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InHarmoniques nº 4, septembre 1988 : mémoire et création
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1988
Au cours de son développement du Moyen Age à nos jours, la
musique occidentale s'est émancipée peu à peu de son
assimilation au phénomène religieux ou social, elle a
cessé de s accommoder de l'ordre existant de son langage et
affirmé l autonomie de son processus créateur. Dans son refus de
subir l'état des choses, dans son choix de le transformer, la musique se
montre animée des valeurs des temps modernes. Dans son geste
autofondateur qui institue des signes voués toujours davantage à
la mobilité et à la fluidité, elle affirme d'autre part
une fonction originale de l'esprit qui développera ses artifices
culturels tout au long d'une durable postérité historique.
L'idée de la création qui a fondé la constitution de la
musique occidentale était en effet la condition de son histoire. Son
émergence a coïncidé avec l'avènement de la
conscience historique européenne. Symbolisant le rapport de filiation et
de révolte selon lequel l'homme moderne éprouve et
appréhende sa condition temporelle, la création musicale peut se
comprendre cromme une incarnation de cette conscience.
L'idée de la création a supposé une conversion de
mentalité au sein de la pensée occidentale, car cette idée
rompt avec la conception antique de la mémoire. L'Antiquité fait
de la mémoire une faculté contemplative dont les techniques de
réitération ont pour mission de conserver l'ordre et les
principes du passé. La mémoire antique est absorbée dans
la répétition. Au contraire, le geste constitutif de la musique
occidentale a consisté à instaurer la rupture d'un
présent. Depuis ses origines au XIVe siècle, la
création musicale projette ainsi la dimension d'un devenir. Or la
pensée de l'avenir libère la mémoire, elle
l'émancipe de la répétition du Même car elle
transforme la rétention du passé en une intégration
anticipatrice et prospective. La mémoire est devenue une puissance de
transformation. Elle introduit la possibilité d'une prévision
dans les opérations de la musique. Elle
ajoute à ses moyens d'expression une ressource nouvelle, la dimension de
l'attente. Désormais, elle connaît l'audace de l'arrachement,
l'abandon des attaches primitives et la rupture avec les
références accoutumées. La libération des usages et
des formes du passé supposait que les procédés
d'écriture sachent se définir avec exactitude. La capacité
de nouveauté de la pensée musicale impliqua donc que la
création contrôle ses opérations dans le temps. Elle
traduisait désormais l'activité rationnelle d'une conscience qui
était devenue capable de centrer ses perspectives et de
déterminer son cours en accordant sa méthode à sa
visée. Dans son style de développement intentionnel, la musique
occidentale met en oeuvre des fonctions constructives et formelles qui
l'assureront de la logique de ses propres démarches tout en les
coordonnant avec l'expérience.
La mémoire moderne confère à l'innovation une valeur
positive. Elle refuse la résignation. Aux yeux d'un Ancien, un tel
projet aurait passé pour violence et démesure. Pour un Grec, le
fait de s'insérer dans l'avenir et d'accueillir l'imprévisible
aurait signifié une transgression de la fidélité à
la mémoire et le risque de sombrer dans l' indéterminable.
L'ouverture à la disponibilité aurait équivalu à
une chute dans l'oubli. Pour un théologien du XIVe
siècle, le projet pro méthéen de la conscience moderne
conteste encore l'ordre du monde et s'émancipe de façon
scandaleuse de l'idée de la Providence. C'est pourtant à cette
éproque que l'Ars Nova de Philippe de Vitry et de Guillaume de Machault
conçut pour la première fois la musique comme une création
de la pensée humaine. Au XIVe siècle, l'art musical
s'affirme en effet dans l'originalité d'un pouvoir poétique qui
récuse la référence à des canons ou à des
modèles. Inversant les équilibres de la mémoire antique,
la musique se sépare donc de son propre passé en brisant les
assemblages des significations instituées. Dans son projet originaire,
la musique occidentale vise à instaurer un ordre humain fondé sur
le travail et l'artifice technique. Un tel art partage les ambitions d'une
civilisation qui se propose de transformer la nature parce qu'elle ne se
satisfait plus d'en subir les contraintes et les servitudes. Art de la
transformation dirigée, la création musicale européenne se
fonde sur une liberté de pouvoir qui refuse l'immobilisme et qui, parce
qu'elle est mue par le désir et l'espérance, poursuit
inflexiblement la ligne du destin qu'elle s'est tracé.
A partir de ce moment, la mémoire ne connaît plus cette
incertitude et cette labilité que déploraient les Anciens. Elle
n'est plus cette fonction instable, trompeuse et sujette à des
glissements de sens perpétuels mais, s'étayant sur une
volonté concentrée sur un but, a au contraire pour fonction de
composer un ordre du temps. Par l'écriture musicale, la mémoire
accède à l'organisation, elle peut désormais combiner ou
calculer, se corriger, se compléter et rapporter la diversité de
ses initiatives à l'unité d'un dessein dont elle peut aussi
modifier les orientations. Désormais, elle sait conjuguer des rythmes
divers d'évolution, embrasser d'un seul tenant le déroulement de
mouvements intérieurs complexes. Le type de mémoire que met en
jeu la création musicale procède par la coordination de fonctions
indépendantes. Relevant à la fois de l'intégration et de
la différenciation, il suppose que l'esprit est devenu apte à se
dégager de sa propre opération et à renouveler les
éléments de l'ordre symbolique dans lequel il se projette.
Désormais, la conscience se fixe des tâches, elle se donne une
règle directrice. De nouveaux rapports se sont noués entre la
logique et l'existence. L'actuel renvoie à l'horizon du possible et
l'accomplissement inclut une exigence interne de dépassement vers le
futur. Le temps est donc devenu principe de nouveauté et de changement
et les tensions psychologiques qui l'animent ont trouvé un support car
elles sont soutenues par des médiations instrumentales et
articulées par des relais symboliques. Par l'écriture, la
nouvelle mémoire sait donner une forme aux mouvements de notre esprit.
Elle est devenue l'art des foncticons transitives de ce mouvement.
En se compliquant, les techniques d'écriture s'assouplissent et
atteignent des registres d expression plus déliés. En se
multipliant, les connexions suscitent des formulatitons plus distinctes et
permettent des transformations mieux définies. L'expression gagne alors
en mobilité comme en puissance de diversification. Elle sait donner le
sentiment de la contrainte ou de l'attente, traduire la sensation de
l'incertitude et suggérer le projet différé. Restituant le
sentiment d'imminence, les climats d'inquiétude et de pressentiment,
elle dit les inflexions et les moments sensibles du temps naturel et
psychologique. Depuis le Moyen Age, la durée musicale se propose ainsi
cromme une sorte de mémoire en acte. A l'instar d'un processus qui
trouve son sens et s'approprie la loi de sa genèse, elle s'est
constituée comme un procès de synthèse qui lui a fait
conquérir l'existence historique. La durée musicale a
donné sa forme comme sa possibilité d'exister à une
expérience psychologique qu'elle reflète autant qu'elle
l'institue.
Dans cette mesure, on voit à quel point il serait fallacieux de
prétendre penser la musique à partir du seul ordre de la
subjectivité radicale, c'est-à-dire en l'abstrayant du cours de
son histoire et de celui de l'histoire culturelle. La musique
révèle et exprime certains traits fondamentaux de l'existence.
Elle ne sait le faire qu'à partir de la tradition à la fois
technique et expressive à l'intérieur de laquelle elle a appris
à symboliser l'expérience, c'est-à-dire à la
scander selon des articulations appropriées, puis à les
spécifier et à les différencier
selon un mode d'organisation et une technique de développement qui leur
conviennent. Le pouvoir révélateur de l'oeuvre d'art tient
d'abord à un pouvoir formateur ou structurant. Celui-ci a
été codé par la collectivité historique et
longuement affiné par la tradition. Soutenue qu'elle est par l'appareil
symbolique dont hérite tout compositeur avant même de se mettre
à la tâche, la création musicale est donc prise dans la
trame du temps.
Dans son acte propre, la composition commence par s'assurer la maîtrise
consciente des procédés de cronstruction qui donnent forme aux
valeurs et aux qualités expressives que l'organisation des signes vise
à manifester. Celle-ci n'aurait aucun intérêt si elle
n'était pas la formule d'un sens. C'est pourquoi la création
musicale ne peut en aucun cas se réduire à la seule exploration
des possibles de ces symbolismes logiques qu'elle met en oeuvre, pas plus
qu'elle ne ressemble en quoi que ce soit à la simple application,
monotone et unilatérale, d'enchaînements discursifs ou
implicatifs. Le but de la création musicale est de produire des tensions
et de soutenir une progression. Pour ce faire, l'oeuvre musicale doit engendrer
des différences, c'est-à-dire enfreindre la règle qu'elle
s'est assignée, déjouer ses propres références et
soumettre ses procédés à l'épreuve du
gauchissement. Tout musicien sait bien qu'en ses trouvailles, il n a pas
simplement appliqué la réglementation des usages. La trouvaille
n'est ni une faute ni une romission, et pas non plus une confusion. Elle
naît plutôt de l'exception, c'est-à-dire de la suspension ou
de l'interversion de l'ordre, soit de l'agencement ingénieux ou de la
substitution d'un arrangement à un autre. En transgressant ses
déterminations et en se libérant du système qui la fait
être, l'oeuvre a introduit son régime propre de
nécessités fonctionnelles. Dans son exercice même, la
création musicale remet ainsi en cause l'ensemble de fonctions
intégrées en quoi l'on peut faire consister le langage musical.
Celui-ci se compose en effet d'une totalité de prescriptions qui sont
complémentaires, réciproques et appropriées les unes aux
autres. Dans ce syst&eg
rave;me, la création introduit l'écart, le retard,
l'interférence, la transition, le conflit ou la surprise. La
création est le travail de la signification. Celle-ci, pour être,
déprécie, déplace et institue. La création suppose
la connaissance codifiée des normes et la science des
compossibilités formelles. Mais elle exclut la redite et veut le
mouvement. Ainsi s'affranchit elle constamment de ll'état des choses
pour faire prévakoir la grande latitude d'improvisation que suppose le
point de vue de l'appréciation concrète et de la dispositiron
pratique. La création utilise la médiation des systèmes
combinatoires et le calcul des quantités. Mais c'est en vue de produire
une variété qualitative. Elle utilise la convention, mais pour en
déranger l'ordonnance, privilégier la decouverte fortuite et
faire sa part à l'inattendu. De cette façon se symbolisent
l'excitaticon brute, l'intensité, la brièveté,
l'éclat. De cette façon se suggèrent l'intermittence, la
fluctuation, le désordre. La création calcule les
déséquilibres ou les perturbations. Elle traduit
l'éphémère, transcrit les moments critiques de l'existence
et donne forme aux transitions les plus ténues comme aux plus intenses
de la vie affective. En détournant les moyens musicaux de leur fonction
littérale, en les
arrachant à la régularité et aux symétries de leur
formation initiale, la technique musicale explore ainsi l'irrationnel. Elle
simule le doute, le tressaillement, l'ébauche,
l'indécidabilité des commencements et l'incertitude des premiers
tâtonnements en contraignant la logique musicale à prendre le
régime alogique de l'affectivité. Devenue capable d'une
complexité à grande échelle, l'écriture musicale
sait en effet multiplier le nombre et les types de liaisons. Elle sait
aménager des variations insensibles ou faire place à l'irruption
brusque, donner au déroulement du temps une allure imprévisible
et nécessaire ou, à l'inverse, exprimer la saccade des instants
décisifs. Le temps musical est donc fonction des structures d'opposition
clue le langage met en oeuvre. Les tensions s'obtiennent par le jeu
d'unités antithétiques ou par le recours à des couples de
catégories antagonistes. Tissé d'intermédiaires et
rassemblant en soi autant de contradictions, le temps musical intègre le
mouvement des négations qui le constituent. En se totalisant, il
s'intériorise et accède à la compréhension de soi.
