pour saisir le rôle que joue l'évolution temporelle du spectre
dans la détermination du timbre. Certes Helmholtz avait
déjà pressenti le rôle que jouent les facteurs temporels
dans la définition du son. Stumpf avait, dans la première
moitié de ce siècle, mis en évidence l'importance des
transitoires d'attaque dans la formation du timbre. Mais l'observation de ces
données n'est pas parvenue à battre en brèche un certain
statisme dans les idées, qui assimilait le timbre à un spectre en
fréquence à l'état stationnaire, et le son musical
à un son absolument périodique. La perfection explicative que
l'époque classique attribuait implicitement à la
simplicité, à l'identité, à la conservation comme
à la répétition a rempli, dans l'acoustique
théorique du début du siècle, une fonction d'obstacle
épistémologique. Ce préjugé théorique que
l'on relève aussi bien chez Rayleigh (1895) que chez Bouasse ou James
Jeans, peut se
résumer à cette idée que ce qui est distinctif dans le
son, c'est sa partie stationnaire. On est donc à l'opposé de
l'idée contemporaine selon laquelle le son se caractérise par une
évolution définie. La science des sons est une science de
variables cachées, de corrélations entre des facteurs abstraits,
qui n'apparaissent pas directement à l'observation et qu'il faut
provoquer par des stratagèmes, des dispositifs expérimentaux
particulièrement raffinés. Le timbre n'est plus assimilé
à une constante physique, mais est considéré comme la
résultante d'une relation fonctionnelle entre multiples facteurs. La
science classique du timbre était une science rigide, tirant de
l'inadaptation de ses moyens d'observation une sorte de supplément
dogmatique. C'était une science relativement naive, bloquée dans
un registre de formes figuratives. Les énoncés de l'informatique
musicale sont au contraire des mixtes irréductibles de construction et
d'information. Ses énoncés sont codifiés et
explicités, si bien que l'instrumentation y est identiquement symbolique
et technique. La formalisation du savoir n'y est pas dissociable de la
détermination de l'objet. Inversement, l'acquisition de l'information
est en même temps une refondation des principes. C'est une des constantes
de l'oeuvre de JeanClaude Risset que de montrer que le mécanisme a fini
par peser comme une idéologie sur l'évolution ultérieure
de l'acoustique, car il continuait à rechercher des évidences
apodictiques, et tendait à consolider un modèle
d'intelligibilité périmé. L'idée que la physique
des ondes est susceptible d'un traitement uniforme et méthodique
devenait un handicap pour l'intelligence des phénomènes
vibratoires. Toute question ne peut se réduire à sa transcription en une figure
particulière de l'espace intelligible. On pourrait relever dans l'oeuvre
de Risset,
comme également chez Max V. Mathews et John R. Pierce, de nombreux
arguments qui contredisent l'idéal classique du timbre et introduisent
dans son interprétation une conception véritablement dynamique.
Le son se conçoit comme un processus temporellement orienté, dont
toutes les phases sont interdépendantes, dont les éléments
interagissent entre eux au cours de l'évolution du processus. Les
caractéristiques physiques sont orientées temporellement, et
présentent de fortes dissymétries, sans être pourtant
réfractaires à une mesure reproductible du changement. La
compréhension du timbre dépend de l'établissement d'un
domaine de corrélations fonctionnelles, et requiert l'étude des
interactions entre variables interdépendantes. Pour les sons naturels,
rappelons quelques principes établis par l'informatique musicale.
L'enveloppe, ou l'évolution de l'amplitude au cours du temps, joue un
rôle aussi important que le spectre dans l'identification du timbre.
