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La mémoire créatrice

Hugues Dufourt

InHarmoniques nº 4, septembre 1988 : mémoire et création
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Au cours de son développement du Moyen Age à nos jours, la musique occidentale s'est émancipée peu à peu de son assimilation au phénomène religieux ou social, elle a cessé de s accommoder de l'ordre existant de son langage et affirmé l autonomie de son processus créateur. Dans son refus de subir l'état des choses, dans son choix de le transformer, la musique se montre animée des valeurs des temps modernes. Dans son geste autofondateur qui institue des signes voués toujours davantage à la mobilité et à la fluidité, elle affirme d'autre part une fonction originale de l'esprit qui développera ses artifices culturels tout au long d'une durable postérité historique. L'idée de la création qui a fondé la constitution de la musique occidentale était en effet la condition de son histoire. Son émergence a coïncidé avec l'avènement de la conscience historique européenne. Symbolisant le rapport de filiation et de révolte selon lequel l'homme moderne éprouve et appréhende sa condition temporelle, la création musicale peut se comprendre cromme une incarnation de cette conscience.
L'idée de la création a supposé une conversion de mentalité au sein de la pensée occidentale, car cette idée rompt avec la conception antique de la mémoire. L'Antiquité fait de la mémoire une faculté contemplative dont les techniques de réitération ont pour mission de conserver l'ordre et les principes du passé. La mémoire antique est absorbée dans la répétition. Au contraire, le geste constitutif de la musique occidentale a consisté à instaurer la rupture d'un présent. Depuis ses origines au XIVe siècle, la création musicale projette ainsi la dimension d'un devenir. Or la pensée de l'avenir libère la mémoire, elle l'émancipe de la répétition du Même car elle transforme la rétention du passé en une intégration anticipatrice et prospective. La mémoire est devenue une puissance de transformation. Elle introduit la possibilité d'une prévision dans les opérations de la musique. Elle ajoute à ses moyens d'expression une ressource nouvelle, la dimension de l'attente. Désormais, elle connaît l'audace de l'arrachement, l'abandon des attaches primitives et la rupture avec les références accoutumées. La libération des usages et des formes du passé supposait que les procédés d'écriture sachent se définir avec exactitude. La capacité de nouveauté de la pensée musicale impliqua donc que la création contrôle ses opérations dans le temps. Elle traduisait désormais l'activité rationnelle d'une conscience qui était devenue capable de centrer ses perspectives et de déterminer son cours en accordant sa méthode à sa visée. Dans son style de développement intentionnel, la musique occidentale met en oeuvre des fonctions constructives et formelles qui l'assureront de la logique de ses propres démarches tout en les coordonnant avec l'expérience.
La mémoire moderne confère à l'innovation une valeur positive. Elle refuse la résignation. Aux yeux d'un Ancien, un tel projet aurait passé pour violence et démesure. Pour un Grec, le fait de s'insérer dans l'avenir et d'accueillir l'imprévisible aurait signifié une transgression de la fidélité à la mémoire et le risque de sombrer dans l' indéterminable. L'ouverture à la disponibilité aurait équivalu à une chute dans l'oubli. Pour un théologien du XIVe siècle, le projet pro méthéen de la conscience moderne conteste encore l'ordre du monde et s'émancipe de façon scandaleuse de l'idée de la Providence. C'est pourtant à cette éproque que l'Ars Nova de Philippe de Vitry et de Guillaume de Machault conçut pour la première fois la musique comme une création de la pensée humaine. Au XIVe siècle, l'art musical s'affirme en effet dans l'originalité d'un pouvoir poétique qui récuse la référence à des canons ou à des modèles. Inversant les équilibres de la mémoire antique, la musique se sépare donc de son propre passé en brisant les assemblages des significations instituées. Dans son projet originaire, la musique occidentale vise à instaurer un ordre humain fondé sur le travail et l'artifice technique. Un tel art partage les ambitions d'une civilisation qui se propose de transformer la nature parce qu'elle ne se satisfait plus d'en subir les contraintes et les servitudes. Art de la transformation dirigée, la création musicale européenne se fonde sur une liberté de pouvoir qui refuse l'immobilisme et qui, parce qu'elle est mue par le désir et l'espérance, poursuit inflexiblement la ligne du destin qu'elle s'est tracé.
A partir de ce moment, la mémoire ne connaît plus cette incertitude et cette labilité que déploraient les Anciens. Elle n'est plus cette fonction instable, trompeuse et sujette à des glissements de sens perpétuels mais, s'étayant sur une volonté concentrée sur un but, a au contraire pour fonction de composer un ordre du temps. Par l'écriture musicale, la mémoire accède à l'organisation, elle peut désormais combiner ou calculer, se corriger, se compléter et rapporter la diversité de ses initiatives à l'unité d'un dessein dont elle peut aussi modifier les orientations. Désormais, elle sait conjuguer des rythmes divers d'évolution, embrasser d'un seul tenant le déroulement de mouvements intérieurs complexes. Le type de mémoire que met en jeu la création musicale procède par la coordination de fonctions indépendantes. Relevant à la fois de l'intégration et de la différenciation, il suppose que l'esprit est devenu apte à se dégager de sa propre opération et à renouveler les éléments de l'ordre symbolique dans lequel il se projette. Désormais, la conscience se fixe des tâches, elle se donne une règle directrice. De nouveaux rapports se sont noués entre la logique et l'existence. L'actuel renvoie à l'horizon du possible et l'accomplissement inclut une exigence interne de dépassement vers le futur. Le temps est donc devenu principe de nouveauté et de changement et les tensions psychologiques qui l'animent ont trouvé un support car elles sont soutenues par des médiations instrumentales et articulées par des relais symboliques. Par l'écriture, la nouvelle mémoire sait donner une forme aux mouvements de notre esprit. Elle est devenue l'art des foncticons transitives de ce mouvement.
En se compliquant, les techniques d'écriture s'assouplissent et atteignent des registres d expression plus déliés. En se multipliant, les connexions suscitent des formulatitons plus distinctes et permettent des transformations mieux définies. L'expression gagne alors en mobilité comme en puissance de diversification. Elle sait donner le sentiment de la contrainte ou de l'attente, traduire la sensation de l'incertitude et suggérer le projet différé. Restituant le sentiment d'imminence, les climats d'inquiétude et de pressentiment, elle dit les inflexions et les moments sensibles du temps naturel et psychologique. Depuis le Moyen Age, la durée musicale se propose ainsi cromme une sorte de mémoire en acte. A l'instar d'un processus qui trouve son sens et s'approprie la loi de sa genèse, elle s'est constituée comme un procès de synthèse qui lui a fait conquérir l'existence historique. La durée musicale a donné sa forme comme sa possibilité d'exister à une expérience psychologique qu'elle reflète autant qu'elle l'institue.
Dans cette mesure, on voit à quel point il serait fallacieux de prétendre penser la musique à partir du seul ordre de la subjectivité radicale, c'est-à-dire en l'abstrayant du cours de son histoire et de celui de l'histoire culturelle. La musique révèle et exprime certains traits fondamentaux de l'existence. Elle ne sait le faire qu'à partir de la tradition à la fois technique et expressive à l'intérieur de laquelle elle a appris à symboliser l'expérience, c'est-à-dire à la scander selon des articulations appropriées, puis à les spécifier et à les différencier selon un mode d'organisation et une technique de développement qui leur conviennent. Le pouvoir révélateur de l'oeuvre d'art tient d'abord à un pouvoir formateur ou structurant. Celui-ci a été codé par la collectivité historique et longuement affiné par la tradition. Soutenue qu'elle est par l'appareil symbolique dont hérite tout compositeur avant même de se mettre à la tâche, la création musicale est donc prise dans la trame du temps.
Dans son acte propre, la composition commence par s'assurer la maîtrise consciente des procédés de cronstruction qui donnent forme aux valeurs et aux qualités expressives que l'organisation des signes vise à manifester. Celle-ci n'aurait aucun intérêt si elle n'était pas la formule d'un sens. C'est pourquoi la création musicale ne peut en aucun cas se réduire à la seule exploration des possibles de ces symbolismes logiques qu'elle met en oeuvre, pas plus qu'elle ne ressemble en quoi que ce soit à la simple application, monotone et unilatérale, d'enchaînements discursifs ou implicatifs. Le but de la création musicale est de produire des tensions et de soutenir une progression. Pour ce faire, l'oeuvre musicale doit engendrer des différences, c'est-à-dire enfreindre la règle qu'elle s'est assignée, déjouer ses propres références et soumettre ses procédés à l'épreuve du gauchissement. Tout musicien sait bien qu'en ses trouvailles, il n a pas simplement appliqué la réglementation des usages. La trouvaille n'est ni une faute ni une romission, et pas non plus une confusion. Elle naît plutôt de l'exception, c'est-à-dire de la suspension ou de l'interversion de l'ordre, soit de l'agencement ingénieux ou de la substitution d'un arrangement à un autre. En transgressant ses déterminations et en se libérant du système qui la fait être, l'oeuvre a introduit son régime propre de nécessités fonctionnelles. Dans son exercice même, la création musicale remet ainsi en cause l'ensemble de fonctions intégrées en quoi l'on peut faire consister le langage musical. Celui-ci se compose en effet d'une totalité de prescriptions qui sont complémentaires, réciproques et appropriées les unes aux autres. Dans ce syst&eg rave;me, la création introduit l'écart, le retard, l'interférence, la transition, le conflit ou la surprise. La création est le travail de la signification. Celle-ci, pour être, déprécie, déplace et institue. La création suppose la connaissance codifiée des normes et la science des compossibilités formelles. Mais elle exclut la redite et veut le mouvement. Ainsi s'affranchit elle constamment de ll'état des choses pour faire prévakoir la grande latitude d'improvisation que suppose le point de vue de l'appréciation concrète et de la dispositiron pratique. La création utilise la médiation des systèmes combinatoires et le calcul des quantités. Mais c'est en vue de produire une variété qualitative. Elle utilise la convention, mais pour en déranger l'ordonnance, privilégier la decouverte fortuite et faire sa part à l'inattendu. De cette façon se symbolisent l'excitaticon brute, l'intensité, la brièveté, l'éclat. De cette façon se suggèrent l'intermittence, la fluctuation, le désordre. La création calcule les déséquilibres ou les perturbations. Elle traduit l'éphémère, transcrit les moments critiques de l'existence et donne forme aux transitions les plus ténues comme aux plus intenses de la vie affective. En détournant les moyens musicaux de leur fonction littérale, en les arrachant à la régularité et aux symétries de leur formation initiale, la technique musicale explore ainsi l'irrationnel. Elle simule le doute, le tressaillement, l'ébauche, l'indécidabilité des commencements et l'incertitude des premiers tâtonnements en contraignant la logique musicale à prendre le régime alogique de l'affectivité. Devenue capable d'une complexité à grande échelle, l'écriture musicale sait en effet multiplier le nombre et les types de liaisons. Elle sait aménager des variations insensibles ou faire place à l'irruption brusque, donner au déroulement du temps une allure imprévisible et nécessaire ou, à l'inverse, exprimer la saccade des instants décisifs. Le temps musical est donc fonction des structures d'opposition clue le langage met en oeuvre. Les tensions s'obtiennent par le jeu d'unités antithétiques ou par le recours à des couples de catégories antagonistes. Tissé d'intermédiaires et rassemblant en soi autant de contradictions, le temps musical intègre le mouvement des négations qui le constituent. En se totalisant, il s'intériorise et accède à la compréhension de soi. Dans le même mouvement, il est devenu une forme d'élucidation de l'existence puisque sa médiation incessante, son dépassement constant de ses propres déterminations en font le paradigme d'une histoire à laquelle il ressemble et qu'il sait, de ce fait, symboliser.
Étant totalisation effective, la création musicale implique en effet l'effort de l'affrontement et l'épreuve de la nouveauté qui libère. C'est pourquoi elle ne ressemble en rien à la projection d'une systématicité formelle préexistante. La création n'est pas l'usage abstrait de la liberté de la pensée, mais la mise en oeuvre inventive de moyens techniclues et symboliques. Or ceux-ci se présentent dans l'inertie de leur état de fait, de la même façon qu'existent les situations données et leurs contraintes. Prise dans l'inertie à réformer de ses conditions de réalisation, l'oeuvre est la liberté qui les transforme. Dans cette mesure, loin de nier la réalité, la création est plutôt le paradigme de son processus puisqu'elle a à prendre en compte en effet les usages de la collectivité historique et les constructions de la convention en quoi consistent ses structures et ses modèles. Mais c'est aussitot pour en déplacer les formes, c'est- à-dire pour en contester les normes et pour les fonder à nouveau. Toute expression culturelle connaît les conflits et les réajustements de ces restructurations symboliques. Dans ce travail d'institution et de réforme, la création effectue en son lieu la tâche même de l'histoire, de la même façon clu'elle y est mêlée dans la mesure où ses signes sont ceux des catégories et des clivages de la société. Mais l'art est si peu le simple reflet de la réalité sociale qu'il est capable au contraire d'anticiper, dans l'ordre du symbole, des significations ou des modes d'existence qui n'ont pas encore pris effet dans le réel. La mémoire qui travaille dans le processus de création musicale montre ainsi qu'elle n'a rien d'une faculté subjective. Elle est au contraire la dépositaire des formes acquises, instituées par la sensibilité scociale. Ces formes, il s'agit de les reprendre dans le but de donner leur chance à de nouveaux équilibres et à de nouvelles valeurs. Composer, c'est ainsi et d'abord avoir prise sur une élaboration formelle qui symbolise un équilibre de vie, des types humains et des choix d'existence, et proposer à la dynamique sociale le projet formateur de ces possibles nouveaux. Ceux-ci ont à s'affirmer dans la cohérence intrinsèque de l'ordre symbolique. Qu'elles les anticipent ou leur succèdent, les révolutions de l'art ne sont pas celles du réel. Elles doivent s'effectuer dans leur ordre propre, c'est-à-dire dans la cohérence de leurs catégories formelles et expressives.
Selon les époques, celles-ci peuvent se trouver être en concordance, en équilibre précaire, en porte-à- faux, en conflit larvé ou en opposition déclarée. Les tendances d'une nouvelle sensibilité sociale qui cherche ses critères d'expression se trouvent parfois en discordance avec un ordre de propriétés formelles qui est incapable de les traduire. A l'inverse, il est arrivé que les constructions de l'art prennent l'initiative de dénoncer l'inertie sociale ambiante en proposant des valeurs esthériques qui ébauchent de nouvelles normes de comportement. Surmonter ce genre de crise, c'est instaurer un nouveau style. Dans sa visée constitutive, l'art transforme donc, il oriente et déplace les significations acquises. Le tissu de l'histoire des signes vit en se transformant. Puisque la création intègre le système des significations collectives en le reconstituant en permanence, l'art réorganise constamment la mémoire. Les formes symboliques nouvelles que propose l'oeuvre musicale assument donc la fonction de mémoire de l'art tout en rendant impossible la pure répétition du passé. La création musicale ne réactive en effet tous les degrés de l'évolution passée et ne dévoile leur sens qu'en le déplaçant. La création permet donc aux hommes de s'approprier leur passé et de le considérer comme leur parce qu'elle le ranime en le reformulant. La création conserve en transformant. Elle exclut par là même toute idée de perpétuation, de restauration ou d'immobilisme face au passé.
Comme nous l'avons dit plus haut, les structures symboliques qui mettent en forme des significations nouvelles peuvent se trouver anticiper ou même provoquer des changements dans la réalité car la transformation d'une tradition symbolique peut se trouver résoudre un conflit entre impulsion et contrainte ou porter à l'expression la contradiction de la réalité et des besoins. Par son travail de signification et par son projet de communication, l'art donne voix au mouvement de la totalité. Et parce qu'il est moment de cette totalité, il participe à son travail sur soi. A l'epoque actuelle, on s'interroge souvent sur l'utilité et sur la raison d'être des oeuvres. On déplore parfois qu'elles soient gratuites, c'est-à-dire désocialisées. L'impuissance de la fonction artistique dans notre société est lice à sa déculturation, à l'incapacité dans laquelle elle est de se penser et de s'accomplir comme mémoire et tradition, c'est-à-dire comme forme symbolique.
L'art est le temps réfléchi ou projeté de la totalité humaine. C'est dire l'autonomie seulement relative de l'histoire de la musique, car celle-ci n'est pas déterminée par les seules mutations de son langage et de la culture. L'histoire de l'art engendre bien sûr sa tradition propre selon la dialectique spécifique qui anime le devenir de ses formulations. Mais, à sa manière, la création musicale est aussi tournée vers le réel car c'est le réel qui l'incite et lui fournit son occasion comme sa raison d'être. L'art n'existerait pas s'il n'était une façon dont le réel se nomme. L'oeuvre est donc en prise sur l'histoire. Elle a prise sur la totalité concrète de la civilisation et de la culture. Au point où la praxis se fait symbolisme, l'oeuvre apparaît donc comme une forme et une condition supérieure de cette praxis. Ce qui explique comment, par le seul fait de s'affranchir des formes instituées de l'expression, les signes de l'art peuvent avoir la puissance de définir le sens de la réalité historique et donc de préparer les mutations de la culture et du réel.
La relation du symbolisme au réel n'a rien d'une projection immédiate, elle est une tâche et un labour. La psychanalyse, l'esthétique et l'anthropologie culturelle en ont décrit les phases. Elles ont analysé la dialectique concrète de la motivation et du projet, de l'intention et de la réalisation. Elles ont montré le travail de constitution des modes de l'expression et l'ensemble des médiations par lesquelles les hommes donnent forme à la nécessité où ils se trouvent de symboliser. La façon dont l'oeuvre musicale prend en charge les mouvements du désir ou des besoins à la fois collectifs et individuels n'a rien de la forme à la fois abstraite et totalement dorninée d'un projet réfléchi. Dans cette mesure, une théorie de la raison pure ou de l'histoire rationnelle ne suffit pas à rendre compte de la réalité de la création musicale ni à en constituer la philosophie. Ce n'est pas dire pour autant que l'oeuvre musicale relèverait du statut passif d'un discours en tait aliéné parce qu'il refléterait les structures de l'inconscient ou serait déterminé par celles de la réalité même. La création musicale est le travail des médiations par lesquelles l'existence humaine s'efforce à la signification et à la communication. Par des glissements ou des ruptures, la création doit déborder la conjoncture technique des représentations codifiées qui l'entravent pour faire sa part à l'accidentel et au contingent et pour les signifier. La création musicale traduit les nouvelles formes de la conscience, les situations encore irréductibles et incommuniquées, les désaccords de la réalité et du besoin. En les portant à l'expression, elle les structure et les totalise. La cré ;ation assume donc une fonction de communication qui définit à la fois sa vocation d'universalité et ses ambitions dans l'action. Pour ce faire, la création a transformé les symbolismes de la culture. En tant que consistance reconquise sur les péripéties d'une histoire, sa mémoire a innové. L'histoire de la création musicale ne saurait donc pas obéir à une logique préalable ni à l'application de codes expressifs préconstitués.
Les facteurs de variation et de déformation propres à l'histoire ont pour effet de perturber la grammaire musicale. Celle-ci se rétablit au prix de mutations qui sont en même temps des reconstructions et des extensions de ses lois. Comme l'histoire de la théorie scientifique, celle du langage musical peut ainsi se décrire selon un vecteur d'extension et de généralisation, elle s'effectue dans le sens d'un accroissement du pouvoir de régulation et d'une disponibilité accrue de ses schèmes. Au cours de son histoire, la grammaire musicale s'est constituce en élaborant des processus opératoires qui intégraient les incidences en transformant les règles. Les structures ont dû approprier les tendances évolutives du système et les conditions conjoncturales qui lui étaient faites. L'histoire de la musique résulte de ce pouvoir de transformation des structures qu autant d'oeuvres ont fait muter de façon réglée en les réorganisant et en les faisant accéder à une complexité plus grande. Cette capacité de mutation et d'intégration du langage musical produit des significations qui ne résultent ni de l'application de conventions préalables, ni de la fécondité propre de l'informulé. La musique bâtit en permanence un système de tensions à partir de la différence toujours renaissante de ses conditions génératrices. Ainsi assume-t-elle le conflit de la logique et du temps en articulant le présent au passé dans son procédé propre de composition.
Mais l'existence même des codes de la culture induit constamment des rapports d'inertie, de passivité et d'extériorité. Pour assurer son processus opératoire, la musique doit toujours subvertir les modèles formels que l'inertie sociale la porterait à réitérer. Cette polémique tend à montrer que l'histoire du langage musical ne résulte pas des mues ou des métamorphoses spontanées de l'inconscient collectif, pas plus qu'elle n'est l'effet homogène d'autant de décisions intentionnelles. Si la signification est intrinsèquement liée au contexte de la communication, le devenir de la symbolisation doit pouvoir s'expliquer par le rapport que celle-ci entretient avec le réel. Il faut penser la création musicale et son devenir dans leur rapport aux conditions signalétiques de la construction des symboles, c'est-à- dire dans le contexte de l'action et non pas seulement du système. Le pouvoir fixateur des codes, leur caractère d'impersonnalité et d'objectivité existent dans le langage scientifique, il permet de caractériser la logique des mythes comme l'inertie obstinée des idéologies. Mais la création musicale, dans son travail constant d'une mémoire qui arrache la nouveauté à la répétition et la synthèse à la redite, ne ressemble en rien à l'application d'un système. Composer, c'est affronter et exclure les contre-finalités de la signification figée, c'est lutter contre ces totalités passives dont l'automatisme de la conscience propose les modes préformés et stéréotypés pour bloquer chaque fois la communication. L'automatisme répète le langage institué, il se satisfait de l'acquis des apprentissages et fige toute plasticité. Dans la constance de son orientation, il encha&i circ;ne chaque mouvement à un autre. L'automatisme, c'est la répétition du même exercice et la puissance relative du renouvellement qui peut en résulter. L'automatisme applique son acquis, il fait constamment survivre le passé dans le présent, servant avec une rigueur inflexible des fins qu il ignore, et ne surmontant apparemment le déterminisme qu'en le restaurant par sa mémoire aveugle. A l'inverse, la création mobilise le passé en fonction de l'avenir et convertit en permanence les formes de ce passé en rectifiant les survivances, les dispositions et les conditionnements et en les finalisant par une tension qui les renouvelle. Ainsi la mémoire créatrice réprime-t-elle l'automatisme des systèmes, elle les utilise au contraire en les adaptant à ses pratiques nouvelles.
On voit donc comment le mouvement qui conduit l'histoire à l'universel ne convoque en rien la fonction récapitulatrice de la mémoire. La totalité historique est constituée de discordances à surmonter, de ruptures à pratiquer et de renouvellements à instituer. Ces modes de l'instauration la rendent donc étrangère à la forme d'un savoir. Non que l'histoire ne soit pas pensable ni qu'elle manque d'unité. La science qui décrit son phénomène peut ressaisir le réseau des connexions factuelles, elle peut suivre l'enchaînement des processus et des événements, une fois que l'innovation a articulé la complexité des faits humains en une nouvelle synthèse, une fois qu'elle a intégré en une nouvelle évidencc la situation qui est celle de l'homme dans le monde et dans son monde. Comme l'histoire elle-même, l'art refuse l'état présent de son cours parce qu'il est porté par la force de transtormation qui est à l'oeuvre en lui comme dans la totalité. Dans le même mouvement que celui du réel, il transgresse ainsi l'assurance acquise de ses tormes culturelles pour préparer son lendemain et celui des hommes.