Dans le même mouvement, il est devenu une forme d'élucidation de
l'existence puisque sa médiation incessante, son dépassement
constant de ses propres déterminations en font le paradigme d'une
histoire à laquelle il ressemble et qu'il sait, de ce fait,
symboliser.
Étant totalisation effective, la création musicale implique en
effet l'effort de l'affrontement et l'épreuve de la nouveauté qui
libère. C'est pourquoi elle ne ressemble en rien à la projection
d'une systématicité formelle préexistante. La
création n'est pas l'usage abstrait de la liberté de la
pensée, mais la mise en oeuvre inventive de moyens techniclues et
symboliques. Or ceux-ci se présentent dans l'inertie de leur état
de fait, de la même façon qu'existent les situations
données et leurs contraintes. Prise dans l'inertie à
réformer de ses conditions de réalisation, l'oeuvre est la
liberté qui les transforme. Dans cette mesure, loin de nier la
réalité, la création est plutôt le paradigme de son
processus puisqu'elle a à prendre en compte en effet les usages de la
collectivité historique et les constructions de la convention en quoi
consistent ses structures et ses modèles. Mais c'est aussitot pour en
déplacer les formes, c'est- à-dire pour en contester les normes
et pour les fonder à nouveau. Toute expression culturelle connaît
les conflits et les réajustements de ces restructurations symboliques.
Dans ce travail d'institution et de réforme, la création effectue
en son lieu la tâche même de l'histoire, de la même
façon clu'elle y est mêlée dans la mesure où ses
signes sont ceux des catégories et des clivages de la
société. Mais l'art est si peu le simple reflet de la
réalité sociale qu'il est capable au contraire d'anticiper, dans
l'ordre du symbole, des significations ou des modes d'existence qui n'ont pas
encore pris effet dans le réel. La mémoire qui travaille dans le
processus de création musicale montre ainsi qu'elle n'a rien d'une
faculté subjective. Elle est
au contraire la dépositaire des formes acquises, instituées par
la sensibilité scociale. Ces formes, il s'agit de les reprendre dans le
but de donner leur chance à de nouveaux équilibres et à de
nouvelles valeurs. Composer, c'est ainsi et d'abord avoir prise sur une
élaboration formelle qui symbolise un équilibre de vie, des types
humains et des choix d'existence, et proposer à la dynamique sociale le
projet formateur
de ces possibles nouveaux. Ceux-ci ont à s'affirmer dans la
cohérence intrinsèque de l'ordre symbolique. Qu'elles les
anticipent ou leur succèdent, les révolutions de l'art ne sont
pas celles du réel. Elles doivent s'effectuer dans leur ordre propre,
c'est-à-dire dans la cohérence de leurs catégories
formelles et expressives.
Selon les époques, celles-ci peuvent se trouver être en
concordance, en équilibre précaire, en porte-à- faux, en
conflit larvé ou en opposition déclarée. Les tendances
d'une nouvelle sensibilité sociale qui cherche ses critères
d'expression se trouvent parfois en discordance avec un ordre de
propriétés formelles qui est incapable de les traduire. A
l'inverse, il est arrivé que les constructions de l'art prennent
l'initiative de dénoncer l'inertie sociale ambiante en proposant des
valeurs esthériques qui ébauchent de nouvelles normes de
comportement. Surmonter ce genre de crise, c'est instaurer un nouveau style.
Dans sa visée constitutive, l'art transforme donc, il oriente et
déplace les significations acquises. Le tissu de l'histoire des signes
vit en se transformant. Puisque la création intègre le
système des significations collectives en le reconstituant en
permanence, l'art réorganise constamment la mémoire. Les formes
symboliques nouvelles que propose l'oeuvre musicale assument donc la fonction
de mémoire de l'art tout en rendant impossible la pure
répétition du passé. La création musicale ne
réactive en effet tous les degrés de l'évolution
passée et ne dévoile leur sens qu'en le déplaçant.
La création permet donc aux hommes de s'approprier leur passé et
de le considérer comme leur parce qu'elle le ranime en le reformulant.
La création conserve en transformant. Elle exclut par là
même toute idée de perpétuation, de restauration ou
d'immobilisme face au passé.
Comme nous l'avons dit plus haut, les structures symboliques qui mettent en
forme des significations nouvelles peuvent se trouver anticiper ou même
provoquer des changements dans la réalité car la transformation
d'une tradition symbolique peut se trouver résoudre un conflit entre
impulsion et contrainte ou porter à l'expression la contradiction de la
réalité et des besoins. Par son travail de signification et par
son projet de communication, l'art donne voix au mouvement de la
totalité. Et parce qu'il est moment de cette totalité, il
participe à son travail sur soi. A l'epoque actuelle, on s'interroge
souvent sur l'utilité et sur la raison d'être des oeuvres. On
déplore parfois qu'elles soient gratuites, c'est-à-dire
désocialisées. L'impuissance de la fonction artistique dans notre
société est lice à sa déculturation, à
l'incapacité dans laquelle elle est de se penser et de s'accomplir comme
mémoire et tradition, c'est-à-dire comme forme symbolique.
L'art est le temps réfléchi ou projeté de la
totalité humaine. C'est dire l'autonomie seulement relative de
l'histoire de la musique, car celle-ci n'est pas déterminée par
les seules mutations de son langage et de la culture. L'histoire de l'art
engendre bien sûr sa tradition propre selon la dialectique
spécifique qui anime le devenir de ses formulations. Mais, à sa
manière, la création musicale est aussi tournée vers le
réel car c'est le réel qui l'incite et lui fournit son occasion
comme sa raison d'être. L'art n'existerait pas s'il n'était une
façon dont le réel se nomme. L'oeuvre est donc en prise sur
l'histoire. Elle
a prise sur la totalité concrète de la civilisation et de la
culture. Au point où la praxis se fait symbolisme, l'oeuvre
apparaît donc comme une forme et une condition supérieure de cette
praxis. Ce qui explique comment, par le seul fait de s'affranchir des formes
instituées de l'expression, les signes de l'art peuvent avoir la
puissance de définir le sens de la réalité historique et
donc de préparer les mutations de la culture et du réel.
La relation du symbolisme au réel n'a rien d'une projection
immédiate, elle est une tâche et un labour. La psychanalyse,
l'esthétique et l'anthropologie culturelle en ont décrit les
phases. Elles ont analysé la dialectique concrète de la
motivation et du projet, de l'intention et de la réalisation. Elles ont
montré le travail de constitution des modes de l'expression et
l'ensemble des médiations par lesquelles les hommes donnent forme
à la nécessité où ils se trouvent de symboliser. La
façon dont l'oeuvre musicale prend en charge les mouvements du
désir ou des besoins à la fois collectifs et individuels n'a rien
de la forme à la fois abstraite et totalement dorninée d'un
projet réfléchi. Dans cette mesure, une théorie de la
raison pure ou de l'histoire rationnelle ne suffit pas à rendre compte
de la réalité de la création musicale ni à en
constituer la philosophie. Ce n'est pas dire pour autant que l'oeuvre musicale
relèverait du statut passif d'un discours en tait aliéné
parce qu'il refléterait les structures de l'inconscient ou serait
déterminé par celles de la réalité même. La
création musicale est le travail des médiations par lesquelles
l'existence humaine s'efforce à la signification et à la
communication. Par des glissements ou des ruptures, la création doit
déborder la conjoncture technique des représentations
codifiées qui l'entravent pour faire sa part à l'accidentel et au
contingent et pour les signifier. La création musicale traduit les
nouvelles formes de la conscience, les situations encore irréductibles
et incommuniquées, les désaccords de la réalité et
du besoin. En les portant à l'expression, elle les structure et les
totalise. La cré
;ation assume donc une fonction de communication qui définit à la
fois sa vocation d'universalité et ses ambitions dans l'action. Pour ce
faire, la création a transformé les symbolismes de la culture. En
tant que consistance reconquise sur les péripéties d'une
histoire, sa mémoire a innové. L'histoire de la création
musicale ne saurait donc pas obéir à une logique préalable
ni à l'application de codes expressifs préconstitués.
Les facteurs de variation et de déformation propres à l'histoire
ont pour effet de perturber la grammaire musicale. Celle-ci se rétablit
au prix de mutations qui sont en même temps des reconstructions et des
extensions de ses lois. Comme l'histoire de la théorie scientifique,
celle du langage musical peut ainsi se décrire selon un vecteur
d'extension et de généralisation, elle s'effectue dans le sens
d'un accroissement du pouvoir de régulation et d'une
disponibilité accrue de ses schèmes. Au cours de son histoire, la
grammaire musicale s'est constituce en élaborant des processus
opératoires qui intégraient les incidences en transformant les
règles. Les structures ont dû approprier les tendances
évolutives du système et les conditions conjoncturales qui lui
étaient faites. L'histoire de la musique résulte de ce pouvoir de
transformation des structures qu autant d'oeuvres ont fait muter de
façon réglée en
les réorganisant et en les faisant accéder à une
complexité plus grande. Cette capacité de mutation et
d'intégration du langage musical produit des significations qui ne
résultent ni de l'application de conventions préalables, ni de la
fécondité propre de l'informulé. La musique bâtit en
permanence un système de tensions à partir de la
différence toujours renaissante de ses conditions
génératrices. Ainsi assume-t-elle le conflit de la logique et du
temps en articulant le présent au passé dans son
procédé propre de composition.
Mais l'existence même des codes de la culture induit constamment des
rapports d'inertie, de passivité et d'extériorité. Pour
assurer son processus opératoire, la musique doit toujours subvertir les
modèles formels que l'inertie sociale la porterait à
réitérer. Cette polémique tend à montrer que
l'histoire du langage musical ne résulte pas des mues ou des
métamorphoses spontanées de l'inconscient collectif, pas plus
qu'elle n'est l'effet homogène d'autant de décisions
intentionnelles. Si la signification est intrinsèquement liée au
contexte de la communication, le devenir de la symbolisation doit pouvoir
s'expliquer par le rapport que celle-ci entretient avec le réel. Il faut
penser la création musicale et son devenir dans leur rapport aux
conditions signalétiques de la construction des symboles,
c'est-à- dire dans le contexte de l'action et non pas seulement du
système. Le pouvoir fixateur des codes, leur caractère
d'impersonnalité et d'objectivité existent dans le langage
scientifique, il permet de caractériser la logique des mythes comme
l'inertie obstinée des idéologies. Mais la création
musicale, dans son travail constant d'une mémoire qui arrache la
nouveauté à la répétition et la synthèse
à la redite, ne ressemble en rien à l'application d'un
système. Composer, c'est affronter et exclure les
contre-finalités de la signification figée, c'est lutter contre
ces totalités passives dont l'automatisme de la conscience propose les
modes préformés et stéréotypés pour bloquer
chaque fois la communication. L'automatisme répète le langage
institué, il se satisfait de l'acquis des apprentissages et fige toute
plasticité. Dans la constance de son orientation, il encha&i
circ;ne chaque mouvement à un autre. L'automatisme, c'est la
répétition du même exercice et la puissance relative du
renouvellement qui peut en résulter. L'automatisme applique son acquis,
il fait constamment survivre le passé dans le présent, servant
avec une rigueur inflexible des fins qu il ignore, et ne surmontant apparemment
le déterminisme qu'en le restaurant par sa mémoire aveugle. A
l'inverse, la création mobilise le passé en fonction de l'avenir
et convertit en permanence les formes de ce passé en rectifiant les
survivances, les dispositions et les conditionnements et en les finalisant par
une tension qui les renouvelle. Ainsi la mémoire créatrice
réprime-t-elle l'automatisme des systèmes, elle les utilise au
contraire en les adaptant à ses pratiques nouvelles.