L'enveloppe spectrale, ou la structure des formants préserve
l'identité du timbre. Celle-ci ne tient pas à la configuration du
spectre, sorte d'invariant physique, mais à une relation
évolutive entre le spectre et l'intensité. Pour les sons
cuivrés, « la proportion d'énergie haute fréquence
augmente beaucoup avec l'intensité [25] », Le spectre du
son cuivré s'enrichit de hautes fréquences lorsque
l'intensité augmente. Mathews a noté le rôle que joue le
vibrato dans la définition du timbre du violon, auquel il impose une
sorte de modulation aléatoire du spectre et de la fréquence. John
Chowning est parti de ces principes pour synthétiser des timbres
complexes par le moyen de la modulation de fréquence. A la suite de
Stumpf, Mathews et Pierce ont établi que le timbre n'était en rien lié à
la partie stationnaire du son, mais qu'il l'était par contre intimement
aux transitoires d'attaque et d'extinction. Parmi les facteurs dynamiques qui
agissent sur le timbre, il faut compter en outre l'ordre d'entrée des
partiels, qui ne sont pas synchrones, le rôle de la rugosité, due
au frottement de deux fréquences à l'intérieur d'une bande
critique, les phénomènes de masque, de choeur, de saturation ou de
distorsion. Rappelons enfin que dans le cas des sons de percussion, le spectre
inharmonique varie au cours du temps. Des études récentes,
menées par Stephen McAdams, portent sur les rapports de cohérence
vibratoire de ces différentes composantes, montrant que le son se
présente bien comme une totalité interactive dont les facteurs
sont liés par une ordonnance. Les travaux de David Wessel sur la
brillance, facteur de fission mélodique, et ceux de McAdams sur les
facteurs de fusion et de ségrégation du son mettent en
évidence, au sein de l'évolution de l'onde sonore, les rapports
de l'ordre et de la transformation. Ils fixent les seuils de fusion, en
deçà desquels les sons se stabilisent en une unité
cohérente, et les seuils de ségrégation, au-delà
desquels l'unité perceptive est rompue. Toute la psychoacoustique
contemporaine est à la recherche de ces lois de solidarité au
sein desquelles les transformations pratiquées sur le timbre et les
distinctions qui permettent d'ordonner leurs propriétés se
situent dans une sphère de coappartenance au sein de laquelle la
cohésion perceptive est maintenue.
Pour qu'une science du timbre soit possible, il a fallu la révolution
que la téléphonie, l'électronique et l'ordinateur ont
introduite dans
l'acoustique physique. En remettant en cause les modèles de type
mécaniste, ces disciplines changeaient à la fois notre approche
fonctionnelle et nos modes de compréhension du phénomène
sonore. C'est dire que l'acoustique correspond au statut d'une science plus
opératoire. L'approche micrographique que seul permet l'ordinateur met
en évidence des liaisons, des corrélations qui échappaient
à la physique intuitive et que seule elle peut identifier, mesurer et
valider. Ce faisant, l'acoustique numérique s'intéresse plus aux
caractéristiques dynamiques du son qu'à ses
caractéristiques structurales. Changeant d'échelle, elle change
d'objet. Elle en vient à écarter, dans la considération
d'un processus, les formes stabilisées, que l'on considère comme
trop sommaires et accordées à des mesures trop
élémentaires. Ce qui compte, c'est le processus,
l'évolution temporelle, les transitions, les états mixtes, les
seuils et les écarts, la totalité d'interaction. L'acoustique
classique pensait le son en termes de structures géométriques,
qui permettent les transpositions dans l'ordre de la forme, et obéissent
à des lois de conservation et de transformation. L'acoustique
contemporaine ne voit plus dans le son qu'une structure dynamique qui se
conserve ou se restitue conformément à une loi qui régit
la dépendance ou l'interdépendance mutuelle de ses
éléments. Dire que l'acoustique devient plus opératoire,
signifie qu'elle ne situe plus les critères de sa rationalité
dans la conservation des modèles, mais bien au point de concours des
modes de l'information. Les énoncés physiques se
redéfinissent avec l'analyse des nouveaux objets. En se
spécifiant, la structure des contenus renouvelle le sen
s et la valeur des hypothèses. Il ne serait pas exagéré de