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Les Grecs ont divinisé la mémoire. Mais il serait erroné de supposer que, aux origines de la pensée occidentale, la mémoire ressemble en rien à cette fonction à l'aide de laquelle nous évoquons ou reconstruisons notre passé, pensons le temps et savons ouvrir des perspectives d'avenir. A l'époque moderne, la mémoire assure l'individu clans son histoire personnelle, elle est la condition de la conscience de soi. A l'inverse, le devenir est un flux qui s'écoule aux yeux d'un Grec, et l'existence se perd dans sa fuite destructrice et sans fin. Parce que la mémoire des Grecs archaïques est une connaissance de l'immotabilité de l'ordre cosmique, une telle fonction délivre cle la puissance de destruction du temps, elle libère de son incohérence et de son inconsistance. La mémoire exaltée et vénérée en Grèce est une puissance impersonnelle qui donne accès, non au passé, mais à un au-delà qui libère l'homme de la foite du temps.
Comme le rappelle J.-P. Vernant, la société hellénique antérieure au VIIIe siècle se représente en effet le temps des hommes dans une relation de dépendance constitutive à l'organisation cyclique du cosmos [1]. Comme ce temps lui-même, l'ordre humain se renouvelle périodiquement en restaurant son rapport aux origines. Pour que se ravive l'ordre des choses au terme du cycle, le prêtre raconte le passé primordial, il dit le temps de la genèse du moncle. Une généalogie relie l'ancien temps au présent. Son rappel reconstruit la société. Pour la Grèce archaïque, l'acte de nomination permet donc une restauration périodique sans laquelle ni les choses ni les hommes ne pourraient se perpétuer. Savoir, c'est garder le souvenir des noms. La mémoire est un don de voyance, une vue prophétique qui fait qu'en se remémorant, le poète voit et sait dans la lumièr mythique des origines. Parce que la mémoire projette dans l'au-delà, elle est une fonction sacrée pour la Grèce archaîque dont la société, avant la diffusion de l'écriture, c'est-à-dire entre les XIIe et XIIIe siècles, se fie à la tradition orale comme à son unique recours dans l'existence. Pour s'assurer de sa cohérence, cette société a développé des techniques de dénombrement et d'énumération qui sont autant d'exercices mnémoniques. La procession des règnes et des éIéments, la généalogie des dieux et des héros, le récit des combats, l'énumération des Catalogues, la déclinaison des saisons, des travaux et des jours ancrent l'ordre humain dans une rétérence au Mémorable qui lui donne sa coh&eacu te;rence et les conditions de son existence. La parole poétique déroule les hiérarchies et les filiations du Passé préhistorique, antérieur à toute idée du Temps. En réitérant cet éternel présent figé dans un ordre à conserver précieusement, la nomination de l'aède confère à l'épopée le pouvoir de restauration ontologique des formules rituelles. Pour la Grèce archaïque, la poésie est Mémoire de l'identité fondatrice.
A partir du VIIe siècle, la mémoire va perdre cette fonction archaïque et, pour la première fois dans l'histoire de la pensée occidentale, prendre conscience, ne fût-ce que négativement, de ses possibilités créatrices. Cette mutation a lieu au cours de ce qu'on appelle aujourd'hui l'âge lyrique, quand l'histoire eut détruit les empires dominés par les cycles et que l'homme, libéré d'un ordre où s'inscrivait la geste des héros, éprouva dans la douleur la précarité de ses oeuvres et la vanité de ses entreprises en découvrant sa déréliction nouvelle. L'existence va au néant et ne survit dans aucune mémoire. « Sitôt qu'un homme est mort, il n'est plus respecté de ses concitoyens. La gloire l'oublie. Vivants, nous préférons chercher la faveur des vivants, et pour le mort nous n'avons plus qu'injures », écrit Archiloque [2]. Testament de l'incertitude humaine, la proésie lyrique a légué à l'histoire le fond d'amertume et de désillusion sur lequel devait ultérieurement se construire l'édifice de la pensée grecque. Dans la poésie lyrique comme dans la tragédie, le temps fuit inexorable, vouant l'activité humaine aux épreuves, à l'échec et à la ruine. La tragédie montre la fatalité d'actions irrévocables dont le sens ultime est laissé au sort. Elle a fait l'expérience du temps de l'inéluctable qui dissout l'action en destin. En s'inscrivant dans une perspective temporelle, la liberté, le sens de l'initiative et la gloire de la geste héroïque ont sombré dans l'inanité d'une fin gratuite et sans avenir, la mort.
Dès lors, la poésie lyrique se replie sur les vicissitudes de la vie affective. Elle dira la singularité du moment présent en exaltant la charge émotionnelle des élans, des enthousiasmes, des emportements et des dépits. Fin du monde archaïque ? Naissance de l'individu ? Dissocié du temps cyclique de l'ordre cosmique, l'homme endure les caprices de la fortune, exposé qu'il est à l'absence radicale de sens de son histoire. Pierre Vidal-Naquet écrit:

«  L'homme est défini comme « éphémère » non parce que sa vie est brève, mais parce que sa condition est liée au temps. Le temps lui-même n'est pas autre chose que la succession sacadée des accidents de la vie [3]. »

Chez Pindare, chez Empédocle comme chez les Pythagoriciens, la civilisation grecque cherchera à échapper à cette instabilité en transformant sa Mémoire. Désormais, celle-ci ne réfère plus à la temporalité circulaire d'un éternel retour qui aurait pour seul sens de recommencer. Mais cette mémoire n'évoque le temps qu'avec regrets et amertume. Pour longtemps, la remémoration qui continue à se proposer comme une perspective de salut impliquera donc la négation du temps, qu'il soit linéaire ou cyclique. Chez les Pythagoriciens, l'anamnèse vise à séparer l'âme du corps pour trouver dans la restauration du souvenir des vies antérieures la possibilité de sortir à jamais du cycle de l'incarnation et de s'unir à la divinité. La mémoire réalise l'union de l'âme et du divin en délivrant celle- ci du flux intarissable et destructeur du devenir. Fontaine d'immortalité, la mémoire absorbe l'homme dans la contemplation des réalités éternelles en la détournant de la conscience de son passé personnel.
Il est vrai qu'au Ve siècle, les sophistes et les historiens s'efforceront de penser l'histoire dans la logique propre de l'action humaine, des institutions qu'elle fonde et des inventions techniques qu'elle peut produire. Hécatée de Milet, Hérodote et Thucydide écrivent l'histoire sans faire référence à la mythologie. Mais le pessimisme du Ve siècle s'accuse au IVe. Il porte Platon à projeter l'intelligible du côté des Formes, le rendant dès lors impuissant à penser l'histoire. Comme le dit à nouveau Vidal- Naquet:

« On me saurait chercher chez Platon un sens de l'histoire, alors que l'histoire n'appartient pas au domaine de ce qui a un sens [4].  »

La mémoire, chez les Grecs, est un certain rapport de l'âme à la création. Le platonisme a proposé, ainsi que le rappelle Victor Goldschmidt, l'idée d'une « création continuée », ou du moins d'une « création conservée » [5]. Mais cette vertu « créatrice ou organisatrice » n'appartient qu'au Bien [6]. Platon n'a jamais considéré l'action comme autre chose qu'une « transposition de l'Etre dans le Devenir ». Platon décrit l'action comme une imitation, de même que pour lui la durée procède de l'éternité. Parce que la réalisation ne vaut pas la science, les tragédies humaines resteront pour Platon des péripéties contingentes face au sublime de la théorie pure. Chez Platon comme dans toute la civilisation grecque, le rapport de la mémoire à la création est d'ordre contemplatif, il est le fait d'une âme désincarnée projetée dans l'arrière monde. Pour les Grecs, la mémoire est restée une fonction spéculative qui a continué d'ignorer ses possibilités créatrices.
A la suite d'Emile Benveniste, Jean-Pierre Vernant a fait observer que le fondement de cette inaptitude des Grecs à se représenter comme à projeter l'action qui fait l'histoire peut être mise en rapport avec les structures de leur langue. En grec, l'action est décrite, soit comme une action fonctionnelle, soit comme un fait accompli. L'individualité de l'agent, les caractéristiques de sa capacité d'initiative ne sont pas énoncées comme telles. J.-P. Vernant écrit:

« La conception grecque du temps implique elle-même une prééminence de l'acte et de l'activité sur l'agent. une intégration de l'agent dans l'action, une absence de l'"agir", en tant qu'il suppose un élément temporel [7]. »

On retrouve une semblable problématique dans le statut donné à la responsabilité subjective dans l'histoire du droit et dans la tragédie. De la même façon, l'initiative technique suppose que soient conçus et affirmés la structure de l'action vokontaire, la décision et l'engagement. Paradoxalement, la langue de la raison, de l'analyse méthodique et de la démonstration n'a pas su affirmer le sens de la fabrication humaine, la valeur de l'activité technique, de la production et du travail. Les Grecs n'ont jamais songé à transformer la nature par le pouvoir de l'artifice, autrement dit par la construction de machines. Dans la mentalité grecque, le temps de l'opération technique relève du kairos, c'est-à-dire du moment opportun, de l'occasion propice ou de l'à-propos. Les Grecs n'ont pas pensé l'autonomie de la technè humaine qui relève pour eux, création artistique y comprise, d'une activité de type imitatif dont le modèle idéal surpassera toujours en valeur sa copie ou son image, du fait de la supériorité ontologique de l'être sur l'apparence. J.-P. Vernant écrit:

« La conception platonicienne de la mimêsis souligne, dans les domaines ou elle s'applique, la même absence d'une catégorie de l'agent, d'une notion d'un pouvoir créateur de l'homme, qui a été notée dans les autres secteurs de la culture grecque [8]. »