On voit donc comment le mouvement qui conduit l'histoire à l'universel
ne convoque en rien la fonction récapitulatrice de la mémoire. La
totalité historique est constituée de discordances à
surmonter, de ruptures à pratiquer et de renouvellements à
instituer. Ces modes de l'instauration la rendent donc étrangère
à la forme d'un savoir. Non que l'histoire ne soit pas pensable ni
qu'elle manque d'unité. La science qui décrit son
phénomène peut ressaisir le réseau des connexions
factuelles, elle peut suivre l'enchaînement des processus et des
événements, une fois que l'innovation a articulé la
complexité des faits humains en une nouvelle synthèse, une fois
qu'elle a intégré en une nouvelle évidencc la situation
qui est celle de l'homme dans le monde et dans son monde. Comme l'histoire
elle-même, l'art refuse l'état présent de son cours parce
qu'il est porté par la force de transtormation qui est à l'oeuvre
en lui comme dans la totalité. Dans le même mouvement que celui du
réel, il transgresse ainsi l'assurance acquise de ses tormes culturelles
pour préparer son lendemain et celui des hommes.
Les Grecs ont divinisé la mémoire. Mais il serait erroné
de supposer que, aux origines de la pensée occidentale, la
mémoire ressemble en rien à cette fonction à l'aide de
laquelle nous évoquons ou reconstruisons notre passé, pensons le
temps et savons ouvrir des perspectives d'avenir. A l'époque moderne, la
mémoire assure l'individu clans son histoire personnelle, elle est la
condition de la conscience de soi. A l'inverse, le devenir est un flux qui
s'écoule aux yeux d'un Grec, et l'existence se perd dans sa fuite
destructrice et sans fin. Parce que la mémoire des Grecs archaïques
est une connaissance de l'immotabilité de l'ordre cosmique, une telle
fonction délivre cle la puissance de destruction du temps, elle
libère de son incohérence et de son inconsistance. La
mémoire exaltée et vénérée en Grèce
est une puissance impersonnelle qui donne accès, non au passé,
mais à un au-delà qui libère l'homme de la foite du
temps.
Comme le rappelle J.-P. Vernant, la société hellénique
antérieure au VIIIe siècle se représente en
effet le temps des hommes dans une relation de dépendance constitutive
à l'organisation cyclique du cosmos [1].
Comme ce temps lui-même, l'ordre humain se renouvelle
périodiquement en restaurant son rapport aux origines. Pour que se
ravive l'ordre des choses au terme du cycle, le prêtre raconte le
passé primordial, il dit le temps de la genèse du moncle. Une
généalogie relie l'ancien temps au présent. Son rappel
reconstruit la société. Pour la Grèce archaïque,
l'acte de nomination permet donc une restauration périodique sans
laquelle ni les choses ni les hommes ne pourraient se perpétuer. Savoir,
c'est garder le souvenir des noms. La mémoire est un don de voyance, une
vue prophétique qui fait qu'en se remémorant, le poète
voit et sait dans la lumièr mythique des origines. Parce que la
mémoire projette dans l'au-delà, elle est une fonction
sacrée pour la Grèce archaîque dont la
société, avant la diffusion de l'écriture,
c'est-à-dire entre les XIIe et XIIIe
siècles, se fie à la tradition orale comme à son unique
recours dans l'existence. Pour s'assurer de sa cohérence, cette
société a développé des techniques de
dénombrement et d'énumération qui sont autant d'exercices
mnémoniques. La procession des règnes et des
éIéments, la généalogie des dieux et des
héros, le récit des combats, l'énumération des
Catalogues, la déclinaison des saisons, des travaux et des jours ancrent
l'ordre humain dans une rétérence au Mémorable qui lui
donne sa coh&eacu
te;rence et les conditions de son existence. La parole poétique
déroule les hiérarchies et les filiations
du Passé préhistorique, antérieur à toute
idée du Temps. En réitérant cet éternel
présent figé dans un ordre à conserver
précieusement, la nomination de l'aède confère à
l'épopée le pouvoir de restauration ontologique des formules
rituelles. Pour la Grèce archaïque, la poésie est
Mémoire de l'identité fondatrice.
A partir du VIIe siècle, la mémoire va perdre cette
fonction archaïque et, pour la première fois dans l'histoire de la
pensée occidentale, prendre conscience, ne fût-ce que
négativement, de ses possibilités créatrices. Cette
mutation a lieu au cours de ce qu'on appelle aujourd'hui l'âge lyrique,
quand l'histoire eut détruit les empires dominés par les cycles
et que l'homme, libéré d'un ordre où s'inscrivait la geste
des héros, éprouva dans la douleur la précarité de
ses oeuvres et la vanité de ses entreprises en découvrant sa
déréliction nouvelle. L'existence va au néant et ne survit
dans aucune mémoire. « Sitôt qu'un homme est mort, il n'est
plus respecté de ses concitoyens. La gloire l'oublie. Vivants, nous
préférons chercher la faveur des vivants, et pour le mort nous
n'avons plus qu'injures », écrit Archiloque [2]. Testament de l'incertitude humaine, la
proésie lyrique a légué à l'histoire le fond
d'amertume et de désillusion sur lequel devait ultérieurement se
construire l'édifice de la pensée grecque. Dans la poésie
lyrique comme dans la tragédie, le temps fuit inexorable, vouant
l'activité humaine aux épreuves, à l'échec et
à la ruine. La tragédie montre la fatalité d'actions
irrévocables dont le sens ultime est laissé au sort. Elle a fait
l'expérience du temps de l'inéluctable qui dissout l'action en
destin. En s'inscrivant dans une perspective temporelle, la liberté, le
sens de l'initiative et la gloire de la geste héroïque ont
sombré dans l'inanité d'une fin gratuite et sans avenir, la
mort.
Dès lors, la poésie lyrique se replie sur les vicissitudes de la
vie affective. Elle dira la singularité du moment présent en
exaltant la charge émotionnelle des élans, des enthousiasmes, des
emportements et des dépits. Fin du monde archaïque ? Naissance de
l'individu ? Dissocié du temps cyclique de l'ordre cosmique, l'homme
endure les caprices de la fortune, exposé qu'il est à l'absence
radicale de sens de son histoire. Pierre Vidal-Naquet écrit:
« L'homme est défini comme « éphémère » non parce que sa vie est brève, mais parce que sa condition est liée au temps. Le temps lui-même n'est pas autre chose que la succession sacadée des accidents de la vie [3]. »
Chez Pindare, chez Empédocle comme chez les Pythagoriciens, la
civilisation grecque cherchera à échapper à cette
instabilité en transformant sa Mémoire. Désormais,
celle-ci ne réfère plus à la temporalité circulaire
d'un éternel retour qui aurait pour seul sens de recommencer. Mais cette
mémoire n'évoque le temps qu'avec regrets et amertume. Pour
longtemps, la remémoration qui continue à se proposer comme une
perspective de salut impliquera donc la négation du temps, qu'il soit
linéaire ou cyclique. Chez les Pythagoriciens, l'anamnèse vise
à séparer l'âme du corps pour trouver dans la restauration
du souvenir des vies antérieures la possibilité de sortir
à jamais du cycle de l'incarnation et de s'unir à la
divinité. La mémoire réalise l'union de l'âme et du
divin en délivrant celle- ci du flux intarissable et destructeur
du devenir. Fontaine d'immortalité, la mémoire absorbe l'homme
dans la contemplation des réalités éternelles en la
détournant de la conscience de son passé personnel.
Il est vrai qu'au Ve siècle, les sophistes et les historiens
s'efforceront de penser l'histoire dans la logique propre de l'action humaine,
des institutions qu'elle fonde et des inventions techniques qu'elle peut
produire. Hécatée de Milet, Hérodote et Thucydide
écrivent l'histoire sans faire référence à la
mythologie. Mais le pessimisme du Ve siècle s'accuse au IVe.
Il porte Platon à projeter l'intelligible du côté des
Formes, le rendant dès lors impuissant à penser l'histoire. Comme
le dit à nouveau Vidal- Naquet:
« On me saurait chercher chez Platon un sens de l'histoire, alors que l'histoire n'appartient pas au domaine de ce qui a un sens [4]. »
La mémoire, chez les Grecs, est un certain rapport de l'âme
à la création. Le platonisme a proposé, ainsi que le
rappelle Victor Goldschmidt, l'idée d'une « création
continuée », ou du moins d'une « création
conservée » [5]. Mais cette vertu
« créatrice ou organisatrice » n'appartient qu'au Bien [6]. Platon n'a jamais considéré
l'action comme autre chose qu'une « transposition de l'Etre dans le
Devenir ». Platon décrit l'action comme une imitation, de même
que pour lui la durée procède de l'éternité. Parce
que la réalisation ne vaut pas la science, les tragédies humaines
resteront pour Platon des péripéties contingentes face au sublime
de la théorie pure. Chez Platon comme dans toute la civilisation
grecque, le rapport de la mémoire à la création est
d'ordre contemplatif, il est le fait d'une âme désincarnée
projetée dans l'arrière monde. Pour les Grecs, la mémoire
est restée une fonction spéculative qui a continué
d'ignorer ses possibilités créatrices.
A la suite d'Emile Benveniste, Jean-Pierre Vernant a fait observer que le
fondement de cette inaptitude des Grecs à se représenter comme
à projeter l'action qui fait l'histoire peut être mise en rapport
avec les structures de leur langue. En grec, l'action est décrite, soit
comme une action fonctionnelle, soit comme un fait accompli.
L'individualité de l'agent, les caractéristiques de sa
capacité d'initiative ne sont pas énoncées comme telles.
J.-P. Vernant écrit:
« La conception grecque du temps implique elle-même une prééminence de l'acte et de l'activité sur l'agent. une intégration de l'agent dans l'action, une absence de l'"agir", en tant qu'il suppose un élément temporel [7]. »
On retrouve une semblable problématique dans le statut donné
à la responsabilité subjective dans l'histoire du droit et dans
la tragédie. De la même façon, l'initiative technique
suppose que soient conçus et affirmés la structure de l'action
vokontaire, la décision et l'engagement. Paradoxalement, la langue de la
raison, de l'analyse méthodique et de la démonstration n'a pas su
affirmer le sens de la fabrication humaine, la valeur de l'activité
technique, de la production et du travail. Les Grecs n'ont jamais songé
à transformer la nature par le pouvoir de l'artifice, autrement dit par
la construction de machines. Dans la mentalité grecque, le temps de
l'opération technique relève du kairos, c'est-à-dire du
moment opportun, de l'occasion propice ou de l'à-propos. Les Grecs n'ont
pas pensé l'autonomie de la technè
humaine qui relève pour eux, création artistique y comprise,
d'une activité de type imitatif dont le modèle idéal
surpassera toujours en valeur sa copie ou son image, du fait de la
supériorité ontologique de l'être sur l'apparence. J.-P.