dire qu'une science du timbre n'a été possible qu'avec l'abandon
de l'acoustique classique. La connaissance du timbre suppose que l'on cesse
d'accorder une valeur infotmative prééminente aux vibrations
périodiques ou stationnaires. « Un son musical ne se
réduit pas à un son périodique, déclare Jean-Claude
Risset, et on pourrait presque dire qu'il n'est musical que dans la mesure
où il n'est pas périodique [26] ».Le timbre ne
peut être pris en considération en tant que tel qu'à partir
du moment où l'on accorde à l'instabilité d'une structure
plus de signification formative qu'à la stabilité même de
cette structure. L'acoustique numérique est amenée à
considérer que les situations intermédiaires entre des
états stables ont plus d'intérêt que ces états
eux-mêmes. Cette conviction s'est développée d'abord avec
l'électroacoustique analogique qui, pour la première fois dans
l'histoire, a ptoduit des signaux parfaitement réguliers. On s'est
avisé que l'immutabilité de ces signaux, leur
périodicité absolue engendrait une insipide monotonie. Cette
conviction s'est muée en certitude à partir du moment où
la synthèse numérique a permis de mettre en évidence la
valeur significative des dynamiques fines du son. Les états
stabilisés deviennent alors des repères idéaux permettant
de délimiter la réalité des états transitoires du
son. Le son se comprend comme une fluctuation entre des cas limites.
L'acoustique classique a donc dû renoncer à ses critères
analytiques traditionnels. Au lieu de stabiliser le son dans une forme et de le
diviser en catégories distinctes et bien séparées, l'acoustique
contemporaine en vient à reconnaître la valeur intrinsèque
des états transitifs du son ainsi que l'intelligibilité des
processus dynamiques. Les critères de la raison ne sont plus ceux de la
composition et des équivalences. Rationaliser ne consiste plus à
réduire mais à fonctionaliser. On s'attache désormais aux
traits d'organisation, aussi fugaces soient-ils, qui rendent compte d'une
qualité. A cet égard si l'acoustique classique est celle des
hauteurs, l'acoustique contemporaine ne peut être que celle des timbres.
Le son n'est plus réparti en catégories distinctes dont la
hauteur est la principale. Il cesse d'être pensé en termes de
conservation et d'agencement mécanique. Le son est
considéré comme une totalité dynamique qui
nécessite, comme telle, une compréhension fonctionnelle
renouvelée. Les nouvelles constructions rationnelles supposent de
nouvelles expérimentations. L'étape franchie par
l'électronique, puis par l'informatique, ne consiste pas à nous
proposer une connaissance élargie des déterminismes que nous
offrait l'acoustique classique. Elle consiste au contraire à mettre en
évidence l'inadéquation des schèmes mécaniques
à la texture relationnelle des sons. Ce qui change avec la
psychoacoustique issue de l'informatique, ce sont les conditions d'accès
à l'objet et les conditions de son traitement fonctionnel. Celles-ci
interviennent sélectivement sur des échelles de
réalité et de complexité mieux distinguées. Elles
supposent une mutation de la rationalité ellemême et de ses
structures intrinsèques. Une description plus distincte, une
intervention plus complète et plus sélective, une symbolisation
plus exacte caractérisent une nouvelle étape de la connaissance.
Il s'agit là d'un nouveau mode de totalisation de la rationalité,
qui comprend l'organisation au point d'équilibre où ses possibilités se mettent mutuellement en question, où
les modes d'information se recoupent. L'élargissement d'un champ de
description et de compréhension implique donc une rupture vis-à-
vis des modes de pensée précédents. C'est dans la mesure
où la pensée scientifique n'en reste pas au stade d'une
réflexion extérieure à son objet qu'elle est amenée
à reconnaître une prééminence théorique aux
formes instables, aux situations en devenir. L'acoustique classique en restait
à un stade paradigmatique. Pour elle, la répétition
indéfinie d'un acte inconditionné, toujours conforme à
lui-même, garantit l'universalité rationnelle. L'acoustique
contemporaine réduit ces invariances à des
propriétés particulières. La structure de la
rationalité devient indépendante de ses modèles intuitifs.