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L'invention de l'idée de création musicale et son déploiement historique ont supposé deux révolutions de pensée. La première est la présence d,une philosophie de l'histoire, qui apparaît pour la première fois chez saint Augustin. Aussi bien chez les stoiciens que dans le platonisme, l'hellénisme refuse l'avenir, il aspire, au-delà du temps, à un présent éternel. A l'inverse, La Cité de Dieu rassemble les vivants et les morts dans une communauté incluant l'avenir. Pensant l'humanité dans l'unité de sa progression historique, elle confère un sens et une intelligibilité à l'idée d'une histoire universelle à réaliser. La Cité de Dieu est à l'origine de toutes les représentations de l'histoire universelle. Le texte renouvelle également les rapports de la mémoire et de la création. Chez Augustin, la mémoire devient une mémoire du présent car elle est fondée sur la relation de l'homme à Dieu et s'idenfie à la conscience de l'omniprésence divine. Dans la synthèse qu'elle réalise entre la cosmologie platonicienne et l'idée judéo- chrétienne d'une création ex-nihilo, la pensée d'Augustin apparait bien comme un acosmisme. L'idée de création supposait donc une pensée du commencement radical. Remarquons enfin que la musique est investie d'une signification positive chez saint Augustin. Dans le Traité de la Musique, l'expérience sonore ne relève plus de l'infériorité statutaire du sensible, de son inconstance et de sa relativité. Elle est au contraire impliquée dans le destin promis au corps après la Résurrection. La pratique de l'élement sonore subsistera dans l'éternité de la vie future.
Le développement de la création musicale a dépendu d'une secronde révolution historique de la pensée, l'institution d'un calcul du temps. C'est seulement au XIVe siècle que le temps de l'horloge, des affaires bancaires et commerciales, de leur évaluation raisonnée des risques et de leur comptabilité va façonner la conscience du temps. Les opérations du commerce se traitent dans le cadre artificiel de la chronométrie. De là une nouvelle culture dont les traits dominants sont le rationalisme mercantile, la mentalité juridique et l'usage généralisé des techniques. L'invention de l'écriture musicale est avant cela l'oeuvre du rationalisme scolastique. Elle est née du mouvement ,général de clarification et d'élucidation dont Erwin Panofsky a magistralement décrit le développement entre 1140 et 1270. La polyphonie est la première forme d'écriture musicale. Elle se développe dans une époque caractérisée par sa « confiance dans le pouvoir synthétique de la raison » [9] et sa « volonté d'explicitation des principes » [10]. Cependant c'est seulement au XIVe siècle que la musique développera son organisation rationnelle, c'est-à-dire son agencement méthodique, ses techniques de précision, sa puissance de coordination et ses calculs. La musique de l'Ars Nova s'émancipe des valeurs antiques de simplicité et de clarté dans la mesure même où, s'affranchissant du service divin, elle s'affirme dans l'autosuffisance de son art générateur de plaisir auditif. La métrique de l'Ars Nova transpose sur le plan optique le découpage du temps que réalisent les horloges. Avec l'adopticon d'un temps égal, la scansion s'affranchit du pied syllabique comme de toutes les formes d'incidence rythmique de la prosodie. La division du temps et la précision de la notation suscitent les jeux d'écriture. Ceux-ci donnent naissance à des constructions rationnelles dont l'enchevêtrement favorise l'accumulation des notes, l'affinement des subdivisions de l'unité et la vivacité des mouvements vocaux. Par l'effet de hoquet qui interrompt de façon brusque les lignes mélodiques, par l'emploi plus libre des dissonances, par la complication inouîe du tissu sconore que facilite l'introduction de nouvelles mesures et de nouveaux signes rythmiques, la rationalité de l'écriture permet l'invention de multiples effets dramatiques. Le choix du travail d'écriture prend le contrepied des normes traditionnelles de simplicité et d'universelle compréhensibilité, il procède d'une volonté de complexité, de difficulté et de subtilité sans précédent. L'Ars Nova est contemporain du nominalisme philosophique, qui relègue l'idée d'un lien nécessaire de la raison aux fondements d'un cosmos stable qu'elle aurait à décrire, et la conçoit au contraire comme une puissance d'intervention imposa nt ses structures propres au réel. Au XIVe siècle, un développement genéral des sciences a également lieu en Europe. La création musicale contemporaine participe donc d'un mouvement général de la civilisation. Le gothique international, le nominalisme et le formalisme contraguntique sont les formes cronnexes d'une certaine mise à distance de l'Antiquité, et donc d'une rupture au moins relative avec le passé. Désormais, l'idée n'est plus condamnée à se dégrader dans l'apparence, l'homme européen la conçoit au contraire comme un système de prises causales qui permet la genèse et la production, c'est-à-dire une perfection dans le futur. L'Ars Nova comme le nominalisme ont mis fin à l'antique priorité de l'Etre sur l'agir. Au XIVe siècle, l'entendement humain revendique pour la première fois son autonomie créatrice contre l'immobilité spéculative de la contemplation. « En considérant toutes choses, du sensible à Dieu, comme saisissables par les mêmes espèces d'appréhension (le nominalisme a...) écarté toute ombre d'inconnaissable, aussi bien du singulier matériel que de la Déité », écrit Paul Vignaux [11].
Mais l'idée de création n'aurait sans doute pas vu le jour dans la civilisation européenne sans l'étrange termentation de la vie religieuse qu'a connue la fin du monde antique, fermentation qui suscita autant de réprobation que de dégoût chez les rationalistes,grecs. Dans son ouvrage classique Les Grecs et l'irrationnel, E.R. Dodds estime que le rationalisme de l'esprit hellénique est né vers 335, au moment de la fondation du Lycée, et devait disparaître à la fin du IIIe siècle avant notre ère, au moment de la ruine de la civilisation antique. Dodds décrit cette ruine comme une démission de l'esprit collectif dans ce qu'il appelle « la crainte de la liberté ». Certains historiens estiment qu'ils n'ont pas à prendre en compte les éléments irrationnels du devenir. Contrairement à Collingwood, Dodds estime au crontraire qu'un rationaliste doit intégrer la part de l'irrationnel dans sa conception du réel, et surtout s'il veut défendre la raison. Ainsi Dodds restitue-t-il l'incongruité des conceptions que les nouvelles religions du salut développent dans autant de représentations de l'univers et de la vie qui apparaissent comme froncièrement incompatibles avec la vision hellénique classique du monde. Selon les nouvelles conceptions, le monde n'est pas un système rationnel stable mais une histoire. Pour appréhender la transformation du réel, il faut abandonner le recueillement de l'intelligence contemplative au profit d'une vision religieuse de la puissance de renouvellement de la réalité. Dans le protochristianisme comme dans toutes les religions du salut qu'a connues l'Antiquité tardive, le but ultime d'une connaissance du devenir du monde reste la rédemption individuelle. Ici prend fin le pessimisme antique et son doute concernant la valeur du changement. Dans le même temps s'effondre le lien qui existe dans le monde antique entre la raison et la religion car, désormais, la religion promet l'espoir et favorise de ce fait le développement de toutes les fausses sciences. Pour Dodds, le retour aux pratiques de la magie et de la divination, le culte de l'astrologie, l'essor de la doctrine des sympathies, des sciences occultes et de toutes les superstitions sont autant de symptômes d'une abdication de la liberté individuelle et donc d'un recul de la raison. Dodds décrit l'obscurantisme du climat dans lequel s'est développé le christianisme. Cet obscurantisme abdique toute volonté de connaissance, « vénère (de façon) pathétique la parole écrite [12] » et cultive la pensée dogmatique. L'évocation de Dodds rejoint à certains égards l'analyse que Gibbon avait donnée de la fin du monde antique, comme si la représentation de l'un comme de l'autre historien, prolongeant l'esprit des latins et des Grecs, semblait refléter cette stupeur consternée que le christianisme naissant devait inspirer aux lettrés de la basse Antiquité. Arnaldo Momigliano a souligné la valeur actuelle des travaux de Gibbon, pour qui la tâche essentielle de l'historien reste la compréhension de ce « passage du paganisme au christianisme (...), le fait majeur de l'Antiquité tardive [13] ».
Au reste, et comme le dit un historien catholique, le développement de l'irrationalisme antique tardif est un phénomène dont «  l'ampleur déborde la sphère étroitement religieuse [14] ». Bien au-delà des frontières de l'Empire, la conversion devait en effet toucher les masses paysannes et transformer les modes de vie en favorisant dans le fait un intérêt croissant pour l'invention technique.
Ce qui fait dire à Peter Brown que le passage de l'ère des Antonins à celle de Constantin ne constitue en rien « la traverse d'un moment d'effondrement catastrophique... mais le passage d'un âge d'équilibre à un âge d'ambition [15] ». Remarque apologétique ou propos d'historien? Les premiers temps du christianisme ont apporté un renouvellement complet de la vision du monde, comme si l'impulsion à la libération de l'antique avait dû passer par l'irrationalité du christianisme pour pouvoir ensuite s'en défaire. Pour un païen, « le surnaturel était constamment accessible à l'homme [16] » dans la majesté même du cosmos. Pour un chrétien, la création tire sa valeur de ce qu'elle est la projection incompréhensible du vouloir éternel. Le rapport du Créateur à la créature fonde l'autonomie et la liberté de cette dernière. L'irrationalité même de la conception chrétienne du sacré devait dès lors induire des innovations et des entreprises: le code du droit romain, le monachisme, l'institution ecclésiale, la dogmatique chrétienne et l'élaboration du répertoire liturgique. De la même façon, selon l'expression même de H.-X. Arquillière, sa conception politique tend à « absorber le droit naturel dans la justice surnaturelle, le droit de l'État dans celui de l'Église [17] » en une sorte d'augustinisme politique.
Le développement de la civilisation médiévale accomplira le christianisme en le dépassant. Il résorbera son irrationalité. Dès les premiers temps, des paiens comme Celse, Epictète et Marc-Aurèle avaient dit combien la représentation chrétienne de l'univers leur paraissait aveugle et déraisonnable. Et Plotin sera le dernier Grec à tenter de concilier le rationalisme philosophique et la vision religieuse, en identifiant la destinée individuelle à une connaissance de la nécessité rationnelle. Chez Plotin, l'âme s'unit à Dieu dans la contemplation. Mais déjà toutes les religions du salut de l'époque faisaient intervenir la médiation d'un sauveur pour mettre l'homme en relation avec Dieu. Dans le christianisme, la destinée de l'âme individuelle ne prend un sens que parce qu'elle est prise dans le mouvement de la création, de la chute et de la rédemption, c'est-à-dire parce que son histoire à la fois personnelle et collective est traversée d'impulsions irrationnelles qui projettent l'homme au-delà de lui-même en lui retirant de ce fait l'initiative de son salut. A considérer ces temps, on ne peut que souscrire au sentiment de la longue série d'humanistes qui ont jugé de pareilles conceptions comme autant de superstitions violentes enfonçant l'homme dans la conscience de sa déchéance et le privant de la confiance en ses possibilités propres. Il faut admettre cependant qu'une des conditions du développement de l'histoire européenne reste cette affirmation, dans l'ordre théologique, de l'existence d'un pouvoir créateur radical.
L'acosmisme chrétien repose sur une idée aussi irrecevable pour un Grec qu'inconcevable pour sa raison. La création ne comporte ni passage, ni changement, ni devenir. Elle est un commencement sans présupposition, n'admet aucune espèce d'antériorité ni d'intermédiaire entre Dieu et le monde. Entre le néant et l'être, aucune relation transitive. Du point de vue de Dieu, la création est l'éternité même qui exclut le temps. Du point de vue du monde la création est la totalité, durée comprise, de l'univers. Le temps est donc inclus dans l'éternité de l'action créatrice. Mais la création n'est en rien un premier moment, elle n'est pas un événement historique, ni une création continuée parce que l'éternité coexiste à tous les temps tout en les surplombant de sa transcendance. L'idée de création ex nihilo entraînait la ruine de la vision du monde des Grecs. Pour Plutarque encore, l'acosmisme ne peut se comprendre que comme une conception d'un désordre originel incréé, d'un chaos des premiers temps de l'histoire du monde, avant que les éléments du cosmos, la matière et le mouvement, n'aient reçu leur ordre. A l'époque de Plutarque, le chaos ne peut devenir Monde sans une action ordonnatrice, c'est-à-dire une sorte de commencement.
Comment comprendre la nécessité historique de la diffusion sans précédent d'un phénomène de fanatisation par l'aberration représentative.? Comme l'a fait Gibbon, les historiens s'accordent aujourd'hui à constater que les transformations de la religion antique ont touché toutes les classes sociales, et qu'elles ne peuvent de ce fait s'expliquer, comme le pensait encore M.I. Rostovtzeff, par la seule hostilité entre les paysans et la population civilisée des villes. A la suite de Festugière, Nilsson et Dodds, Peter Brown a décrit un nouveau style des échanges humains qui a sous-tendu, selon lui, les nouvelles formes de l'expérience religieuse. L'histoire sociale recourt ici à l'anthropologie historique et à ses études de mentalité. Elle suppose la description en profondeur de la transformation des types humains, des profils de personnalité et de leur équilibre pulsionnel. Dans le développement des études sur l'Antiquité, l'interrogation sur ce type de réalités et la mise au point de méthodes d'investigation adéquates n'ont pas été le fait des historiens des religions ni des chercheurs marxistes, mais d'esthéticiens. Walter Benjamin et, avant lui, Aloïs Riegl ont montré comment la longue durée de l'histoire sociale de la sensibilité donne accès à l'intelligence du phénomène historique parce qu'elle sait décrire l'irrationne luî-meme.
Ainsi Walter Benjamin déploie-t-il les aboutissants d'une telle méthode. Pour Walter Benjamin, le sens d'une époque est fait du dessein culturel profond qui s'exprime dans l'étroite solidarité des divers domaines de l'art et les fait concourir à la formation d'un style. L'art et les différentes formes de l'activité humaine relèvent de cette unité. L'histoire intellectuelle et artistique d'une civilisation est elle-même en relation étroite avec ses conditions sociales. En utilisant certains éléments de l'analyse qu'Aloïs Riegl avait donnée de la fin du monde antique, Benjamin esquisse ainsi une sorte d'histoire sociale de l'expérience esthétique des XIXe et XXe siècles. Pour Benjamin, l'époque moderne est une période de mutation qui peut être comparée à celle qui a mis fin à l'Antiquité car les grands changements d'échelle, «  l'alignement de la réalité sur les masses et des masses sur la réalité [18]» ont, aux deux époques considérées, fait muter les traits fondamentaux de l'existence, ils ont modifié les certitudes sensibles et l'allure générale des conduites. Benjamin considère que le trait distinctif de la modernité réside dans la transformatiron globale des modes de notre communication avec le monde. Une telle transformation concerne aussi bien le langage que le sens de l'espace et de la durée de notre société. Les déterminations que Benjamin se propose de décrire relèvent du niveau de la réceptivité sensible et se situent donc en deçà des structures élaborées par l'art. Les civilisations construisent l'attitude des hommes devant la vie, elles déterminent ses dispositifs intimes, ses gest es, ses comportements, ses façons de ressentir et le régime de ses désirs comme de ses affects. Une civilisation donne ainsi son style à la sensibilité, elle s'exprime dans l'art du maintien ou le raffinement des manières. Une civilisation se caractérise par un mode d'appartenance au monde, c'est-à-dire un type d'articulation du temps, de l'espace et de la parole. Elle s'est construite à partir d'un fond d'impressions primitives dont elle projette les rythmes et les tensions dans ses institutions et ses coutumes. Dans la concentration propre à l'expression esthétique, la dynamique de la civilisation s'accomplit en une signification universelle.
Riegl a décrit, au sein de l'art du Bas-Empire romain, l'apparition d'un mode d'appréhension ou d'un vouloir formel nouveau. Celui-ci abandonne les volumes compacts et les formes tectoniques, met à distance l'objet et confère à l'espace une valeur primordiale. L'art antique est un art de la finitude et du recueillement. L'art du Bas-Empire semble emporté au contraire par le dynamisme d'un essor subjectif. Le premier est caractérisé par des valeurs de saisie, il est concentré sur la détermination de ses prises et se ramasse sur ses contours. Le second s'est libéré de la prégnance plastique. Il accorde à l'espace une signification proprement optique et trouve son registre d'expression privilégié dans l'éloignement, dans les rapports de mobilité, de transparence et de profondeur. Sekon Riegl, cette mutation de la dynamique et des termes de l'appréhension s'est effectuée au cours d'une période de très longue durée. Ses signes précurseurs remontent aux débuts du stoïcisme, au IIIe siècle avant notre ère. Son terme, au IIIe siècle après J.-C., coincide, avant sa chute, avec la plus grave crise de l'Empire romaîn.
Benjamin souligne l'intérêt d'une étude qui « met en lumière les caractéristiques formelles propres à la perception du Bas-Empire [19] ». Pour lui, l'essentiel reste d'appréhender et de décrire « les transformations sociales dont ces changements de mode perceptif n'étaient que l'expression » [20]. Or, dans son ouvrage Grammaire historique des arts plastiques [21], Riegl a bien montré le caractère critique et novateur de la production des Arts et Métiers du Bas-Empire. Selon Riegl, l'esprit de l'Antiquité est fondé sur le principe d'un droit du plus fort qui s'affirme avec la suprématie du motif sur le fond, la recherche de la perfection corporelle et la constitution de types stables, étrangers à l'individualisation psychologique. Dissociant la nature du divin, l'art de l'époque romaine tardive invente au contraire un culte de la laideur. Il refuse les rapports de force et montre une complaisance pour l'expression de la souffrance comme pour l'imperfection. L'art du Bas-Empire retire à l'espace antique son principe immanent d'organisation, il s'ouvre à l'éphémère, à l'accidentel et à l'humeur du moment. Le passage à la vision éIoignée dissout la forme dans la mobilité du fond, capte la fugacité des apparences, déforme ou enlaidit la nature. Cette émergence de la profondeur dans l'agitation du fond témroigne de l'existence d'une sorte d'angoisse incoercible chez les contemporains de Plotin. Mais les nouvelles exigences stylistiques ont aussi une composante sociale. La priorité de l'espace sur la forme compacte, l'abolition des critères logiques de composition, le goût de la distorsion manifestent la formation d'une sensibilité nouvelle. Dans son dé ;dain de la nature, l'innovation formelle de l'art du Bas- Empire s'oppose aux normes de représentation de l'Antiquité classique et rejette dans le même mouvement l'ordre social dont de tels canons procèdent. L'art du Bas-Empire contient donc tous les ferments d'une critique sociale radicale.
Les origines de cet art qu'on appelle « antiphysique » sont aujourd'hui établies. Elles sont plébéiennes [22]. Santo Mazzarino a décrit l'ampleur des mouvements de masse et la fermentation culturelle sans précédent de la basse époque romaine. Pour l'historien italien, le temps des Sévère est celui du « féminisme et des affranchis » [23], c'est-à-dire des minorités créatrices qui revendiquent le droit à la liberté des femmes et des esclaves en une volonté de rupture avec le monde gréco-romain qui « allait au-delà d'une simple acceptation du christianisme » [24]. L'éveil des nationalités, la floraison des hérésies, la volonté d'égalisation sociale et de démocratisation de la culture ainsi que la prise de conscience du rôle historique qu'allaient jouer les Germains montrent un monde qui avait rompu avec l'ordre ancien. Ces mouvements d'émancipation devaient se briser sur les résistances de la classe sénatoriale. Celle-ci maintient en effet son hégémonie mais échoue désormais à perpétuer l'unité de l'État dans l'assimilation des peuples colonisés à la culture hellénistico-romaine. Les épidémies et le dépeuplement amènent le déclin de la production agricole et l'oppression des campagnes. L'appauvrissement des villes, les guerres civiles et extérieures provoquent l'effondrement de l'économie monétaire sur laquelle reposait la centralisation supranationale. L'époque de Commode voit ainsi les prodromes d'un effondrement de l'antiquité paîenne. La crise est d'ordre économique et sociopolitique. Elle se marque aussi dans la très profonde tran sformation des attitudes mentales. L'évolution des moeurs, le changement du statut de la femme et de la structure familiale caractérise la privatisation d'une existence détachée désormais de sa référence cosmologique et rendue à son énigme. L'affectivité et l'impression sensible ont désormais une valeur propre. Leurs moments élémentaires envahissent toutes les formes d'expression de l'époque[25].
L'art et la poésie du Bas-Empire exaltent le moment musical latent de toute oeuvre d'art, c'est-à-dire la mise à distance du monde la création d'un espace dégagé de toute contrainte représentative, réduit à l'état d'émergence et apte, du fait même de sa globalité indécise et de sa fluence, à dire un nouveau style de communication avec le monde. L'espace du IIIe siècle n'est plus l'espace des corps, fragmentaire et fini, de l'antiquité classique. Il n'annonce pas non plus l'espace systématique des modernes, dont la continuité et l'extension indéfinie supposent l'introduction de la perspective plane et sa construction exacte selon une « méthode mathématique du dessin » [26]. Cet espace est un espace en suspens, sans délimitation ni dimension, qui ne parvîent a preserver sa precaire unité qu'en se repliant dans l'irrationalité profonde de son mode de constitution. Panofsky a montré l'aporie de cet espace qui n'épouse ni la structure psychophysiologique de l'impression visuelle subjective, comme le faisait l'Antiquité, ni ne se construit selon une rationalisation mathématique de l'impression visuelle, comme celui des modernes. Le recul en profondeur ne sert pas un dessein bien défini de reproduction visuelle mais traduit surtout un nouveau rapport de la subjectivité à l'espace. La prééminence des valeurs optiques dont parle Riegl et l'expérience de l'espace particulière à la basse antiquité trouvent leur forme la plus accomplie dans la dynamique expansive de la couleur. L'espace devient alors une émanation de la lumière. Il entre en résonance directe avec un fond de sensations premières dont il exalte la charge émotive, le mouvement d'ouverture et l'ampleur du retentissement. L'affinité la plus marquée de la peinture et de la musique apparait avec ce pouvoir d'irradiation de la couleur qui emplit et meut l'espace dans son entier, selon un rythme unique, tout en l'investissant d'une signification affective immédiate. L'avènement simultané de la couleur et de la distance caractérise un style, il témoigne d'une nouvelle volonté d'art dont l'esprit et la mise en oeuvre procèdent d'un même élan. De son côté, la musique suivait le cours d'une évolution analogue. Les points communs d'une telle sensibilité et de l'expressionnisme du XXe siècle ont été maintes fois relevés et notamment par Riegl lui- même. La ressemblance de cette époque avec la notre est en effet frappante, tant dans les formes que dans les fondements sociaux de ces deux types d'art.