Vernant écrit:
« La conception platonicienne de la mimêsis souligne, dans les domaines ou elle s'applique, la même absence d'une catégorie de l'agent, d'une notion d'un pouvoir créateur de l'homme, qui a été notée dans les autres secteurs de la culture grecque [8]. »
L'invention de l'idée de création musicale et son
déploiement historique ont supposé deux révolutions de
pensée. La première est la présence d,une philosophie de
l'histoire, qui apparaît pour la première fois chez saint
Augustin. Aussi bien chez les stoiciens que dans le platonisme,
l'hellénisme refuse l'avenir, il aspire, au-delà du temps,
à un présent éternel. A l'inverse, La Cité de Dieu
rassemble les vivants et les morts dans une communauté incluant
l'avenir. Pensant l'humanité dans l'unité de sa progression
historique, elle confère un sens et une intelligibilité à
l'idée d'une histoire universelle à réaliser. La
Cité de Dieu est à l'origine de toutes les représentations
de l'histoire universelle. Le texte renouvelle également les rapports de
la mémoire et de la création. Chez Augustin, la mémoire
devient une mémoire du présent car elle est fondée sur la
relation de l'homme à Dieu et s'idenfie à la conscience de
l'omniprésence divine. Dans la synthèse qu'elle réalise
entre la cosmologie platonicienne et l'idée judéo-
chrétienne d'une création ex-nihilo, la pensée d'Augustin
apparait bien comme un acosmisme. L'idée de création supposait
donc une pensée du commencement radical. Remarquons enfin que la musique
est investie d'une signification positive chez saint Augustin. Dans le
Traité de la Musique, l'expérience sonore ne relève plus
de l'infériorité statutaire du sensible, de son inconstance et de
sa relativité. Elle est au contraire impliquée dans le destin
promis au corps après la Résurrection. La pratique de
l'élement sonore subsistera dans l'éternité de la vie
future.
Le développement de la création musicale a dépendu d'une
secronde révolution historique de la pensée, l'institution d'un
calcul du temps. C'est seulement au XIVe siècle que le temps
de l'horloge, des affaires bancaires et commerciales, de leur évaluation
raisonnée des risques et de leur comptabilité va façonner
la conscience du temps. Les opérations du commerce se traitent dans le
cadre artificiel de la chronométrie. De là une nouvelle culture
dont les traits dominants sont le rationalisme mercantile, la mentalité
juridique et l'usage généralisé des techniques.
L'invention de l'écriture musicale est avant cela l'oeuvre du
rationalisme scolastique. Elle est née du mouvement
,général de clarification et d'élucidation dont Erwin
Panofsky a magistralement décrit le développement entre 1140 et
1270. La polyphonie est la première forme d'écriture musicale.
Elle se développe dans une époque caractérisée par
sa « confiance dans le pouvoir synthétique de la raison » [9] et sa « volonté d'explicitation des
principes » [10]. Cependant
c'est seulement au XIVe siècle que la musique
développera son organisation rationnelle, c'est-à-dire son
agencement méthodique, ses techniques de précision, sa puissance
de coordination et ses calculs. La musique de l'Ars Nova s'émancipe des
valeurs antiques de simplicité et de clarté dans la mesure
même où, s'affranchissant du service divin, elle s'affirme dans
l'autosuffisance de son art générateur de plaisir auditif. La
métrique de l'Ars Nova transpose sur le plan optique le découpage
du temps que réalisent les horloges. Avec l'adopticon d'un temps
égal, la scansion s'affranchit du pied syllabique comme de toutes les
formes d'incidence rythmique de la prosodie. La division du temps et la
précision de la notation suscitent les jeux d'écriture. Ceux-ci
donnent naissance à des constructions rationnelles dont
l'enchevêtrement favorise l'accumulation des notes, l'affinement des
subdivisions de l'unité et la vivacité des mouvements vocaux. Par
l'effet de hoquet qui interrompt de façon brusque les lignes
mélodiques, par l'emploi plus libre des dissonances, par la complication
inouîe du tissu sconore que facilite l'introduction de nouvelles mesures
et de nouveaux signes rythmiques, la rationalité de l'écriture
permet l'invention de multiples effets dramatiques. Le choix du travail
d'écriture prend le contrepied des normes traditionnelles de
simplicité et d'universelle compréhensibilité, il
procède d'une volonté de complexité, de difficulté
et de subtilité sans précédent. L'Ars Nova est
contemporain du nominalisme philosophique, qui relègue l'idée
d'un lien nécessaire de la raison aux fondements d'un cosmos stable
qu'elle aurait à décrire, et la conçoit au contraire comme
une puissance d'intervention imposa
nt ses structures propres au réel. Au XIVe siècle, un
développement genéral des sciences a également lieu en
Europe. La création musicale contemporaine participe donc d'un mouvement
général de la civilisation. Le gothique international, le
nominalisme et le formalisme contraguntique sont les formes cronnexes d'une
certaine mise à distance de l'Antiquité, et donc d'une rupture au
moins relative avec le passé. Désormais, l'idée n'est plus
condamnée à se dégrader dans l'apparence, l'homme
européen la conçoit au contraire comme un système de
prises causales qui permet la genèse et la production,
c'est-à-dire une perfection dans le futur. L'Ars Nova comme le
nominalisme ont mis fin à l'antique priorité de l'Etre sur
l'agir. Au XIVe siècle, l'entendement humain revendique pour
la première fois son autonomie créatrice contre
l'immobilité spéculative de la contemplation. « En
considérant toutes choses, du sensible à Dieu, comme saisissables
par les mêmes espèces d'appréhension (le nominalisme a...)
écarté toute ombre d'inconnaissable, aussi bien du singulier
matériel que de la Déité », écrit Paul Vignaux
[11].
Mais l'idée de création n'aurait sans doute pas vu le jour dans
la civilisation européenne sans l'étrange termentation de la vie
religieuse qu'a connue la fin du monde antique, fermentation qui suscita autant
de réprobation que de dégoût chez les rationalistes,grecs.
Dans son ouvrage classique Les Grecs et l'irrationnel, E.R. Dodds estime que le
rationalisme de l'esprit hellénique est né vers 335, au moment de
la fondation du Lycée, et devait disparaître à la fin du
IIIe siècle avant notre ère, au moment de la ruine de
la civilisation antique. Dodds décrit cette ruine comme une
démission de l'esprit collectif dans ce qu'il appelle « la crainte
de la liberté ». Certains historiens estiment
qu'ils n'ont pas à prendre en compte les éléments
irrationnels du devenir. Contrairement à Collingwood, Dodds estime au
crontraire qu'un rationaliste doit intégrer la part de l'irrationnel
dans sa conception du réel, et surtout s'il veut défendre la
raison. Ainsi Dodds restitue-t-il l'incongruité des conceptions que les
nouvelles religions du salut développent dans autant de
représentations de l'univers et de la vie qui apparaissent comme
froncièrement incompatibles avec la vision hellénique classique
du monde. Selon les nouvelles conceptions, le monde n'est pas un système
rationnel stable mais une histoire. Pour appréhender la transformation
du réel, il faut abandonner le recueillement de l'intelligence
contemplative au profit d'une vision religieuse de la puissance de
renouvellement de la réalité. Dans le protochristianisme comme
dans toutes les religions du salut qu'a connues l'Antiquité tardive, le
but ultime d'une connaissance du devenir du monde reste la rédemption
individuelle. Ici prend fin le pessimisme antique et son doute concernant la
valeur du changement. Dans le même temps s'effondre le lien qui existe
dans le monde antique entre la raison et la religion car, désormais, la
religion promet l'espoir et favorise de ce fait le développement de
toutes les fausses sciences. Pour Dodds, le retour aux pratiques de la magie et
de la divination, le culte de l'astrologie, l'essor de la doctrine des
sympathies, des sciences occultes et de toutes les superstitions sont autant de
symptômes d'une abdication de la liberté individuelle et donc d'un
recul de la raison. Dodds décrit l'obscurantisme du climat dans lequel
s'est développé le christianisme. Cet obscurantisme abdique toute
volonté de connaissance, « vénère (de façon)
pathétique la parole écrite [12] » et cultive la pensée dogmatique. L'évocation de Dodds
rejoint à certains égards l'analyse que Gibbon avait
donnée de la fin du monde antique, comme si la représentation de
l'un comme de l'autre historien, prolongeant l'esprit des latins et des Grecs,
semblait refléter cette stupeur consternée que le christianisme
naissant devait inspirer aux lettrés de la basse Antiquité.
Arnaldo Momigliano a souligné la valeur actuelle des travaux de Gibbon,
pour qui la tâche essentielle de l'historien reste la
compréhension de ce « passage du paganisme au christianisme (...),
le fait majeur de l'Antiquité tardive [13]
».
Au reste, et comme le dit un historien catholique, le développement de
l'irrationalisme antique tardif est un phénomène dont «
l'ampleur déborde la sphère étroitement religieuse [14] ». Bien au-delà des
frontières de l'Empire, la conversion devait en effet toucher les masses
paysannes et transformer les modes de vie en favorisant dans le fait un
intérêt croissant pour l'invention technique.
Ce qui fait dire à Peter Brown que le passage de l'ère des
Antonins à celle de Constantin ne constitue en rien « la traverse
d'un moment d'effondrement catastrophique... mais le passage d'un âge
d'équilibre à un âge d'ambition [15] ». Remarque apologétique ou propos
d'historien? Les premiers temps du christianisme ont apporté un
renouvellement complet de la vision du monde, comme si l'impulsion à la
libération de l'antique avait dû passer par l'irrationalité
du christianisme pour pouvoir ensuite s'en défaire. Pour un païen,
« le surnaturel était constamment accessible à l'homme [16] » dans la majesté même du
cosmos. Pour un chrétien, la création tire sa valeur de ce
qu'elle est la projection incompréhensible du vouloir éternel. Le
rapport du Créateur à la créature fonde l'autonomie et la
liberté de cette dernière. L'irrationalité même de
la conception chrétienne du sacré devait dès lors induire
des innovations et des entreprises: le code du droit romain, le monachisme,
l'institution ecclésiale, la dogmatique chrétienne et
l'élaboration du répertoire liturgique. De la même
façon, selon l'expression même de H.-X. Arquillière, sa
conception politique tend à « absorber le droit naturel dans la
justice surnaturelle, le droit de l'État dans celui de l'Église
[17] » en une sorte d'augustinisme
politique.