L'acoustique contemporaine en vient à effacer, de par son
développement formel, des différences qui tiennent au mode
intuitif de l'accès aux structures: hauteur, timbre, intensité.
Par contre, des différences qui tiennent aux règles
opératoires et à la structuration de l'objet peuvent se
manifester grâce à la formalisation. C'est ainsi que l'on est
parvenu à dissocier le prédicat classique de hauteur en hauteur
tonale et hauteur spectrale, donnant naissance aux paradoxes de hauteur. La
formalisation précise ainsi des différences qui
échappaient à l'intuition. Ce qui caractérise la nouvelle
acoustique, ce n'est pas seulement qu'elle a un pouvoir d'intervention plus
fin, des moyens de discrimination plus aigus, des catégories plus
pertinentes pour embrasser le phénomène sonore. C'est qu'elle
réalise une nouvelle concordance entre les spé
;cifications du concept rationnel et les articulations de l'objet. L'acoustique
contemporaine embrasse dans un même mode opératoire des
déterminations opposées du phénomène sonore,
contrôlant à la fois la ségrégation et la fusion, la
stabilité et l'échange, les transformations par transition et
mutation, les correspondances symétriques et dissymétriques.
L'acoustique du XXe siècle est une acoustique du timbre dans la mesure où elle parvient à exprimer l'interdépendance des facteurs
qui définissent le son ainsi qu'à spécifier les
particularités de son ordre constitutif. La psychoacoustique du timbre
n'est donc possible qu'à partir du moment où cesse de
prévaloir une physique géométrique qui inhibait les
intuitions dynamiques de la connaissance. C'est pourquoi une acoustique du
timbre ne pouvait être que tardive, car elle suppose un état de
développement de la science qui permette à ses analyses
fonctionnelles de comprendre et traduire les processus dynamiques. La science
du timbre inclut, dans son économie, la considération du
temps.
La production musicale suit une évolution comparable, beaucoup plus
proche qu'elle ne veut en convenir du cours de la rationalité
scientifique. Elle oscille entre deux poétiques, dont l'une est une
poétique de la métamorphose, l'autre une poétique de
l'artifice. La première consiste à imiter, en les transformant,
les sons instrumentaux par l'électronique. Ainsi Risset transforme-t-il
dans Inharmonique des sons de cloche en textures fluides. Ou bien elle
consiste à l'inverse à simuler le son électronique par des
procédés instrumentaux : le spectre du son de cloche est
simulé à l'orchestre dans Gondwana de Murail, et se
transforme peu à peu, par l'introduction de la porteuse en un son
naturel de trompette. La simulation de l'électronique par ies sons
instrumentaux était déjà courante chez Xénakis,
Ligeti et les répétitifs américains. Il est possible, dans
cette même optique, de reprendre, comme l'a fait Holler dans Arcus,
des procédés analogiques sous forme numérique :
enveloppe, ring-modulation, cross-modulation, filtre,
réverbération. La poétique de l'artifice prend au
contraire acte de la rupture que l' informatique musicale consomme avec le
passé, et notamment avec le geste instrumental. Il n'y a, à mon
sens, d'art du timbre qu'à partir du moment où l'écriture
musicale est capable d'inclure, dans ses déterminations, des
spécifications du son qui échappent à l'état
conditionnel de la notation : dispositifs spectraux inhabituels, transitoires
d'attaque et d'extinction, modulation de la sonorité,
phénomènes d'interférence tels que les battements, les
effets de masque, les effets de choeur ou de distorsion. A partir du moment
où l'on trouve des oeuvres sciemment compos&e
acute;es de telle sorte que ces phenomènes acoustiques soient non
seulement utilisés et mis en évidence, mais musicalement
transposés et intégrés à une expression musicale
cohérente, alors, semble-t-il, on peut seulement parler d'un art du
timbre musical. Il semble à cet égard que les perspectives les
plus fécondes aient été nettement tracées par
Risset lui-même, sans que leurs possibilités musicales aient
été pour autant explorées jusqu'au bout. Pour reprendre sa
propre expression une poétique de l'artifice consisterait à
« travailler sur les indices de l'organisation perceptive en l'absence
de leur cause physique ». Ainsi un vaste champ de possibles s'ouvre-t-il
à l'imagination du compositeur qui pourra travailler sur l'espace sonore
et les illusions de distance ou de mouvement, comme
a pu le faire Chowning; sur la simulation de l'écho et de la
réverbération, à la suite de Moorer; sur les paradoxes de
hauteur et de durée à la suite de Risset; sur les modulations
d'un timbre à la suite de Wessel; sur les textures et les limites entre
la fusion et la fission forcée, comme McAdams. Il me semble qu'en
partant de ces points de vue radicaux, que rien ne rattache au passé, la
tâche du compositeur est de transposer ces modèles en un langage
musical, c'est-à-dire de les accomplir en un geste artistique.