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Valéry a consacré une partie importante de son oeuvre à étudier les effets de transformation que le développement contemporain du machinisme industriel induit dans la psyché moderne. Anticipant à maints égards les analyses qu'Adorno devait développer dans son texte sur la Régression de l'audition, il montre comment la civilisation de l'automatisme crée un type de temporalité où s'abolit toute mémoire comme toute création. Mise en cause de l'innovation technique? Procès du capitalisme.? Valéry a pressenti le rôle décisif que l'automatisation devait jouer dans la technologie, l'organisation du travail, les systèmes productifs et les modes de vie. De nouvelles séparations des tâches, de nouveaux modes de distribution de l'intervention bouleversent la division du travail, privant le travailleur de ses fonctions de contrôle, de commande et de régulation. D'autre part, la production automatisée retentit sur les comportements, les motivations, les besoins et les aspirations du monde du travail. En tant que nerf du système productif, l'automatisme devient alors un facteur de transformation radicale de la société. L'automatisation n'a pas changé seulement la manière de produire, mais engendré des mutations dans l'organisation de la vie sociale, la vie familiale, la formation scolaire et professionnelle, le temps libre et les communications. La mise en place de l'automatisme a changé les modes de la production et de la consommation. Elle a déterminé un nouveau mode de vie car les hommes intériorisent leur moyen de travail pour se l'approprier. Dans une analyse qui se situe à la frontière de l'anthropologie culturelle, de l'esthétique et de l'histoire sociale, Valéry décrit le style d'existence et les modes d'expression qui définissent la moder nité.
Le développement contemporain de l'automatisme n'oblige pas à conclure à un pessimisme radical, bien que la façon dont Valéry a analysé le temps et la psyché modernes ait gardé toute son actualité.
Notre société est entièrement soumise aux conditionnements musicaux de la pire espèce. Notre civilisation ne propose au travailleur que l'aliénation dans la boite à rythmes, tandis que la musique industrielle pille le passé en le mettant au goût du jour et l'abâtardit en autant de refrains répétitifs. Comme Valéry l'a perçu et exprimé, l'automatisme n'a jusqu'ici en rien contribué à façonner le type d'homme qu'appelle la démocratïe.
Pour Valéry, la civilisation industrielle est celle de l'automatisme. Avec elle commence le temps du monde fini, c'est-à-dire la lutte pour la conquête du globe, l'exploitation illimitée des énergies naturelles, l'écrasement des peuples les moins organisés, la « simplification des types humains » [27], la disparition du temps libre, le nouveau nomadisme, l'extension universelle des fonctions de surveillance, le déclin de l'Europe et les débuts de l'histoire mondiale. Pour Valéry, le caractère fondamental de l'automatisme, c'est l'abus, car l'accroissement indéfini de puissance et de précision fait partie intégrante de sa définition. L'esprit de calcul inspire l'excès. Le projet d'organisation se lïe a la demesure. Ainsi la transformation radicale que l'automate impose aux moyens de production s'étend- elle à toutes les conditions de l'activité humaine. L'uniformité et la rapidité sont les qualités requises par la commande et le contrôle. Elles deviennent les valeurs constitutives d'un monde où « nos mouvements se règlent sur les fractions exactes du temps [28] ». Les effets les plus voyants de cette emprise de la machine sur l'homme sont la précipitation, la tension, les interruptions, l'agitation et la fébrilité, car un mode de vie entièrement régi par des « moyens de décrochage ou de déclenchement [29] » devient l'empire de la hâte et de l'incohérence. Norme de comportement des sociétés industrielles, la réaction réflexe se substitue aux attitudes fondées précédemment sur « l'attente et la constance » [30] Subrepticement, l'automate façonne les conduites humaines à son image. Il leur imprime l'allure de répétition essentiellement instable qui caractérise le comportement et la sensibilité de l'homme moderne, son perpétuel état critique sur fond de nécessité gratuite. Chez l'homme moderne, le conformisme et la spontanéité sont devenus indiscernables, la trépidation et l'inhibition se recouvrent et finissent par se confondre, dans le tumulte vain d'un mouvement qui s'épuise de ne pouvoir commencer. Faute de se résoudre en action, la contradiction se fige en destin. Mais ces conflits aussi irrévocables qu'insolubles auxquels la vie humaine paraït universellement exposée sont subis avec indifférence et dans le détachement. Le conflit se déplace alors, il se travestit et réapparaït sous des formes insolites ou compulsives. Les secousses les saccades, soubresauts et trémulations manifestent le mélange inextricable d'engrenage et d'égarement qui constitue le fond du monde machiniste. Dès lors, les valeurs de l'art sont elles-mêmes gagnées par ces signes du destin moderne. Elles marquent le retournement de la finalité humaine en causalité mécanique. Elles révèlent également l'expérience que l'homme en fait, c'est-à-dire la façon dont ce renversement affecte les dimensions de son existence. Quand les médiations manquent, quand la résolution des tensions n'est plus possible l'instantanéité, l'intensité et la nouveauté font irruption en tant que telles. L'accès paroxystique alterne alors avec la prostration. A la crise succède la stupeur. Valéry voyait dans un tel dédoublement le trait symptomatique du psychisme moderne. Celui-ci est assujetti à des contraintes à la fois péremptoires et indéterminées. ll a intériorisé les clivages d'un automatisme dont il est pénétré. D'un coté l'exactitude la fixité, la prescription impersonnelle, l'inexcorable répétition. De l'autre l'égale disponibilité, l'absence d'un dessein défini, l'irrésolution, la soumission neutre. Le rendement exige dressage et dépossession. Il n'est tolérable que si les contradictions qu'il engendre sont maintenues dans l'inconscience. Dans sa ruse, l'automatisme fait donc passer la contrainte pour du désir et se rend acceptable. Telle est la fonction de la stimulation permanente, qui est le mode d'accoutumance par lequel la sensibilité humaine devait développer son adaptation au règne machinal. Cette accoutumance suscite à son tour ses propres besoins auxquels pourvoit l'organisation d'une industrie chimique et culturelle.

« Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d'après les propriétés une maladie qu'elle guérisse, une soif qu'elle puisse apaiser une donleur qu'elle abolisse [31]. ».

La stimulation consiste à bloquer l'action dans des antagonismes internes et à les figer dans une répétition costensible. Le dessein volontaire se dissout en ambivalence. Les conflits pulsionnels s'exaspèrent sans trouver d'autre issue que leur rigide persévérance. Ils se déchargent à vide, avec une monotonie qui n'admet ni régulation ni intégration. La répétition, c'est la contradiction qui s'expose dans la méconnaissance de soi, avec une intensité accrue par la nécessité de combler les failles qu'elle ne cesse d'élargir. La civilisation du contrôle s'attaque à «  notre sens le plus central, ce sens intime de la distance entre le désir et la possession de son objet, qui n'est autre que le sens de la durée [32] ». Le stimulant supprime cet intervalle. Il détourne le désir de sa réalisation et le cronduit à se satisfaire de sa propre comcidence avec soi. Renvoyé à lui-même, le désir se fixe alors sur sa structure de dilemme, il s'enfonce dans le ressassement d'une contrariété diffuse d'où nulle décision ne peut sortir. Le stimulant détermine ainsi un mode d'existence où la dimension d'avenir s'absente à force d'être esquivée. Le stimulant n'est pas un substitut de l'action, mais sa négation radicale. La civilisation de l'automatisme fait croire qu'elle compense par la stimulation ce qu'elle retire en capacité d'initiative et en pouvoir d'action. En nous coupant de l'action, elle nous enferme en fait dans le passé.
Le processus de réversion par lequel l'automatisme ancre le désir dans les contradictions qui lui sont inhérentes engendre en effet un type psychique emprisonné dans l'archaisme. Ce type est fait d'un mélange bien particulier de dissipation et de défiance. La dissipation désigne cette « intoxication par l'énergie » ou par « la hâte » [33] qui émousse la sensibilité en la plongeant dans une intensité brute et désordonnée. La défiance résulte inévitablement de la subordination de l'action au contrôle. « Dès qu'une action est soumise à un contrôle le but profond de celui qui agit n'est plus l'action même, mais il conçoit d'abord la prévision du controle, la mise en échec des moyens de contrôle [34]. » Ainsi dissipation et défiance ne font-elles qu'un et jouent-elles des rôles complémentaires. La civilisation de l'automatisme favorise le développement simultané d'affects contraires qui absorbent le psychisme dans la lutte contre ses dissidences internes. Mais elle préserve en même temps la part de vigilance qui est requise par les fonctions de contrôle. De là la résurgence de toutes les formes de notre préhistoire, car la prééminence du contrôle nous livre à la tyrannie de l'archaïque. La structure de l'automatisme ne se prête en effet que trop bien à l'exploitation organisée des types de régression qu'elle suscite. Comme si l'irréductible et multiple emprise du passé était le tribut que la civilisation payait à l'automatisme, notre époque qui s aliène dans le répétitif explore aussi l'inconscient.
Mais tout se passe comme si, en optant pour l'automatisme, l'humanité avait implicitement, et au moins pour un temps, renoncé à ses possibilités de dépassement effectif. Le stimulant pallie la « dépression du sentiment de maîtrise » [35] par une dilatation forcée coù le moi s'exalte de facron factice. De là la perte du sentiment de soi, la liberté dans le désintérêt puis l'indifférence. En reportant ses contradictirons sur le psychisme individuel, le monde actuel inflige au moi une condition d'impuissance cque celui-ci éprouve comme une fatalité accusant à la fois sa mauvaise nature et relevant en même temps de la norme d'adaptation. Ainsi la modernité engendre-t-elle des personnalités vacillantes et insensibles, erratiques et résignées, pusillanimes et vétilleuses, insouciantes et tenaillées par l'angoisse.

« Un homme moderne, et c'est en quoi il est moderne, vit familièrement avec une quantité de contraires établis dans la pénombre de sa pensée et qui viennent tour à tour sur la scène. Ce n'est pas tout: ces contradictions internes ou ces coexistences antagonistes dans notre milieu nous sont généralement insensibles. et nous ne pensons que rarement qu'elles n'ont pas toujours existé [36]

Pour Valéry, cette apathie moderne n'a rien d un trait de nature, elle est un pur produit de l'histoire, c'est-à-dire des scissions que la société fondée sur l'automatisme a introduites dans l'individu. Sous une forme intériorisée et méconnaissable, celles-ci se reproduisent en lui et le prédisprosent au renoncement, à l'obéissance passive. Valéry montre partout à l'oeuvre cette « logique de l'ambiguïté » que Sartre qualifiera plus tard de contradiction sans opposition. Elle cimente une société dépourvue de consensus et la prépare aux aventures autoritaires. La subjectivité est devenue en effet la proie des antagonismes qui la constituent et la paralysent. L'exigence critique ne parvient plus à se formuler dans un langage à caractère purement instrumental. Détournée de son sens, elle se dissipe dans l'indétermination. Selon Valéry, la modernité inhibe le psychisme en le plongeant dans un état de latence et de stagnation, dans une sorte d'ankylose qui le réduit à l'impuissance et le prive de tout pouvoir d'élucidation. Ainsi la structure technique et sociale du monde moderne nous contraint-elle à vivre sur le mode déficient de l'ambivalence. Ce faisant, elle nous reconduit à notre préhistoire, nous obligeant à notre insu à revivre sur le mode des conflits initiaux des tensions qui nous accaparent en dissimulant le ressort de leur négativité interne. Rendu prisonnier de toutes les formes de survivance du passé, le psychisme se perd dans un abîme de dissensions d'autant plus obscures qu'elles sont plus graves. Sous l'emprise d'un mode de vie dominé par l'automatisme, nous subissons un type de contradictions qui ne s'éprouve jamais comme tel ni n'est jamais l'objet d'une prise de conscience. Les divergences fondamentales qui divisent l'individu et minent son intégrité se dissimulent en effet sous une imprécision flottante, elles s'enkystent dans le besoin de répétition ou s'annulent, en se neutralisant, dans la surenchère. Le monde moderne a faconné un psychisme et sélectionné un système de pulsions qui privilégient les attitudes d'échec, la sclérose et le repli, laissant libre cours à l'appétit de destruction et faisant prédominer l'instinct de mort. Avivant la dualité des tendances contraires mais jouant sur leur ambivalente unité, renforçant à la fois les oppositions et la confusion des opposés, la société moderne vit dans l'instabilité, la superficialité passive et l'angoisse. En soumettant l'existence à un régime permanent de possibilités contradictoires, elle a façonné une mentalité pour laquelle tout s'équivaut parce que tout s'est neutralisé dans l'identité du fait brut, c'està-dire dans un universel oubli des différences.
Comme Valéry l'avait annoncé, pareille mise en condition du psychisme a fait le lit du despotisme car, cultivant la passivité politique, elle a rendu possible tous les cultes de la puissance comme toutes les démissions éthiques sans lesquelles la barbarie de notre siècle n'aurait pas vu le jour. Valéry écrit:

« L'irresponsabilité, l'interchangeabilité, l'interdépendance, l'uniformité des moeurs, des manières, et même des rêves gagnent le genre humain [38]. »