Le développement de la civilisation médiévale accomplira
le christianisme en le dépassant. Il résorbera son
irrationalité. Dès les premiers temps, des paiens comme Celse,
Epictète et Marc-Aurèle avaient dit combien la
représentation chrétienne de l'univers leur paraissait aveugle et
déraisonnable. Et Plotin sera le dernier Grec à tenter de
concilier le rationalisme philosophique et la vision religieuse, en identifiant
la destinée individuelle à une connaissance de la
nécessité rationnelle. Chez Plotin, l'âme s'unit à
Dieu dans la contemplation. Mais déjà toutes les religions du
salut de l'époque faisaient intervenir la médiation d'un sauveur
pour mettre l'homme en relation avec Dieu. Dans le christianisme, la
destinée de l'âme individuelle ne prend un sens que parce qu'elle
est prise dans le mouvement de la création, de la chute et de la
rédemption, c'est-à-dire parce que son histoire à la fois
personnelle et collective est traversée d'impulsions irrationnelles qui
projettent l'homme au-delà de lui-même en lui retirant de ce fait
l'initiative de son salut. A considérer ces temps, on ne peut que
souscrire au sentiment de la longue série d'humanistes qui ont
jugé de pareilles conceptions comme autant de superstitions violentes
enfonçant l'homme dans la conscience de sa déchéance et le
privant de la confiance en ses possibilités propres. Il faut admettre
cependant qu'une des conditions du développement de l'histoire
européenne reste cette affirmation, dans l'ordre théologique, de
l'existence d'un pouvoir créateur radical.
L'acosmisme chrétien repose sur une idée aussi irrecevable pour
un Grec qu'inconcevable pour sa raison. La création ne comporte ni
passage, ni changement, ni devenir. Elle est un commencement sans
présupposition, n'admet aucune espèce d'antériorité
ni d'intermédiaire entre Dieu et le monde. Entre le néant et
l'être, aucune relation transitive. Du point de vue de Dieu, la
création est l'éternité même qui exclut le temps. Du
point de vue du monde la création est la totalité, durée
comprise, de l'univers. Le temps est donc inclus dans l'éternité
de l'action créatrice. Mais la création n'est en rien un premier
moment, elle n'est pas un événement historique, ni une
création continuée parce que l'éternité coexiste
à tous les temps tout en les surplombant de sa transcendance.
L'idée de création ex nihilo entraînait la ruine de la
vision du monde des Grecs. Pour Plutarque encore, l'acosmisme ne peut se
comprendre que comme une conception d'un désordre originel
incréé, d'un chaos des premiers temps de l'histoire du monde,
avant que les éléments du cosmos, la matière et le
mouvement, n'aient reçu leur ordre. A l'époque de Plutarque, le
chaos
ne peut devenir Monde sans une action ordonnatrice, c'est-à-dire une
sorte de commencement.
Comment comprendre la nécessité historique de la diffusion sans
précédent d'un phénomène de fanatisation par
l'aberration représentative.? Comme l'a fait Gibbon, les historiens
s'accordent aujourd'hui à constater que les transformations de la
religion antique ont touché toutes les classes sociales, et qu'elles ne
peuvent de ce fait s'expliquer, comme le pensait encore M.I. Rostovtzeff, par
la seule hostilité entre les paysans et la population civilisée
des villes. A la suite de Festugière, Nilsson et Dodds, Peter Brown a
décrit un nouveau style des échanges humains qui a sous-tendu,
selon lui, les nouvelles formes de l'expérience religieuse. L'histoire
sociale recourt ici à l'anthropologie historique et à ses
études de mentalité. Elle suppose la description en profondeur de
la transformation des types humains, des profils de personnalité et de
leur équilibre pulsionnel. Dans le développement des
études sur l'Antiquité, l'interrogation sur ce type de
réalités et la mise au point de méthodes d'investigation
adéquates n'ont pas été le fait des historiens des
religions ni des chercheurs marxistes, mais d'esthéticiens. Walter
Benjamin et, avant lui, Aloïs Riegl ont montré comment la longue
durée de l'histoire sociale de la sensibilité donne accès
à l'intelligence du phénomène historique parce qu'elle
sait décrire l'irrationne luî-meme.
Ainsi Walter Benjamin déploie-t-il les aboutissants d'une telle
méthode. Pour Walter Benjamin, le sens d'une époque est fait du
dessein culturel profond qui s'exprime dans l'étroite solidarité
des divers domaines de l'art et les fait concourir à la formation d'un
style. L'art et les différentes formes de l'activité humaine
relèvent de cette unité. L'histoire intellectuelle et artistique
d'une civilisation est elle-même en relation étroite avec ses
conditions sociales. En utilisant certains éléments de l'analyse
qu'Aloïs Riegl avait donnée de la fin du monde antique, Benjamin
esquisse ainsi une sorte d'histoire sociale de l'expérience
esthétique des XIXe et XXe siècles. Pour
Benjamin, l'époque moderne est une période de mutation qui peut
être comparée à celle qui a mis fin à
l'Antiquité car les grands changements d'échelle, «
l'alignement de la réalité sur les masses et des masses sur la
réalité [18]» ont, aux deux
époques considérées, fait muter les traits fondamentaux de
l'existence, ils ont modifié les certitudes sensibles et l'allure
générale des conduites. Benjamin considère que le trait
distinctif de la modernité réside dans la transformatiron globale
des modes de notre communication avec le monde. Une telle transformation
concerne aussi bien le langage que le sens de l'espace et de la durée de
notre société. Les déterminations que Benjamin se propose
de décrire relèvent du niveau de la réceptivité
sensible et se situent donc en deçà des structures
élaborées par l'art. Les civilisations construisent l'attitude
des hommes devant la vie, elles déterminent ses dispositifs intimes, ses
gest
es, ses comportements, ses façons de ressentir et le régime de
ses désirs comme de ses affects. Une civilisation donne ainsi son style
à la sensibilité, elle s'exprime dans l'art du maintien ou le
raffinement des manières. Une civilisation se caractérise par un
mode d'appartenance
au monde, c'est-à-dire un type d'articulation du temps, de l'espace et
de la parole. Elle s'est construite à partir d'un fond d'impressions
primitives dont elle projette les rythmes et les tensions dans ses institutions
et ses coutumes. Dans la concentration propre à l'expression
esthétique, la dynamique de la civilisation s'accomplit en une
signification universelle.
Riegl a décrit, au sein de l'art du Bas-Empire romain, l'apparition d'un
mode d'appréhension ou d'un vouloir formel nouveau. Celui-ci abandonne
les volumes compacts et les formes tectoniques, met à distance l'objet
et confère à l'espace une valeur primordiale. L'art antique est
un art de la finitude et du recueillement. L'art du Bas-Empire semble
emporté au contraire par le dynamisme d'un essor subjectif. Le premier
est caractérisé par des valeurs de saisie, il est
concentré sur la détermination de ses prises et se ramasse sur
ses contours. Le second s'est libéré de la prégnance
plastique. Il accorde à l'espace une signification proprement optique et
trouve son registre d'expression privilégié dans
l'éloignement, dans les rapports de mobilité, de transparence et
de profondeur. Sekon Riegl, cette mutation de la dynamique et des termes de
l'appréhension s'est effectuée au cours d'une période de
très longue durée. Ses signes précurseurs remontent aux
débuts du stoïcisme, au IIIe siècle avant notre
ère. Son terme, au IIIe siècle après J.-C.,
coincide, avant sa chute, avec la plus grave crise de l'Empire
romaîn.
Benjamin souligne l'intérêt d'une étude qui « met en
lumière les caractéristiques formelles propres à la
perception du Bas-Empire [19] ». Pour lui,
l'essentiel reste d'appréhender et de décrire « les
transformations sociales dont ces changements de mode perceptif
n'étaient que l'expression » [20].
Or, dans son ouvrage Grammaire historique des arts plastiques [21], Riegl a bien montré le caractère
critique et novateur de la production des Arts et Métiers du Bas-Empire.
Selon Riegl, l'esprit de l'Antiquité est fondé sur le principe
d'un droit du plus fort qui s'affirme avec la suprématie du motif sur le
fond, la recherche de la perfection corporelle et la constitution de types
stables, étrangers à l'individualisation psychologique.
Dissociant la nature du divin, l'art de l'époque romaine tardive invente
au contraire un culte de la laideur. Il refuse les rapports de force et montre
une complaisance pour l'expression de la souffrance comme pour l'imperfection.
L'art du Bas-Empire retire à l'espace antique son principe immanent
d'organisation, il s'ouvre à l'éphémère, à
l'accidentel et à l'humeur du moment. Le passage à la vision
éIoignée dissout la forme dans la mobilité du fond, capte
la fugacité des apparences, déforme ou enlaidit la nature. Cette
émergence de la profondeur dans l'agitation du fond témroigne de
l'existence d'une sorte d'angoisse incoercible chez les contemporains de
Plotin. Mais les nouvelles exigences stylistiques ont aussi une composante
sociale. La priorité de l'espace sur la forme compacte, l'abolition des
critères logiques de composition, le goût de la distorsion
manifestent la formation d'une sensibilité nouvelle. Dans son dé
;dain de la nature, l'innovation formelle de l'art du Bas- Empire s'oppose aux
normes de représentation de l'Antiquité classique et rejette dans
le même mouvement l'ordre social dont de tels canons procèdent.
L'art du Bas-Empire contient donc tous les ferments d'une critique sociale
radicale.
Les origines de cet art qu'on appelle « antiphysique » sont
aujourd'hui établies. Elles sont plébéiennes [22]. Santo Mazzarino a décrit l'ampleur des
mouvements de masse et la fermentation culturelle sans précédent
de la basse époque romaine. Pour l'historien italien, le temps des
Sévère est celui du « féminisme et des affranchis
» [23], c'est-à-dire des
minorités créatrices qui revendiquent le droit à la
liberté des femmes et des esclaves en une volonté de rupture avec
le monde gréco-romain qui « allait au-delà d'une simple
acceptation du christianisme » [24].
L'éveil des nationalités, la floraison des
hérésies, la volonté d'égalisation sociale et de
démocratisation de la culture ainsi que la prise de conscience du
rôle historique qu'allaient jouer les Germains montrent un monde qui
avait rompu avec l'ordre ancien. Ces mouvements d'émancipation devaient
se briser sur les résistances de la classe sénatoriale. Celle-ci
maintient en effet son hégémonie mais échoue
désormais à perpétuer l'unité de l'État dans
l'assimilation des peuples colonisés à la culture
hellénistico-romaine. Les épidémies et le
dépeuplement amènent le déclin de la production agricole
et l'oppression des campagnes. L'appauvrissement des villes, les guerres
civiles et extérieures provoquent l'effondrement de l'économie
monétaire sur laquelle reposait la centralisation supranationale.
L'époque de Commode voit ainsi les prodromes d'un effondrement de
l'antiquité paîenne. La crise est d'ordre économique et
sociopolitique. Elle se marque aussi dans la très profonde tran
sformation des attitudes mentales. L'évolution des moeurs, le changement
du statut de la femme et de la structure familiale caractérise la
privatisation d'une existence détachée désormais de sa
référence cosmologique et rendue à son énigme.
L'affectivité et l'impression sensible ont désormais une valeur
propre. Leurs moments élémentaires envahissent toutes les formes
d'expression de l'époque[25].
L'art et la poésie du Bas-Empire exaltent le moment musical latent de
toute oeuvre d'art, c'est-à-dire la mise à distance du monde la
création d'un espace dégagé de toute contrainte
représentative, réduit à l'état d'émergence
et apte, du fait même de sa globalité indécise et de sa
fluence, à dire un nouveau style de communication avec le monde.