1 A. Szabo. Les débuts des
mathématiques grecques, traduit de l'allemand par M. Federspiel, Paris,
Vrin, 1977 (Budapest, 1969) .
2 Ibid., p. 146.
3 Ibid., p. 137.
4 In Henri Maldiney, Aitres de la langue et
demeures de la pensée , L'Age d'Homme, Lausanne, 1975, p. 345.
5 Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce
antique, Paris, Maspero, 1968, p. 390.
6 Jean-Pierre Vernant, Les origines de la
pensée grecque, 2e éd., Paris, P.U.F., 1969.
7 Thomas Mann, Le docteur Faustus, trad, fr.,
Albin Michel, Paris, p. 519.
8 Manfred F. Bukofzer, La musique baroque, trad.
fr. J.-C. Lattès, Paris, 1982, p. 23.
9 Valéry, « Mathématiques
», Cabiers II, p. 804. Nous citons Valéry d'après
l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade. Gallimar:
Oeuvres, 2 vol. 1975 et 1977. Cahiers, 2 vol., 1976 et 1974.
10 Valéry, Cabiers II, p. 858.
11 Ibid.
12 Cahier I,p. 360.
13 Palisca, C.T. «, Scientific.
Empiricisme in Musical Thought ». in H.H. Rhys (ed.) Seventeenth Century
Science and Arts, Princeton, New Jersey, 1961.
14 H.F. Cohen, Quantifying Music, D. Reidel
Publishing Company, Dortrecht, Boston. Lancaster, 1984. pp. 252-253.
15 Christian Lazzeri, Jean-Pierre Chrétien
Goni, Valeria e. Russo, Antonio Negri, « L'esprit du mécanisme.
Science et Société chez Frank Borkenau », cabiers S.T.S.,
Paris, C.N.R.S.,1985.
16 Valéry, Cahiers I, p. 885.
17 Cahiers I, p. 344.
18 Cahiers I, p. 875.
19 « Descartes »,
Variété, Oeuvres I, p. 800.
20 Cabiers I, p. 907.
21 « Regards sur le monde actuel ».
Oeuvres II, p. 1135.
22 Maurice Pradines, Traité de Psychologie
générale, t. II, nº 1, Le Génie humain, ses oeuvres,
Paris, P.U.F.. 1946. p. 393.
23 Ibid., p. 248.
24 Sigalia Dostrovsky, Early Vibration Theory:
Physics and Music in the Seventeenth Century, Archives for History of exact
Sciences, vol. 14 . nº 3. 1975. Springer Verlag. p. 206.
25 Jean-Claude Risset. « Synthèse
des sons à l'aide d'ordinateurs », Technica, 419 (1981) , p.
78.
26 Jean-Claude Risset, « Son musical et
perception auditive », in Pour la Science, nº 109, nov. 1986 , p.
34.
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