Protestation de contempteur attardé ou analyse lucide de la crise de la civilisation moderne? A la différence de ses lecteurs et successeurs qui décriront l'histoire comme un processus de décadence et stigmatiseront le monde administré de la socialisation totalitaire, Valéry n'a jamais récusé l'idée de progrès mais décrit les effets de « l'accroissement très rapide et très sensible de la puissance (mécanique) utilisée par les hommes, et celui de la précision qu'ils peuvent atteindre dans leurs prévisions [39] ». Contrairement à cette intuition de Valéry, les analystes et les critiques du XXe siècle semblent tous atteints par le même pessimisme. Marcuse a critiqué la tolérance considérée comme une fin en soi. Il a dénoncé les conséquences du principe du rendement, parmi lesquelles le processus de désublimation répressive qui semble apparemment libérer le désir, mais lui retire sa force de médiation et l'asservit à la loi du marché. Horkheimer a analysé les techniques de manipulation des besoins dans une société dominée par la communication de masse et soumise à ses types de controle. ll a fait ressortir comment l'omniprésence d'une généralité répressive s'est substituée à l'égalité et à la liberté en s'imposant moins par la terreur ou la propagande que par des mécanismes insidieux d'intériorisation de la contrainte. L'industrie culturelle brise les résistances de l'individu, elle obtient son acquiescement permanent en utilisant des procédés de séduction abaissante, d'insinnation et de dévalorisation systématiquement mis au point. Réduit à l'&eac ute;tat de dépendance passive, devenu l'instrument de sa propre domination, le sujet abdique son autonomie dans une satisfaction fausse qui équivaut en réalité à un sacrifice ascétique. Ce faisant, il intériorise l'irrationalité de rapports de pouvoir qui l'oppriment tout en le laissant sans défense face aux impulsions naturelles qu'il refoule en lui. Les pulsions insatisfaites, contraintes par l'oppression qu'elles subissent, viendront les renforcer de leur adhésion involontaire. Ainsi, loin de parvenir en quelque façon à se libérer, l'individu mutilé se retourne contre lui-même avec un acharnement vindicatif nourri de ressentiment et de mépris de soi.
La création musicale au XXe siècle n'échappe pas à ce processus d'amputation. La musique a toujours été un art du temps et de la mémoire, mais l'existence divisée est inapte à la forme. Au terme de la différenciation, l'identité nue. En distendant le rapport du désir à la pensée, la musique s'abolit dans le silence ou bien découvre un fond de monde, une rumeur originelle qui pourrait être celle des états crépusculaires ou aussi bien des discours d'aliénation. De cet art de la limite, on pourrait évoquer les Musiques de Nuit de Bartok, pièce pour piano tirée de la Suite en plein air; l'allegro misterioso du troisième mouvement de la Suite lyrique de Berg; les Six Bagatelles pour quatuor opus 9 et les Trois petites pièces pour violoncelle et piano opus 11 de Webern; le post-scriptum du Visage Nuptial de Pierre Boulez; ou, plus loin dans le temps, le finale de la Sonate en si bémol mineur de Chopin. Ces oeuvres, qui sont autant de cas, témoignent d'une mutation radicale dans la façon de représenter et de penser le temps. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la musique européenne a constamment tendu vers un seuil de rupture au-delà duquel le temps s'anéantit parce que la forme ne supporte plus sa propre possibilité. Résidu d'un sens qui s'est brusquement dissipé, le son ne subsiste plus que sous la forme de trace, de résonance énigmatique. Les étranges arrangements de son et de silence, leurs constellations factices, leurs modalités figées, leurs aberrations et leur discordance laissent ainsi entrevoir cette possibilité latente de fermeture et de dislocation dont ils procèdent. Parce qu'il ne propose pas de contenu déchiffrable, on a parlé de l'intellectualisme de cet art. Il s'agit en fait d'un art de l a limite, un art qui ne propose rien. La forme s'est dessaisie de son moment constitutif. L'instant propre de cet art est celui de la disparition.
Cette défaillance intime enferme un tel art dans l'hermétisme de son intériorité recluse. Repliée sur elle-même comme une esquisse tronquée, comme une déformation sans loi, la forme a perdu toute finalité. Elle n'est plus ni l'ébauche ni l'apparence d'un sens. Elle n'est pas non plus un pur non-sens, mais se situe dans cet horizon d'indifférence, dans cet espace inhabitable où l'universel est près de se résorber dans l'anonyme. Le musicien qui s'est aventuré le plus loin dans cette expérience du déficit, de l'effondrement et de la faillite est sans conteste Barraqué. La Mort de Virgile, qui est une sorte de Divine Comédie à rebours, semblait vouée, dès l'origine, à l'inachèvement. Son échec est à la mesure de sa grandeur, c'est-à-dire à la mesure du risque encouru. Chez Barraqué, pareil passage à la limite exprime le mixte d'effroi et d'hallucination auditive qui font le vertige de l'homme précipité dans la chute. Le retrait du monde est un moment foudroyant, un anéantissement dans la bourrasque et la suffocation. Barraqué n'a pas laissé de tradition, mais une empreinte ou une hantise. L'écho de son esthétique labyrinthique se retrouve dans l'oeuvre de Brian FerneyLough ou de Paul Méfano. Chez Sylvano Bussotti ou Franco Donatoni, il s'adjoint une pointe de maniérisme. La génération suivante devait sacrifier toute prétention à l'universel et faire prévaloir le plaisir neutre de l'anonymat. La vision de cauchemar et de décombres que Barraqué avait portée au paroxysme de la tension tragique se transpose alors en allusions paisiblement énigmatiques, quand elle ne s'aménage pas en un piètre et délicat hommage rendu à soi-même.
La musique du XXe siècle ne s'est pas réduite pour autant à l'expression nue du désarroi concernant les fins de l'existence humaine ni à la projection brute de la dépravation ambiante de l'humanité. Bien sûr, l'industrie culturelle a multiplié sa répétition sans création ni mémoire. Mais il ne faudrait pas que la représentation des aspects régressifs du phénomène musical mène à cette condamnation sans issue de notre civilisation à laquelle les savants contempteurs du monde culturel contemporain se sont livrés depuis 1914. Car les mutations en cours de la pensée musicale comme, plus généralement, la marche du monde qui a lieu dans l'ordre scientifique, intellectuel, politique et social témoignent généralement de la réalité du développement de notre société. On peut représenter celui-ci comme une reconstitution permanente de la mémoire collective par la création.
Aucune civilisation n'a eu, cormme la nôtre, une conscience aussi aiguisée de sa propre durée historique, c'est-à-dire n'a su étayer son présent sur le passé pour le transformer en une tradition vivace. Une telle dynamique suppose une vision révolutionnaire de l'histoire. Son idée est issue des Lumières. Elle se représente la civilisation comme une totalité dont le mouvement créateur peut se lire dans les formes du progrès collectif, dans l'évolution du droit, des institutions politiques, de la religion, du commerce, des arts et des sciences. La spécificité du présent naît de la puissance d'innovation propre à la civilisation. Rejaillissant sur elle-même, celle-ci jette de nouveaux aperçus et suscite de nouvelles interrogations sur le passé, car le progrès oblige à récrire l'histoire en transformant constamment les problématiques et les perspectives selon lesquelles on se le représente. La création suscite un approfondissement de la conscience historique, elle est elle-même un processus d'accroissement de la conscience de soi dont les vues plus étendues et la compréhension toujours plus large de l'universel suscitent naturellement un renouvellement des formes de l'élucidation rétrospective et du sens critique du passé. C'est pourquoi notre société qui se transforme a posé comme aucune autre la question des archives, autrement dit de la conservation de ce passé qui n'est plus qu'historique. La musicologie ranime la pratique de techniques disparues, elle restitue les sonorités singulières d'une époque et contribue de la sorte à la constitution d'une anthropologie culturelle qui sait déchiffrer la multiplicité des catégories de l'imaginaire, du temps et du travail, permettant à partir de là ; la transformation du souvenir en une nouvelle réalité. La restitution intégrale du passé que proposent les interprètes suppose la tradition d'érudition des études savantes .
Mais si le présent commande notre compréhension du passé, il n'est pas, à l'inverse, de création sans culture, c'est-à-dire sans une capacité de façonner un présent qui s'intègre au passé. La création véritable sait qu'appartenir à son temps, c'est s'inscrire dans une durée de l'art qui, à défaut de connaitre le progrès, exige des changements. T.S. Eliot ecrit:

« Aucun poète, aucun artiste, dans quelque art que ce soit, n'a son sens complet par lui-même. Le comprendre, l'estimer, c'est estimer ses rapports avec les poètes et les artistes du passé. On me peut pas le juger tout seul; il faut le mettre, pour l'opposer ou le comparer, au milieu des morts. J'entends ceci comme un principe de critique, non pas simplement historique, mais esthétique [40]. »

Chaque oeuvre nouvelle se mesure aux oeuvres anciennes parmi lesquelles elle vient prendre place. Mais l'art modifie le sens total de l'histoire de l'art au sein de laquelle il s'inscrit. Il projette une lumière rétrospective inattendue sur telle oeuvre du passé. Eliot poursuit:

« La différence entre le présent et le passé vient de ce que le présent conscient est une compréhension du passé d'une manière, et à un degré, que la propre conscience que le passé a de lui-même ne peut pas offrir [41]. »