L'espace du IIIe siècle n'est plus l'espace des corps,
fragmentaire et fini, de l'antiquité classique. Il n'annonce pas non
plus l'espace systématique des modernes, dont la continuité et
l'extension indéfinie supposent l'introduction de la perspective plane
et sa construction exacte selon une « méthode mathématique
du dessin » [26]. Cet espace est un espace
en suspens, sans délimitation ni dimension, qui ne parvîent a
preserver sa precaire unité qu'en se repliant dans
l'irrationalité profonde de son mode de constitution. Panofsky a
montré l'aporie de cet espace qui n'épouse ni la structure
psychophysiologique de l'impression visuelle subjective, comme le faisait
l'Antiquité, ni ne se construit selon une rationalisation
mathématique de l'impression visuelle, comme celui des modernes. Le
recul en profondeur ne sert pas un dessein bien défini de reproduction
visuelle mais traduit surtout un nouveau rapport de la subjectivité
à l'espace. La prééminence des
valeurs optiques dont parle Riegl et l'expérience de l'espace
particulière à la basse antiquité trouvent leur forme la
plus accomplie dans la dynamique expansive de la couleur. L'espace devient
alors une émanation de la lumière. Il entre en résonance
directe avec un fond de sensations premières dont il exalte la charge
émotive, le mouvement d'ouverture et l'ampleur du retentissement.
L'affinité la plus marquée de la peinture et de la musique
apparait avec ce pouvoir d'irradiation de la couleur qui emplit et meut
l'espace dans son entier, selon un rythme unique, tout en l'investissant d'une
signification affective immédiate. L'avènement simultané
de la couleur et de la distance caractérise un style, il témoigne
d'une nouvelle volonté d'art dont l'esprit et la mise en oeuvre
procèdent d'un même élan. De son côté, la
musique suivait le cours d'une évolution analogue. Les points communs
d'une telle sensibilité et de l'expressionnisme du XXe
siècle ont été maintes fois relevés et notamment
par Riegl lui- même. La ressemblance de cette époque avec la notre
est en effet frappante, tant dans les formes que dans les fondements sociaux de
ces deux types d'art.
Valéry a consacré une partie importante de son oeuvre à
étudier les effets de transformation que le développement
contemporain du machinisme industriel induit dans la psyché moderne.
Anticipant à maints égards les analyses qu'Adorno devait
développer dans son texte sur la Régression de l'audition, il
montre comment la civilisation de l'automatisme crée un type de
temporalité où s'abolit toute mémoire comme toute
création. Mise en cause de l'innovation technique? Procès du
capitalisme.? Valéry a pressenti le rôle décisif que
l'automatisation devait jouer dans la technologie, l'organisation du travail,
les systèmes productifs et les modes de vie. De nouvelles
séparations des tâches, de nouveaux modes de distribution de
l'intervention bouleversent la division du travail, privant le travailleur de
ses fonctions de contrôle, de commande et de régulation. D'autre
part, la production automatisée retentit sur les comportements, les
motivations, les besoins et les aspirations du monde du travail. En tant que
nerf du système productif, l'automatisme devient alors un facteur de
transformation radicale de la société. L'automatisation n'a pas
changé seulement la manière de produire, mais engendré des
mutations dans l'organisation de la vie sociale, la vie familiale, la formation
scolaire et professionnelle, le temps libre et les communications. La mise en
place de l'automatisme a changé les modes de la production et de la
consommation. Elle a déterminé un nouveau mode de vie car les
hommes intériorisent leur moyen de travail pour se l'approprier. Dans
une analyse qui se situe à la frontière de l'anthropologie
culturelle, de l'esthétique et de l'histoire sociale, Valéry
décrit le style d'existence et les modes d'expression qui
définissent la moder
nité.
Le développement contemporain de l'automatisme n'oblige pas à
conclure à un pessimisme radical, bien que la façon dont
Valéry a analysé le temps et la psyché modernes ait
gardé toute son actualité.
Notre société est entièrement soumise aux conditionnements
musicaux de la pire espèce. Notre civilisation ne propose au travailleur
que l'aliénation dans la boite à rythmes, tandis que la musique
industrielle pille le passé en le mettant au goût du jour et
l'abâtardit en autant de refrains répétitifs. Comme
Valéry l'a perçu et exprimé, l'automatisme n'a jusqu'ici
en rien contribué à façonner le type d'homme qu'appelle la
démocratïe.
Pour Valéry, la civilisation industrielle est celle de l'automatisme.
Avec elle commence le temps du monde fini, c'est-à-dire la lutte pour la
conquête du globe, l'exploitation illimitée des énergies
naturelles, l'écrasement des peuples les moins organisés, la
« simplification des types humains » [27], la disparition du temps libre, le nouveau
nomadisme, l'extension universelle des fonctions de surveillance, le
déclin de l'Europe et les débuts de l'histoire mondiale. Pour
Valéry, le caractère fondamental de l'automatisme, c'est l'abus,
car l'accroissement indéfini de puissance et de précision fait
partie intégrante de sa définition. L'esprit de calcul inspire
l'excès. Le projet d'organisation se lïe a la demesure. Ainsi la
transformation radicale que l'automate impose aux moyens de production
s'étend- elle à toutes les conditions de l'activité
humaine. L'uniformité et la rapidité sont les qualités
requises par la commande et le contrôle. Elles deviennent les valeurs
constitutives d'un monde où « nos mouvements se règlent sur
les fractions exactes du temps [28] ». Les
effets les plus voyants de cette emprise de la machine sur l'homme sont la
précipitation, la tension, les interruptions, l'agitation et la
fébrilité, car un mode de vie entièrement régi par
des « moyens de décrochage ou de déclenchement [29] » devient l'empire de la hâte et de
l'incohérence. Norme de comportement des sociétés
industrielles, la réaction réflexe se substitue aux attitudes
fondées précédemment sur « l'attente et la constance
» [30] Subrepticement, l'automate
façonne les conduites humaines
à son image. Il leur imprime l'allure de répétition
essentiellement instable qui caractérise le comportement et la
sensibilité de l'homme moderne, son perpétuel état
critique sur fond de nécessité gratuite. Chez l'homme moderne, le
conformisme et la spontanéité sont devenus indiscernables, la
trépidation et l'inhibition se recouvrent et finissent par se confondre,
dans le tumulte vain d'un mouvement qui s'épuise de ne pouvoir
commencer. Faute de se résoudre en action, la contradiction se fige en
destin. Mais ces conflits aussi irrévocables qu'insolubles auxquels la
vie humaine paraït universellement exposée sont subis avec
indifférence et dans le détachement. Le conflit se déplace
alors, il se travestit et réapparaït sous des formes insolites ou
compulsives. Les secousses les saccades, soubresauts et trémulations
manifestent le mélange inextricable d'engrenage et d'égarement
qui constitue le fond du monde machiniste. Dès lors, les valeurs de
l'art sont elles-mêmes gagnées par ces signes du destin moderne.
Elles marquent le retournement de la finalité humaine en
causalité mécanique. Elles révèlent
également l'expérience que l'homme en fait, c'est-à-dire
la façon dont ce renversement affecte les dimensions de son existence.
Quand les médiations manquent, quand la résolution des tensions
n'est plus possible l'instantanéité, l'intensité et la
nouveauté font irruption en tant que
telles. L'accès paroxystique alterne alors avec la prostration. A la
crise succède la stupeur. Valéry voyait dans un tel
dédoublement le trait symptomatique du psychisme moderne. Celui-ci est
assujetti à des contraintes à la fois péremptoires et
indéterminées. ll a intériorisé les clivages d'un
automatisme dont il est pénétré. D'un coté
l'exactitude la fixité, la prescription impersonnelle, l'inexcorable
répétition. De l'autre l'égale disponibilité,
l'absence d'un dessein défini, l'irrésolution, la soumission
neutre. Le rendement exige dressage et dépossession. Il n'est
tolérable que si les contradictions qu'il engendre sont maintenues dans
l'inconscience. Dans sa ruse, l'automatisme fait donc passer la contrainte pour
du désir et se rend acceptable. Telle est la fonction de la stimulation
permanente, qui est le mode d'accoutumance par lequel la sensibilité
humaine devait développer son adaptation au règne machinal. Cette
accoutumance suscite à son tour ses propres besoins auxquels pourvoit
l'organisation d'une industrie chimique et culturelle.
« Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d'après les propriétés une maladie qu'elle guérisse, une soif qu'elle puisse apaiser une donleur qu'elle abolisse [31]. ».
La stimulation consiste à bloquer l'action dans des antagonismes
internes et à les figer dans une répétition costensible.
Le dessein volontaire se dissout en ambivalence. Les conflits pulsionnels
s'exaspèrent sans trouver d'autre issue que leur rigide
persévérance. Ils se déchargent à vide, avec une
monotonie qui n'admet ni régulation ni intégration. La
répétition, c'est la contradiction qui s'expose dans la
méconnaissance de soi, avec une intensité accrue par la
nécessité de combler les failles qu'elle ne cesse
d'élargir. La civilisation du contrôle s'attaque à «
notre sens le plus central, ce sens intime de la distance entre le désir
et la possession de son objet, qui n'est autre que le sens de la durée
[32] ». Le stimulant supprime cet
intervalle. Il détourne le désir de sa réalisation et le
cronduit à se satisfaire de sa propre comcidence avec soi.
Renvoyé à lui-même, le désir se fixe alors sur sa
structure de dilemme, il s'enfonce dans le ressassement d'une
contrariété diffuse d'où nulle décision ne peut
sortir. Le stimulant détermine ainsi un mode d'existence où la
dimension d'avenir s'absente à force d'être esquivée. Le
stimulant n'est pas un substitut de l'action, mais sa négation radicale.
La civilisation de l'automatisme fait croire qu'elle compense par la
stimulation ce qu'elle retire en capacité d'initiative et en pouvoir
d'action. En nous coupant de l'action, elle nous enferme en fait dans le
passé.
Le processus de réversion par lequel l'automatisme ancre le désir
dans les contradictions qui lui sont inhérentes engendre en effet un
type psychique emprisonné dans l'archaisme. Ce type est fait d'un
mélange bien particulier de dissipation et de défiance. La
dissipation désigne cette « intoxication par l'énergie
» ou par « la hâte » [33]
qui émousse la sensibilité en la plongeant dans une
intensité brute et désordonnée. La défiance
résulte inévitablement de la subordination de l'action au
contrôle. « Dès qu'une action est soumise à un
contrôle le but profond de celui qui agit n'est plus l'action même,
mais il
conçoit d'abord la prévision du controle, la mise en échec
des moyens de contrôle [34]. » Ainsi
dissipation et défiance ne font-elles qu'un et jouent-elles des
rôles complémentaires. La civilisation de l'automatisme favorise
le développement simultané d'affects contraires qui absorbent le
psychisme dans la lutte contre ses dissidences internes. Mais elle
préserve en même temps la part de vigilance qui est requise par
les fonctions de contrôle. De là la résurgence de toutes
les formes de notre préhistoire, car la prééminence du
contrôle nous livre à la tyrannie de l'archaïque. La
structure de l'automatisme ne se prête en effet que trop bien à
l'exploitation organisée des types de régression qu'elle suscite.
Comme si l'irréductible et multiple emprise du passé était
le tribut que la civilisation payait à l'automatisme, notre
époque qui s aliène dans le répétitif explore aussi
l'inconscient.