Ainsi la création suppose-t-elle cette intégration à l'histoire de l'art qui « ne se fait ni consciemment ni délibérément » [42], mais propose autant de cadres et de repères de langage qui permettent d'« échapper à la personnalité » [43]. Pour Eliot, le rapport à la mémoire qui fonde l'idée de la création implique en effet la « reddition de soi » [44]. « La concentration que produit un cadre de mythologie, de théologie ou de philosophie est une des raisons qui font de Dante un grand classique et de Blake seulement un poète de génie [45]. » Cette concentration qui porte à son état le plus accompli le difficile équilibre de la mémoire et de la création définit le classique. C'est elle qui fait de Joyce, de Conrad, de Swinburne ou de Baudelaire des auteurs originaux et universels.
L'apparition d'un classique suppose une civilisation, une langue et des moeurs parvenues à un haut degré de maturité, ce qui implique une distance collective prise à l'égard de la brutalité et de la grossièreté, le raffinement d'une conquête de la liberté sur la nature. Un âge classique, dit Eliot, est marqué par une évolution vers un style commun, c'est-à-dire moins l'existence de conventions communes que la tendance d'une puissance collective vers la subtilité délicate de l'expression. Un classique est celui qui, soutenu par l'effort de ses prédécesseurs, porte ses moyens d'expression à un degré d'achèvement et de plénitude que ceux-ci n'avaient pas pressenti. Le classique n'est donc pas un continuateur. Il ne parachève pas, mais conduit à leur aboutissement les virtualités inexploitées de la langue. Ainsi l'avènement du style classique de Haydn, de Mozart et de Beethoven avait-il été préparé par l'abnégation industrieuse des fils de Bach qui oeuvraient délibérément à la fusion des éléments du langage musical. Le classique assure « le maintien d'un équilibre inconscient entre la tradition au sens élargi du mot - la personnalité collective, pour ainsi dire réalisée dans la littérature du passé - et l'originalité de la génération vivante » [46]. Eliot s'interroge sur les caractères de style qui permettent l'éclosion d'un classique. Selon lui, l'anglais tend plutôt à la diversité qu'à la perfection, à l'inverse de la langue latine, dont il décrit le degré de fusion des éléments.
De la même façon, la musique du XXe siècle a opté pour la diversité, elle a reculé les frontières de son art mais ne s'est pas préoccupée des conditions qui font un art universel. La modernité a cultivé les divergences de style, elle a accueilli les suggestions de l'époque et s'est éparpillée en partialités exclusives dont les caractères idiomatiques sont trop accusés pour pouvoir prétendre à une signification historique à grande échelle. Elle a cru que le passé consistait seulement dans le poids d'un héritage. Mais le passé a accompli les exigences permanentes de la création, il a projeté sa volonté civilisatrice dans le style et les formes d'un art consommé. De telles exigences n'ont pas fait partie de l'esprit du siècle. Il n'y a pas de création quand l'industrie humaine renonce à affirmer la spécificité de son ordre et s'abandonne à la profusion relâchée de l'immédiat. Il n'y a pas non plus de création quand une époque se montre incapable de projeter le temps auquel elle appartient dans l'histoire de l'excellence humaine.
On peut retrouver une telle compréhension de l'existence historique, une telle conception de l'effort toujours à reprendre et de l'oeuvre constamment à reconstruire qu'est la civilisation dans la philosophie de Bergson.
Pour Bergson, le progrès de l'espèce humaine n'est ni linéaire, ni continu, ni assuré. Il est perpétuellement menacé de retomber dans les conditions naturelles de l'espèce qui sont dominées par l'instinct de conservation, la rigidité de la hiérarchie sociale, le repliement sur soi, l'inflexibilité des principes autoritaires, la propension à la guerre et l'obsession de la propriété. Pour Bergson, le progrès social qui s'accomplit dans les moeurs, les institutions, les techniques et le langage doit être recouquis à chaque génération. La civilisation ne peut durer que si l'effort d'invention qui la soutient se renouvelle constamment. Bergson considère l'avènement de la démocratie comme une condition de réalisation de l'histoire universelle. « De toutes les conceptions politiques c'est en effet la plus éloignée de la nature, la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la société close [47]. » La démocratie doit tout inventer de son programme parce qu'elle est la forme politique la plus avancée et la plus porteuse d'avenir: «  Comment demander une définition précise de la liberté et de l'égalité, alors que l'avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d'égalité aujourd'hui irréalisables, peut- être inconcevables? » écrit Bergson [48]. Bergson rappelle comment les ambitions du machinisme, l'industrialisation et la volonté démocratique sont allées de pair au XVIIIe siècle: « Ne devons-nous pas supposer alors que ce fut un souffle démocratique qui poussa en avant l'esprit d'invention, aussi vieux que l'humanité, mais insuffisamment actif tant qu'on ne lui fit pas assez de place [49]? » Pour Bergson, il n'y a pas de fatalité en histoire car l'homme est capable, quand il le veut, de briser les réactions défensives de sa nature, et de poursuivre son effort vers la totalisation de l'histoire, son ouverture à l'invention et à la liberté en surmontant les problèmes que suscite le progrès industriel lui-même.
Il est significatif, sur ce point, que Bergson prenne la musique en exemple et la propose comme modèle à l'existence. Pour Bergson, la création musicale a pour fonction de suggérer le dynamisme d'une formation incessante qui ne se fige jamais dans les formes qu'elle produit, mais continue perpétuellement le mouvement qui les prolonge ou les dépasse. La musique rompt avec les déterminations de la société close, sa pression, son dressage, son habitude, c'est-à-dire sa fixité. Mais, au rebours de l'esthétique de Bergson, on peut estimer que le constructivisme acharné de la musique du XXe siècle n'avait pas pour dessein de nous détourner de la vie pragmatique, mais bien au contraire de nous y préparer en nous proposant des modèles de tension vers l'avenir. Il est d'ailleurs paradoxal que Bergson n'ait nulle part exposé sa théorie de l'activité créatrice de l'esprit et élabore une philosophie de la création sans oeuvre. Sans doute n'est-ce pas de l'esthétique de Bergson qu'il faut attendre les aperçus les plus pénétrants sur la musique contemporaine. Par contre sa philosophie de la durée, fondée sur l'assimilation de la mémoire à la création, offre une richesse de perspectives que la tradition intellectualiste n'a jamais présentée.
Celle-ci conçoit le temps comme une multiplicité distincte et ordonnce. Bergson lui oppose la simplicité d'une intuition indivisible, la continuité d'une pensée pure qui exclut l'extériorité et la distinction. Notre vie intérieure est changement continu, transition sans rupture. La qualité et la synthèse, c'est-à-dire la création, sont le fond ultime du réel. La différence qualitative n'est pas un résidu irréel de l'expérience humaine. Elle est la réalité même, dans sa mobilité incoercible, dans son imprévisible nouveauté. Cette qualité pure fait l'hétérogénéité fondamentale de notre expérience. La vie psychique pourrait se dissiper dans l'inconsistance de perspectives fuyantes, se dissocier dans la discontinuité d'instants évanescents et retomber à l'état de disparate. Mais, pas plus que celui des choses, son temps n'a rien d'une poussière d'instants. La durée bergsonienne n'est pas l'éparpillement dans une multitude d'événements successifs et séparés. Elle est au contraire principe de synthèse permanente. Aussi la durée a-t-elle pour Bergson une continuité propre et réelle qui porte la substance des choses à son propre avènement. Qu'il s'agisse de nos états de conscience ou de la vie de l'univers, la durée se caractérise par sa cohésion et son originalité. « Durée réelle signifie à la fois continuité indivisée et création [50]». La durée s'offre à nous sous deux aspects complémentaires. Elle est poussée, élan, tendance, développement vers l'état suivant. La durée est ainsi grosse d'un avenir dont la nouveauté ra dicale n'admet aucun recommencement. Cette puissance de conquête et d'initiative procède d'autre part du dynamisme interne de la durée qui enveloppe le passé dans le présent. Ainsi l'état nouveau est-il entièrement solidaire d'un passé auquel il adhère. Le passé subsiste intégralement en chaque état conscient momentané. Il ne s'abolit pas dans le néant mais se conserve et s'accumule dans le présent en le modifiant par les nuances qu'il lui imprime. La fonction propre de la mémoire est d'assurer cette synthèse qui résorbe le passé dans le présent jusqu'à l'indistinction. La mémoire donne au changement ininterrompu son caractère de totalité en acte. Elle permet la compénétration de tous les moments dont elle fond la multiplicité qualitative en une unité indivise. L'Essai sur les données immédiates de la conscience soutient que cette pénétration mutuelle des faits de conscience implique «  fusion et organisation » [51]. Le mouvement est « synthèse mentale » [52], croissance, invention, et l'organisation de ces états incommensurables entre eux est un « processus tout dynamique ». Dans La pensée et le mouvant, Beryson indique que si le changement est constitutif de la réalité, c'est à la mémoire qu'il faut attribuer la substantialité du changement. Chez Bergson, la mémoire désigne donc à la fois cette originalité et cette intégrité d'un devenir qui est la manifestation progressive d'une durée irréversible. La mémoire est création parce qu'elle est cette identité du continu et de l'hétérogène. Elle associe la pure émergence à la transition insensible, la singularité à l'évolution. « La conservation du passé dans le présent n'est pas autre chose que l'indivisibilité du changement [53]. »
Le problème que pose à la mémoire l'individualité humaine est compliqué par les nécessités de l'action, par le fait que l'homme est aux prises avec son corps, et que son cerveau est un organe « d'attention à la vie » [54] qui limite, voire entrave, la vie de l'esprit. Fonction d'adaptation au réel, le cerveau divise et réduit. C'est parce que la mémoire humaine est essentiellement tournée vers l'action que nous pouvons oublier, que tout notre passé n'est pas présent actuellement, que nous pouvons l'imaginer pour le dépasser. « Notre passé nous demeure presque tout entier caché parce qu'il est inhibé par les nécessités de l'action présente [55]. » L'impératif de l'action exige de la mémoire une perpétuelle anticipation, un élan de la conscience vers l'avenir. La mémoire devient une faculté de contraction et de concentration qui mesure notre puissance d'agir. La conscience attentive à la vie ne retient de la mémoire que ce qui peut faciliter son insertion dans le réel et augmenter sa puissance de choix. Le role du cerveau est de choisir, à tout moment, les souvenirs utiles à la conduite de l'action, d'écarter les autres. « Le cerveau n'a pas pour fonction de penser mais d'empêcher la pensée de se perdre dans le rêve [56] » La vie apporte à la pensée une nécessaire limitation. Elle détourne de la contemplation d'une durée pure qui nous absorberait dans le passé, nous conduirait au détachement, au désintérêt et à l'impuissance. « Le rêve est la vie mentale tout entière moins l'effort de concentration [57]. » Le rêve, com me la contemplation pure, implique une perte de contact avec le réel, une attitude d'abandon. Il résulte d'une inattention, d'une détente vers le passé, d'un retour à la passivité spéculaire et finalement à l'indifférence. La contemplation interrompt l'action. Elle est une distraction, un renoncement au présent pendant lequel la mémoire s'abolit dans une absorption en soi qui n'est en fait que répétition et inconscience .
Il est significatif, du point de vue de la psychologie historique, que la contemplation ne soit plus assimilée chez Bergson, comme chez Plotin, à une action créatrice ou productrice, et que l'acte même de contempler soit au contraire déprécié comme une sorte de retranchement de l'âme vers son passé et de défaillance de la personnalité qui s'enferme dans la spéculation pure et s'égare dans une sorte d'existence virtuelle. Contempler, c'est s'évader et déserter. Chez Bergson, la création est inconcevable sans l'action, l'action est la « loi fondamentale de notre vie psychologique » [58].
Dans Matière et mémoire, Bergson analyse le sens de l'opération pratique de la mémoire. Il s'interroge sur le mode de fonctionnement d'une puissance qui est indépendante de la matière et doit s'extérioriser en action. La mémoire est envisagée dans sa relation au corps, appareil sensori-moteur qui est un instrument d'action et d'action seulement. Le système nerveux a pour fonction de transmettre des mouvements. Sa fonction vitale est d'engager la mémoire dans un travail d'adaptation au réel. Elle consiste à limiter la réapparition du passé en fonction d'un travail de concentration et de choix. La complexité du système nerveux laisse à l'activité mentale une certaine marge d'indétermination qui lui permet d'insérer son action dans les choses. La mémoire peut ainsi se porter au-devant des situations qu'elle déchiffre et interprète. « Le mécanisme cérébral a précisément pour fonction ici de nous masquer le passé, de n'en laisser transparaitre, à chaque instant, que ce qui peut éclairer la situation présente et favoriser notre action [59] » La notion de tension exprime cet effort adaptatif de la mémoire. Elle traduit le degré de concentration par lequel le souvenir s'actualise et se prolonge en gestes, attitudes et mouvements du corps. La tension c'est ce qui lie la qualité à la quantité. Aussi bien manifeste-t-elle cette expérience primitive du rapport de la mémoire au corps. Ce rapport est à la fois mobile et dynamique. Il admet des degrés intermédiaires entre le rêve et l'action, entre l'attachement et le détachement. « Si l'on ne s'attache pas à la vie, l'effort manque d'intensité. Si l'on ne s'en détache pas, au moins lég&eg rave;rement et par la pensée, l'effort manque de direction [60] » La notion de tension de Bergson peut être comprise selon une acception tout à fait moderne. Pour Bergson, la tension est le fait d'une mémoire qui, parce qu'elle est associée au corps, est engagée dans l'action dans un effort de ressaisissement de soi qui, identifiant la veille et la volonté, projette l'esprit vers l'avenir. Chez les Grecs, la tension désignait un effort de la mémoire qui allait dans le sens inverse. L'âme ordinairement dispersée dans tous les points du corps se concentre sur elle-même pour s'évader de son enveloppe charnelle, voyager dans l'autre monde et « retrouver le souvenir de tout le cycle de ses incarnations passées » [61]. L'exercice de mémoire témoigne de la maïtrise de l'âme qui, par la vertu d'une discipline ascétique, parvient à quitter les vicissitudes de la vie temporelle et accède à l'au-delà. Se remémorer, c'est interrompre le cours du devenir et séjourner parmi les morts. Pour Bergson, le siège de la tension, c'est le cerveau et le système nerveux. Pour Empédocle, fait observer Louis Gernet, le siège de la tension, c'est le diaphragme [62]. Ne peut se libérer du corps que celui qui a su retenir son souffle. Le mage, précurseur du philosophe, parvient à rassembler son âme et quitter sa condition temporelle à force d'exercices respiratoires qui sont la condition d'autant de projections extatiques. La mémoire antique est liée à la révélation mystérieuse et à la religion de la réincarnation, selon laquelle la vie se régénère dans la mort. C'est une puissance de contention qui, purifiant l'âme et la séparant du corps, met le sage en contact avec le divin et lui permet d'accéder à l'immortalité.
Quand, dans L'évolution créatrice, Bergson soutient que la vie s'accomplit dans la réflexion et qu'elle a besoin de la réflexion pour être, il formule paradoxalement une philosophie de la culture qui prend toute sa valeur dans les temps modernes. Mais Bergson replace notre espèce dans l'histoire de l'évolution de la vie car, pour lui, c'est en revenant sur le passé biologique que l'intelligence humaine parviendra à saisir sa nature et à définir ses fonctions. Selon Bergson l'espèce humaine doit faire oeuvre de remémoration pour comprendre et maitriser sa destinée. L'humanité ne peut se contenter d'agir, elle doit parvenir à la connaissance explicite de cette action. Cette conscience de soi, nous l'avons à l'état spontané dans l'intuition, connaissance immédiate de la durée, mais « fuyante et incomplète », «  vacillante et faible », « vague et surtout discontinue ». L'humanité ne peut parvenir à la conscience de soi que si, soutenue par le travail de l'intelligence elle retrace l'histoire régressive de sa propre espèce. L'humanité doit prendre conscience de ce qu'elle a été afin de devenir vraiment elle- même. La faculté de comprendre n'est plus « une annexe de la faculté d'agir », mais bien une activité réfléchie essentielle à la vie. L'évolution créatrice est un effort de compréhension rétrospective de la vie par elle-même, d'une vie qui, pour parvenir à la conscience de soi, doit ressaisir sa propre histoire, revenir sur ses propres opérations, intégrer le devenir humain au devenir de la vie universelle. C'est une mise en oeuvre de l'intuition par l'intelligence, qui l'amène à reconstituer son passé, à l'actualiser, à rendre présen t à la conscience l'inconscient du passé de l'espèce. En s'appliquant à l'évolution, l'intelligence, qui est initialement une faculté ingénieuse et calculatrice, s'applique aussi aux facultés intuitives de l'esprit humain. Elle retrouve le sens d'une activité transcendante à ses oeuvres. Comprendre le sens de la vie, c'est se placer du point de vue de ses opérations génératrices dont l'organisation incessante n'a pas pour but la répétition ni le maintien d'une forme, mais la conquête progressive de la croissance et de la complexité. Le résultat de ce progrès insensible n'est pas la réalisation d'une fin mais le passage à des formes imprévisibles. L'évolution est la transmission d'un élan dont le mouvement outrepasse chaque forme spécifique. La genèse des formes vivantes est une activité transgressive dont l'instabilité essentielle introduit dans la matière des degrés supérieurs d'organisation et parvient ainsi à plus de latitude d'action. L'intelligence qui réfléchit sur sa propre histoire est une conscience qui se reconquiert sur elle-même. Elle se définit comme l'intuition « adossée à la science » [63]. En recronstituant les archives de la vie, le travail de l'intelligence humaine et de la science positive définit son sens, sa direction et sa signification. Ce travail de reconstitution progressive des efforts de la vie vers la forme humaine doit nous permettre de comprendre les rapports de la vie et de la matière, et de replacer par là une conscience devenue coextensive à la vie dans le mouvement d'organisation de la vie universelle.
L'évolution créatrice remonte jusqu'au principe qui se manifeste par la création de l'univers matériel et la production des formes vivantes. A son principe, la nature n'est pas une. La cosmologie bergsonienne implique une dualité de tendances, élan et inertie, concentration et détente, qui définit l'opposition de l'esprit à la matière comme elle fonde la distinction des deux fonctions de l'esprit, l'intelligence et l'intuition. Matière et mémoire considérait séparément ces deux notions d'extension et de tension. L'une relie l'étendu à l'inétendu, l'autre la quantité à la qualité. Dans L'évolution créatrice, ces deux notions s<ont réunies au contraire en une intuition fondamentale. L'élan étant fini rencontre dans cette finitude son propre obstacle. La matière tient son être de la vie dont elle est la défaillance et le revers. C'est parce que l'élan vital est limité qu'il procède par dissociation. La matière est mouvement de détente et d'extension, principe de désunion, puis d'individuation, enfin de compétition. Si la vie se fragmente en une multitude d'espèces distinctes, il faut voir dans cette sission de l'élan commun, l'effet de la division et de la dispersion que la matière impose à la vie. Les espèces dérivent d'un même élan fondamental mais cet élan s'épuise assez vite en se manifestant, il renonce à certaines de ses virtualités pour en réaliser d'autres. Une puissance de création illimitée eut sans doute échappé à ces nécessités. Mais la création telle que nous la connaissons obéit à cette dualité de mouvements, dont l'un répond à un impératif d'ascension, l'autre de récession ou de distension. La matière et la vie sont inséparables. « Partout c'est la même espèce d'action qui s'accomplit, soit qu'elle se défasse, soit qu'elle tente de se refaire [64]. » « La réalité se fait à travers celle qui se défait [65]. » L'évolution créatrice décrit donc le sens de cette opération de création, qui est organisation de la matière par la vie, effort et synthèse concrète. Elle analyse d'autre part la signification de ce mouvement incessant de rupture et de reprise. La vie est une perpétuelle lutte contre les menaces de l'inertie, contre les résistances des systèmes déjà organisés, contre la rigidité persévérante des déterminations antérieures, contre l'automatisme et l'habitude, contre le risque de dispersion dans l'extériorité. Bien qu'anté-technologique, la vie est un travail. Mais il n'y a pas de coupure chez Bergson entre le travail de la technique humaine et celui de la vie. Car l'un et l'autre sont imprévisiblement créateurs. Ils affranchissent l'homme des particularités restrictives. Au terme de son essai, Bergson conclut le travail reflexif de la mémoire par une conception qui unit la liberté et la création. L'expérience intérieure croïncide non pas seulement avec l'action libre, mais avec le dynamisme de l'expérience universelle dort elle est la pointe acérée. Dans la mesure où il est devenu une opération réfléchie et un travail d'approfondissement du sens de l'évolution l'exercice de la mémoire a débouché sur la création.
Avec des modes de pensée, des méthodes de travail e des concepts opératoires qui récusent en tout point le Bergsonisme, la biologie contemporaine parvient aux mêmes conclusions car les sciences de la vie, la génétique, l'embryologie et la microbiologie ont renouvelé la problématique bergsonienne sans lui faire perdre en rien son actualité. La biologie contemporaine définit le vivant comme un certain rapport de la structure à l'histoire. La vie est un ordre qui commence avec le code génétique et trouve la possibilité de son histoire dans la mutation, l'écart morphologique ou fonctionnel qui introduisent le changement dans la répétition, l'erreur dans la copie. L'hérédité transmet son information avec des risques, des ratés, des déviations. La consistance de l'histoire est faite de cette inscription du passé dans la structure, de la capacité de changement adaptatif du programme qui conserve et reproduit son information. L'évolution a lieu sous l'effet sélectif du milieu, et tend à une plus grande intégration et une plus grande latitude de choix. Entre le vivant et l'inerte, la différence tient à la seule organisation , et celle-ci peut s'interpréter en termes de thermodynamique. L'organisation, le maintien d'un ordre de propriétés distingue les phénomènes physiques et les phénomènes biologiques. L'organisation permet l'évolution des formes vivantes vers la complexité et la diversité, et leur capacité à maîtriser l'environnement. Dans la biologie contemporaine comme dans le bergsonisme, la vie apparaït donc comme qualité et histoire, mémoire et création, dépassement de l'automatisme vers l'adaptation, conquête d'une plus grande autonomie vis-à- vis des contraintes du milieu. Georges et Muriel Beadle écrivent: « Les formes de la vie ne progressent pas forcément vers une forme logiquement plus évoluée... Certaines formes de vie s'éteignent dès l'origine, modèles expérimentaux à peine capables de se créer une place [66] » Mais François Jacob décrit comment, même si elles ne comprennent aucune finalité, la sexualité et la mort ont pour fonction d'accélérer les mutations qui donnent naissance à des organismes plus complets et intégré [67]. Ici aussi, la vie apparaït comme une évolution créatrice.
L'évolution créatrice évoquait la capacité qu'ont les hommes de fabriquer des mécanismes capables de triompher du mécanisme. De la même façon, on sait maintenant que la technologie prend le relais de la vie et que l'évolution culturelle continue par ses propres moyens l'évolution biologique de l'espèce humaine. Ainsi Robert Jastrow peutil écrire que, par-delà leurs discontinuités manifestes, l'homme et l'ordinateur « se partagent les attributs de la vie intelligente: la réponse aux stimuli, l'ingestion d'informations concernant le monde et la souplesse de comportement dans des conditions changeantes » [68].
De tous les arts, la musique est celui qui, le plus manifestement, produit du sens avec des artifices pour symboliser la continuité et les avatars de l'entreprise humaine, en intégrant dans l'unité de la mémoire collective les fonctions nouvelles de la technicité qu'elle intériorise. Ainsi Jean-Pierre Changeux a-t-il fait observer que le développement de la mémoire extra-cérébrale qu'est l'écriture a introduit un changement fondamental dans l'histoire de la mémoire [69]. De la même façon, l'informatique renouvelle aujourd'hui les problèmes musicaux en proposant au compositeur la démesure dans la liberté qu'autorisent ses nouveaux automates. L'ordinateur fournit à l'homme une mémoire et une créativité qui excèdent la puissance dont dispose son cerveau. De là les effets mutagènes, aussi bien anthropologiques que culturels, qu'il induit dans la musique. Jusqu'à présent, la musique créait grâce au support de l'écriture qui permet de conserver, de mettre à distance et de renouveler la mémoire culturelle. En intensifiant et en contractant la mémoire, l'informatique développe des possibilités d'un autre ordre qui projettent l'art dans des formes de création dont l'ampleur n'a pas à être estimée à l'aune de la modestie des résultats présents de la musique assistée par ordinateur. Celle-ci permet en effet de confronter dans l'exercice même de la création, les capacités illimitées d'apprentissage de l'ordinateur à celles de la mémoire humaine. La recherche musicale signifie l'obligation qu'a le musicien d'apprendre à apprendre. De là la légitimité et la nécessité d'une démarche que pourraient promouvoir et renouveler, aussi diverses soient-elles, les théories de l'apprentissage qu 'ont développé J . -P. Changeux, Jacques Mehler, Jean Piaget, E. LenneLerg et G. Bateson [70].
Mais les contraintes et les exigences nouvelles que l'informatique a introduites en musique ne transforment pas de façon radicale la fonction de création. Bergson la décrit l'opération de la vie, son organisation précisément, lorsqu'il analyse qui dépasse et transforme la constance des formes sans jamais les maintenir. Une telle conception convient de manière encore plus adéquate au processus de la composition musicale qu'à celui de l'ordre biologique. Car une grande oeuvre peut bien emprunter leur puissance de coordination et de liaison aux programmes des nouvelles techniques de pensée, c'est sa totalité illogique, rebelle à l'analyse, qui la constitue comme telle. La création musicale est organisation concrète, reprise de ses conditions génératrices, intégration oeuvre de la qualité, ainsi que le pensait Bergson, elle produit des formes incommensurables à celles qui la précèdent et introduit entre elles une nécessité imprévisible. Les conceptions de Bergson proposent autant de modèles de compréhension pour interpréter l'histoire de la musique du XXe siècle. Comme l'a observé Adorno, la musique de la première moitié de ce siècle témoigne d'une lassitude secrète, d'une déficience du vouloir qui l'a fait s'abandonner à l'extériorité et se figer dans l'espace. Contemporain du néo-classicisme, le constructivisme est miné par le même conservatisme social ll relâche sa durée en juxtaposition et s'abïme dans la défaite intime la négation de soi-même. Dans la musique de la seconde moitié de ce siècle, la durée est plus inventive, elle est capable d'initiatives et se projette vers l'avenir. On peut trouver dans La pensée et le mouvant la formulation d'une e sthétique qui rend compte avec exactitude de la conquête de l'intériorité et de la fluidité que devait réaliser une telle musique. Quand il écrit que la durée qualitative implique une synthèse constante de ses éléments, Bergson rappelle en effet que toute création intériorise le passé en se le réappropriant. L'identité de la mémoïre et de la création constitue le fondement de toute culture. Elle définit l'essence et le processus de ce qu'on appelle la civilisation.