Mais tout se passe comme si, en optant pour l'automatisme, l'humanité
avait implicitement, et au moins pour un temps, renoncé à ses
possibilités de dépassement effectif. Le stimulant pallie la
« dépression du sentiment de maîtrise » [35] par une dilatation forcée coù le
moi s'exalte de facron factice. De là la perte du sentiment de soi, la
liberté dans le désintérêt puis
l'indifférence. En reportant ses contradictirons sur le psychisme
individuel, le monde actuel inflige au moi une condition d'impuissance cque
celui-ci éprouve comme une fatalité accusant à la fois sa
mauvaise nature et relevant en même temps de la norme d'adaptation. Ainsi
la modernité engendre-t-elle des personnalités vacillantes et
insensibles, erratiques et résignées, pusillanimes et
vétilleuses, insouciantes et tenaillées par l'angoisse.
« Un homme moderne, et c'est en quoi il est moderne, vit familièrement avec une quantité de contraires établis dans la pénombre de sa pensée et qui viennent tour à tour sur la scène. Ce n'est pas tout: ces contradictions internes ou ces coexistences antagonistes dans notre milieu nous sont généralement insensibles. et nous ne pensons que rarement qu'elles n'ont pas toujours existé [36].»
Pour Valéry, cette apathie moderne n'a rien d un trait de nature, elle
est un pur produit de l'histoire, c'est-à-dire des scissions que la
société fondée sur l'automatisme a introduites dans
l'individu. Sous une forme intériorisée et méconnaissable,
celles-ci se reproduisent en lui et le prédisprosent au renoncement,
à l'obéissance passive. Valéry montre partout à
l'oeuvre cette « logique de l'ambiguïté » que Sartre
qualifiera plus tard de contradiction sans opposition. Elle cimente une
société dépourvue de consensus et la prépare aux
aventures autoritaires. La subjectivité est devenue en effet la proie
des antagonismes qui la constituent et la paralysent. L'exigence critique ne
parvient plus à se formuler dans un langage à caractère
purement instrumental. Détournée de son sens, elle se dissipe
dans l'indétermination. Selon Valéry, la modernité inhibe
le psychisme en le plongeant dans un état de latence et de stagnation,
dans une sorte d'ankylose qui le réduit à l'impuissance et le
prive de tout pouvoir d'élucidation. Ainsi la structure technique et
sociale du monde moderne nous contraint-elle à vivre sur le mode
déficient de l'ambivalence. Ce faisant, elle nous reconduit à
notre préhistoire, nous obligeant à notre insu à revivre
sur le mode des conflits initiaux des tensions qui nous accaparent en
dissimulant le ressort de leur négativité interne. Rendu
prisonnier de toutes les formes de survivance du passé, le psychisme se
perd dans un abîme de dissensions d'autant plus obscures qu'elles sont
plus graves. Sous l'emprise d'un mode de vie dominé par l'automatisme,
nous subissons un type de contradictions qui ne s'éprouve jamais comme
tel ni n'est jamais l'objet d'une prise de conscience. Les divergences
fondamentales qui divisent l'individu et minent son intégrité se
dissimulent en effet sous une imprécision flottante, elles s'enkystent
dans le besoin de répétition ou s'annulent, en se neutralisant,
dans la surenchère. Le monde moderne a faconné un psychisme et
sélectionné un système de pulsions qui privilégient
les attitudes d'échec, la sclérose et le repli, laissant libre
cours à l'appétit de destruction et faisant prédominer
l'instinct de mort. Avivant la dualité des tendances contraires mais
jouant sur leur ambivalente unité, renforçant à la fois
les oppositions et la confusion des opposés, la société
moderne vit dans l'instabilité, la superficialité passive et
l'angoisse. En soumettant l'existence à un régime permanent de
possibilités contradictoires, elle a façonné une
mentalité pour laquelle tout s'équivaut parce que tout s'est
neutralisé dans l'identité du fait brut, c'està-dire dans
un universel oubli des différences.
Comme Valéry l'avait annoncé, pareille mise en condition du
psychisme a fait le lit du despotisme car, cultivant la passivité
politique, elle a rendu possible tous les cultes de la puissance comme toutes
les démissions éthiques sans lesquelles la barbarie de notre
siècle n'aurait pas vu le jour. Valéry écrit:
« L'irresponsabilité, l'interchangeabilité, l'interdépendance, l'uniformité des moeurs, des manières, et même des rêves gagnent le genre humain [38]. »
Protestation de contempteur attardé ou analyse lucide de la crise de la
civilisation moderne? A la différence de ses lecteurs et successeurs qui
décriront l'histoire comme un processus de décadence et
stigmatiseront le monde administré de la socialisation totalitaire,
Valéry n'a jamais récusé l'idée de progrès
mais décrit les effets de « l'accroissement très rapide et
très sensible de la puissance (mécanique) utilisée par les
hommes, et celui de la précision qu'ils peuvent atteindre dans leurs
prévisions [39] ». Contrairement
à cette intuition de Valéry, les analystes et les critiques du
XXe siècle semblent tous atteints par le même
pessimisme. Marcuse a critiqué la tolérance
considérée comme une fin en soi. Il a dénoncé les
conséquences du principe du rendement, parmi lesquelles le processus de
désublimation répressive qui semble apparemment libérer le
désir, mais lui retire sa force de médiation et l'asservit
à la loi du marché. Horkheimer a analysé les techniques de
manipulation des besoins dans une société dominée par la
communication de masse et soumise à ses types de controle. ll a fait
ressortir comment l'omniprésence d'une généralité
répressive s'est substituée à l'égalité et
à la liberté en s'imposant moins par la terreur ou la propagande
que par des mécanismes insidieux d'intériorisation de la
contrainte. L'industrie culturelle brise les résistances de l'individu,
elle obtient son acquiescement permanent en utilisant des
procédés de séduction abaissante, d'insinnation et de
dévalorisation systématiquement mis au point. Réduit
à l'&eac
ute;tat de dépendance passive, devenu
l'instrument de sa propre domination, le sujet abdique son autonomie dans une
satisfaction fausse qui équivaut en réalité à un
sacrifice ascétique. Ce faisant, il intériorise
l'irrationalité de rapports de pouvoir qui l'oppriment tout en le
laissant sans défense face aux impulsions naturelles qu'il refoule en
lui. Les pulsions insatisfaites, contraintes par l'oppression qu'elles
subissent, viendront les renforcer de leur adhésion involontaire. Ainsi,
loin de parvenir en quelque façon à se libérer, l'individu
mutilé se retourne contre lui-même avec un acharnement vindicatif
nourri de ressentiment et de mépris de soi.
La création musicale au XXe siècle n'échappe
pas à ce processus d'amputation. La musique a toujours été
un art du temps et de la mémoire, mais l'existence divisée est
inapte à la forme. Au terme de la différenciation,
l'identité nue. En distendant le rapport du désir à la
pensée, la musique s'abolit dans le silence ou bien découvre un
fond de monde, une rumeur originelle qui pourrait être celle des
états crépusculaires ou aussi bien des discours
d'aliénation. De cet art de la limite, on pourrait évoquer les
Musiques de Nuit de Bartok, pièce pour piano tirée de la Suite en
plein air; l'allegro misterioso du troisième mouvement de la Suite
lyrique de Berg; les Six Bagatelles pour quatuor opus 9 et les Trois petites
pièces pour violoncelle et piano opus 11 de Webern; le post-scriptum du
Visage Nuptial de Pierre Boulez; ou, plus loin dans le temps, le finale de la
Sonate en si bémol mineur de Chopin. Ces oeuvres, qui sont autant de
cas, témoignent d'une mutation radicale dans la façon de
représenter et de penser le temps. Au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, la musique européenne a constamment tendu vers un seuil de
rupture au-delà duquel le temps s'anéantit parce que la forme ne
supporte plus sa propre possibilité. Résidu d'un sens qui s'est
brusquement dissipé, le son ne subsiste plus que sous la forme de trace,
de résonance énigmatique. Les étranges arrangements de son
et de silence, leurs constellations factices, leurs modalités
figées, leurs aberrations et leur discordance laissent ainsi entrevoir
cette possibilité latente de fermeture et de dislocation dont ils
procèdent. Parce qu'il ne propose pas de contenu déchiffrable, on
a parlé de l'intellectualisme de cet art. Il s'agit en fait d'un art de
l
a limite, un art qui ne propose rien. La forme s'est dessaisie de son moment
constitutif. L'instant propre de cet art est celui de la disparition.
Cette défaillance intime enferme un tel art dans l'hermétisme de
son intériorité recluse. Repliée sur elle-même comme
une esquisse tronquée, comme une déformation sans loi, la forme a
perdu toute finalité. Elle n'est plus ni l'ébauche ni l'apparence
d'un sens. Elle n'est pas non plus un pur non-sens, mais se situe dans cet
horizon d'indifférence, dans cet espace inhabitable où
l'universel est près de se résorber dans l'anonyme. Le musicien
qui s'est aventuré le plus loin dans cette expérience du
déficit, de l'effondrement et de la faillite est sans conteste
Barraqué. La Mort de Virgile, qui est une sorte de Divine Comédie
à rebours, semblait vouée, dès l'origine, à
l'inachèvement. Son échec est à la mesure de sa grandeur,
c'est-à-dire à la mesure du risque encouru. Chez Barraqué,
pareil passage à la limite exprime le mixte d'effroi et d'hallucination
auditive qui font le vertige de l'homme
précipité dans la chute. Le retrait du monde est un moment
foudroyant, un anéantissement dans la bourrasque et la suffocation.
Barraqué n'a pas laissé de tradition, mais une empreinte ou une
hantise. L'écho de son esthétique labyrinthique se retrouve dans
l'oeuvre de Brian FerneyLough ou de Paul Méfano. Chez Sylvano Bussotti
ou Franco Donatoni, il s'adjoint une pointe de maniérisme. La
génération suivante devait sacrifier toute prétention
à l'universel et faire prévaloir le plaisir neutre de l'anonymat.
La vision de cauchemar et de décombres que Barraqué avait
portée au paroxysme de la tension tragique se transpose alors en
allusions paisiblement énigmatiques, quand elle ne s'aménage pas
en un piètre et délicat hommage rendu à
soi-même.
La musique du XXe siècle ne s'est pas réduite pour
autant à l'expression nue du désarroi concernant les fins de
l'existence humaine ni à la projection brute de la dépravation
ambiante de l'humanité. Bien sûr, l'industrie culturelle a
multiplié sa répétition sans création ni
mémoire. Mais il ne faudrait pas que la représentation des
aspects régressifs du phénomène musical mène
à cette condamnation sans issue de notre civilisation à laquelle
les savants contempteurs du monde culturel contemporain se sont livrés
depuis 1914. Car les mutations en cours de la pensée musicale comme,
plus généralement, la marche du monde qui a lieu dans l'ordre
scientifique, intellectuel, politique et social témoignent
généralement de la réalité du développement
de notre société. On peut représenter celui-ci comme une
reconstitution permanente de la mémoire collective par la
création.