Notes

1 Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Etudes de psychologie historique, Coll. « Textes à l'appui », Paris, Maspero, 2e édit., 1966.
2 Jean Pouilloux, Archiloque et Thasos : Histoire et poésie, D'Archiloque à Plutarque, Littérature et réalité, Collection de la Maison de l'Orient Méditerranéen, Lyon, Maison de l'Orient, 1986, p. 61.
3 Pierre Vidal-Naquet, Temps des dieux et temps des hommes. Le chasseur noir, Formes de pensée et formes de société dans le monde Grec, coll. « textes à l'appui », Paris, Maspero, 1981, P. 75.
4 Ibid.,p. 92.
5 Victor Goldschmidt,Le Paradigme dans la théorie platonicienne de l'action, Questions platoniciennes, Bibliothque d'histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1970, p. 100,note 177.
6 Ibid.,p. 97.
7 Jean-Pierre Vernant, Catégories de l'agent et de l'action en Grce ancienne, Religions, histoires, raisons, Petite collection Maspero, 1979, p.93.
8 Jean-Pierre Vernant, Image et apparence dans la théorie platonicienne de la « Mimésis », Religions, histoires, raisons, Petite collection Maspero, Paris, Maspero, 1979, p. 137.
9 Erwin panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, coll « le sens commun », Paris, Editions de minuit, 1967, pour la trad. fr,p. 75.
10 Ibid., p. 95. Et sur la musique du XIIIe sicle, p. 100.
11 Paul Vi gnaux, Nominalisme au XIVe sicle, 1948, Paris, Vrin, 1982, P. 41.
12 E.R. Dodds, les Grecs et l'Irrationnel (1959), Paris, Aubier Montaigne, 1965, pour la Trad. Fr., p. 242.
13 Arnaldo Monigliano, Apprs l'histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, de Gibbon, Problmes d'historiographie ancienne et moderne, Biblipthque des histoires, Paris Gallimard, 1983, pour la trad. fr., p.358.
14 Henri-Irénée Marou, décadence romaine ou antiquité tardive? IIIe-VIe sicle, coll, Points-Histoire, Paris Editions de seuil, 1977, p. 113.
15 Peter Brown, Gense de l'antiquité tardive (1978), Bibliothque de histoires, Paris, Gallimard, 1983, pour la trad. fr., p. 77.
16 Ibid.,p. 190.
17 H.X Arquillire, L'Augustinisme politique, Essai sur les formations des théorie politiques du moyen age, Coll. L'Eglise et l'état au myen age, Paris, Vrin, 1972, 2e édition p. 54.
18 Walter Benjamin, L'oeuvre d'art à l're de sa reproductibilité technique, Oeuvre II, Poésie et révolution, Paris, Denoel, 1971 dans la trad. fr. de Maurice de Gadillac, p. 179.
19 Ibid.,p. 178.
20 Ibid.,p. 178.
21 Alois Riegl, Grammaire historique des arts plastiques, Volonté artistique et vision du monde, coll. « L'Esprit et les Formes », Paris et les formes », Paris, Klincksieck, 1978, dans la trad. fr. d'Elianne Kaufholz.
22 R. Bia,chi Bandinelli, Rome, la finde l'art antique, coll. « Univers des Formes », Paris, Gallimard, 1970.
23 Santo Mazzarino, le mariage dans la société romaine du bas-Empire, la fin du monde, antique, 1959, Bibliothque des histoires, Paris, Gallimard, 1973, p. 133.
24 Ibid.,p. 172.
25 Ibid.,p. 192, 193, 196.
26 Erwin Panofsky, La renaissance et ses avants courier dans l'art d'Occident, coll. « Idées et recherche », Paris, Flammarion, 1976 pour la trad. fr. p. 142.
27 Valéry, Regards sur le monde actuel. Ouvre II, p. 1022. Nous citons Valéry d'aprs l' édition de la bibliothque de la pléiade, Gallimard : Oeuvre, 2 vol., 1975 et 1977.
28 Variété, Oeuvre I, P. 1069.
29 Variété, Oeuvre I, p. 1047.
30 Ibid.,p. 1045.
31 Ibid.,p. 1067.
32 Ibid.,p. 1068.
33 Ibid.,p. 1049.
34 Ibid.,p. 1076.
35 Ibid.,p. 1045.
36 Ibid.,p. 1018.
37 Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Bibliothques des Idées, Paris, Gallimard, 1960, p. 117.
38 Valéry, Variété, Oeuvres I, P. 1047.
39 Valéry, Regards sur le monde actuel, Ouvres II, p. 1026.
40 T.S. Eliot, la tradition et le talent individuel (1917), essais choisis, coll. « Pierres Vives », Paris, Seuil, 1950, pour la trad. fr., p. 29.
41 Ibid.,p. 30.
42 Ibid.,p. 42.
43 Ibid.,p. 36.
44 Ibid.,p. 31.
45 William Blake (1920), Ibid., p. 320.
46 Qu'est ce qu'un classique? (1944), Ibid., p. 347.
47 Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Oeuvre, Edition du centenaire, Paris, PUF, 1959, p. 1214. Nous citons Bergson d'aprs l'Edition du centenaire.
48 Ibid.,p. 1215.
49 Ibid.,p. 1237.
50 L'évolution créatrice, Ibid., p. 494, note.
51 Essai sur les données immédiates de la conscience, Ibid., p. 85.
52 Essai..., ibid., p. 74.
53 La pensée et le mouvement, ibid., p. 1389. 54 L'Energie spirituel, ibid., p. 851.
55 Matire et mémoire, ibid., p. 295.
56 La pensée et le mouvant, ibid., p. 1315.
57 L'énergie spirituelle, ibid., p. 893.
58 Matire et mémoire, ibid., p. 317 et 166.
59 L'énergie spirituelle, ibid., p. 873.
60 Bulletinde la société française de la philosophie, 2 mai 1901, p. 57; in Jacques Chevalier, Bergson, Paris, plon, 1948, 2e éd., p. 182.
61 Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, études de la psychologie historique, coll. « Textes à l'appui », Paris, Maspero, 1966, p. 301.
62 Louis Gernet, Les origines de la philosophie (1945), Anthropologie de la Grce antique, coll. « Textes à l'appui », Paris, Maspero, 1968, p. 425.
63 Henri Bergson, les deux sources de la morale et de la religion, Oeuvre, Ibid., p. 1193.
64 L'évolution créatrice, ibid., p. 706.
65 L'évolution créatrice, Ibid., p. 705.
66 Georges et Muriel Beadle, le langage de la vie, Introduction à la génétique, Initiation aux nouveautés de la science, Paris, Dunod, 1970 pour la trd. fr., p. 33.
67 François Jacob, la logique du vivant, bibliothque des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1970, pp. 330-331.
68 Robert Jastrow, Au-delà du cerveau,de l'intelligence artificielle (1981), coll. pluriel, Paris, Editions Mazarine, 1982 pour l'édition française, p. 207.
69 Jean-Pierre changeux, L'homme neuronal, coll. Pluriel, Paris, Fayard, 1983, p. 341.
70 Cf. Edgard morin / Massimo piatelli-pal-marini, L'unité de l'homme, 2. Le cerveau humain, Essais et discussions présentés par André Béjin, Points-Sciences humaines, Paris Editions du Seuil, 1978, chap. I.

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