Aucune civilisation n'a eu, cormme la nôtre, une conscience aussi
aiguisée de sa propre durée historique, c'est-à-dire n'a
su étayer son présent sur le passé pour le transformer en
une tradition vivace. Une telle dynamique suppose une vision
révolutionnaire de l'histoire. Son idée est issue des
Lumières. Elle se représente la civilisation comme une
totalité dont le mouvement créateur peut se lire dans les formes
du progrès collectif, dans l'évolution du droit, des institutions
politiques, de la religion, du commerce, des arts et des sciences. La
spécificité du présent naît de la puissance
d'innovation propre à la civilisation. Rejaillissant sur
elle-même, celle-ci jette de nouveaux aperçus et suscite de
nouvelles interrogations sur le passé, car le progrès oblige
à récrire l'histoire en transformant constamment les
problématiques et les perspectives selon lesquelles on se le
représente. La création suscite un approfondissement de la
conscience historique, elle est elle-même un processus d'accroissement de
la conscience de soi dont les vues plus étendues et la
compréhension toujours plus large de l'universel suscitent naturellement
un renouvellement des formes de l'élucidation rétrospective et du
sens critique du passé. C'est pourquoi notre société qui
se transforme a posé comme aucune autre la question des archives,
autrement dit de la conservation de ce passé qui n'est plus
qu'historique. La musicologie ranime la pratique de techniques disparues, elle
restitue les sonorités singulières d'une époque et
contribue de la sorte à la constitution d'une anthropologie culturelle
qui sait déchiffrer la multiplicité des catégories de
l'imaginaire, du temps et du travail, permettant à partir de là
; la transformation du souvenir en une nouvelle réalité. La
restitution intégrale du passé que
proposent les interprètes suppose la tradition d'érudition des
études savantes .
Mais si le présent commande notre compréhension du passé,
il n'est pas, à l'inverse, de création sans culture,
c'est-à-dire sans une capacité de façonner un
présent qui s'intègre au passé. La création
véritable sait qu'appartenir à son temps, c'est s'inscrire dans
une durée de l'art qui, à défaut de connaitre le
progrès, exige des changements. T.S. Eliot ecrit:
« Aucun poète, aucun artiste, dans quelque art que ce soit, n'a son sens complet par lui-même. Le comprendre, l'estimer, c'est estimer ses rapports avec les poètes et les artistes du passé. On me peut pas le juger tout seul; il faut le mettre, pour l'opposer ou le comparer, au milieu des morts. J'entends ceci comme un principe de critique, non pas simplement historique, mais esthétique [40]. »
Chaque oeuvre nouvelle se mesure aux oeuvres anciennes parmi lesquelles elle
vient prendre place. Mais l'art modifie le sens total de l'histoire de l'art au
sein de laquelle il s'inscrit. Il projette une lumière
rétrospective inattendue sur telle oeuvre du passé. Eliot
poursuit:
« La différence entre le présent et le passé vient de ce que le présent conscient est une compréhension du passé d'une manière, et à un degré, que la propre conscience que le passé a de lui-même ne peut pas offrir [41]. »
Ainsi la création suppose-t-elle cette intégration à
l'histoire de l'art qui « ne se fait ni consciemment ni
délibérément » [42],
mais propose autant de cadres et de repères de langage qui permettent
d'« échapper à la personnalité » [43]. Pour Eliot, le rapport à la
mémoire qui fonde l'idée de la création implique en effet
la « reddition de soi » [44]. « La
concentration que produit un cadre de mythologie, de théologie ou de
philosophie est une des raisons qui font de Dante un grand classique et de
Blake seulement un poète de génie [45]. » Cette concentration qui porte à
son état le plus accompli le difficile équilibre de la
mémoire et de la création définit le classique. C'est elle
qui fait de Joyce, de Conrad, de Swinburne ou de Baudelaire des auteurs
originaux et universels.
L'apparition d'un classique suppose une civilisation, une langue et des moeurs
parvenues à un haut degré de maturité, ce qui implique une
distance collective prise à l'égard de la brutalité et de
la grossièreté, le raffinement d'une conquête de la
liberté sur la nature. Un âge classique, dit Eliot, est
marqué par une évolution vers un style commun,
c'est-à-dire moins l'existence de conventions communes que la tendance
d'une puissance collective vers la subtilité délicate de
l'expression. Un classique est celui qui, soutenu par l'effort de ses
prédécesseurs, porte ses moyens d'expression à un
degré d'achèvement et de plénitude que ceux-ci n'avaient
pas pressenti. Le classique n'est donc pas un continuateur. Il ne
parachève pas, mais conduit à leur aboutissement les
virtualités inexploitées de la langue. Ainsi l'avènement
du style classique de Haydn, de Mozart et de Beethoven avait-il
été préparé par l'abnégation industrieuse
des fils de Bach qui oeuvraient délibérément à la
fusion des éléments du langage musical. Le classique assure
« le maintien d'un équilibre inconscient entre la
tradition au sens élargi du mot - la personnalité collective,
pour ainsi dire réalisée dans la littérature du
passé - et l'originalité de la génération vivante
» [46]. Eliot s'interroge sur les
caractères de style qui permettent l'éclosion d'un classique.
Selon lui, l'anglais tend plutôt à la diversité qu'à
la perfection, à l'inverse de la langue latine, dont il décrit le
degré de fusion des éléments.
De la même façon, la musique du XXe siècle a
opté pour la diversité, elle a reculé les
frontières de son art mais ne s'est pas préoccupée des
conditions qui font un art universel. La modernité a cultivé les
divergences de style, elle a accueilli les suggestions de l'époque et
s'est éparpillée en partialités exclusives dont les
caractères idiomatiques sont trop accusés pour pouvoir
prétendre à une signification historique à grande
échelle. Elle a cru que le passé consistait seulement dans le
poids d'un héritage. Mais le passé a accompli les exigences
permanentes de la création, il a projeté sa volonté
civilisatrice dans le style et les formes d'un art consommé. De telles
exigences n'ont pas fait partie de l'esprit du siècle. Il n'y a pas de
création quand l'industrie humaine renonce à affirmer la
spécificité de son ordre et s'abandonne à la profusion
relâchée de l'immédiat. Il n'y a pas non plus de
création quand une époque se montre incapable de projeter le
temps auquel elle appartient dans l'histoire de l'excellence humaine.
On peut retrouver une telle compréhension de l'existence historique, une
telle conception de l'effort toujours à reprendre et de l'oeuvre
constamment à reconstruire qu'est la civilisation dans la philosophie de
Bergson.
Pour Bergson, le progrès de l'espèce humaine n'est ni
linéaire, ni continu, ni assuré. Il est perpétuellement
menacé de retomber dans les conditions naturelles de l'espèce qui
sont dominées par l'instinct de conservation, la rigidité de la
hiérarchie sociale, le repliement sur soi, l'inflexibilité des
principes autoritaires, la propension à la guerre et l'obsession de la
propriété. Pour Bergson, le progrès social qui s'accomplit
dans les moeurs, les institutions, les techniques et le langage doit être
recouquis à chaque génération. La civilisation ne peut
durer que si l'effort d'invention qui la soutient se renouvelle constamment.
Bergson considère l'avènement de la démocratie comme une
condition de réalisation de l'histoire universelle. « De toutes les
conceptions politiques c'est en effet la plus éloignée de la
nature, la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la
société close [47]. » La
démocratie doit tout inventer de son programme parce qu'elle est la
forme politique la plus avancée et la plus porteuse d'avenir: «
Comment demander une définition précise de la liberté et
de l'égalité, alors que l'avenir doit rester ouvert à tous
les progrès, notamment à la création de conditions
nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et
d'égalité aujourd'hui irréalisables, peut- être
inconcevables? » écrit Bergson [48].
Bergson rappelle comment les ambitions du machinisme, l'industrialisation et la
volonté démocratique sont allées de pair au
XVIIIe siècle: « Ne devons-nous pas supposer alors que
ce fut un souffle démocratique qui poussa en avant
l'esprit d'invention, aussi vieux que l'humanité, mais insuffisamment
actif tant qu'on ne lui fit pas assez de place [49]? » Pour Bergson, il n'y
a pas de fatalité en histoire car l'homme est capable, quand il le veut,
de briser les réactions défensives de sa nature, et de poursuivre
son effort vers la totalisation de l'histoire, son ouverture à
l'invention et à la liberté en surmontant les problèmes
que suscite le progrès industriel lui-même.
Il est significatif, sur ce point, que Bergson prenne la musique en exemple et
la propose comme modèle à l'existence. Pour Bergson, la
création musicale a pour fonction de suggérer le dynamisme d'une
formation incessante qui ne se fige jamais dans les formes qu'elle produit,
mais continue perpétuellement le mouvement qui les prolonge ou les
dépasse. La musique rompt avec les déterminations de la
société close, sa pression, son dressage, son habitude,
c'est-à-dire sa fixité. Mais, au rebours de l'esthétique
de Bergson, on peut estimer que le constructivisme acharné de la musique
du XXe siècle n'avait pas pour dessein de nous
détourner de la vie pragmatique, mais bien au contraire de nous y
préparer en nous proposant des modèles de tension vers l'avenir.
Il est d'ailleurs paradoxal que Bergson n'ait nulle part exposé sa
théorie de l'activité créatrice de l'esprit et
élabore une philosophie de la création sans oeuvre. Sans doute
n'est-ce pas de l'esthétique de Bergson qu'il faut attendre les
aperçus les plus pénétrants sur la musique contemporaine.
Par contre sa philosophie de la durée, fondée sur l'assimilation
de la mémoire à la création, offre une richesse de
perspectives que la tradition intellectualiste n'a jamais
présentée.
Celle-ci conçoit le temps comme une multiplicité distincte et
ordonnce. Bergson lui oppose la simplicité d'une intuition indivisible,
la continuité d'une pensée pure qui exclut
l'extériorité et la distinction. Notre vie intérieure est
changement continu, transition sans rupture. La qualité et la
synthèse, c'est-à-dire la création, sont le fond ultime du
réel. La différence qualitative n'est pas un résidu
irréel de l'expérience humaine. Elle est la réalité
même, dans sa mobilité incoercible, dans son imprévisible
nouveauté. Cette qualité pure fait
l'hétérogénéité fondamentale de notre
expérience. La vie psychique pourrait se dissiper dans l'inconsistance
de perspectives fuyantes, se dissocier dans la discontinuité d'instants
évanescents et retomber à l'état de disparate. Mais, pas
plus que celui des choses, son temps n'a rien d'une poussière
d'instants. La durée bergsonienne n'est pas l'éparpillement dans
une multitude d'événements successifs et séparés.
Elle est au contraire principe de synthèse permanente. Aussi la
durée a-t-elle pour Bergson une continuité propre et
réelle qui porte la substance des choses à son propre
avènement. Qu'il s'agisse de nos états de conscience ou de la vie
de l'univers, la durée se caractérise par sa cohésion et
son originalité. « Durée réelle signifie à la
fois continuité indivisée et création [50]». La durée s'offre à nous
sous deux aspects complémentaires. Elle est poussée, élan,
tendance, développement vers l'état suivant. La durée est
ainsi grosse d'un avenir dont la nouveauté ra
dicale n'admet aucun recommencement. Cette puissance de conquête et
d'initiative procède d'autre part du dynamisme interne de la
durée qui enveloppe le passé dans le présent. Ainsi
l'état nouveau est-il entièrement solidaire d'un passé
auquel il adhère. Le passé subsiste intégralement en
chaque état conscient momentané. Il ne s'abolit pas dans le
néant mais se conserve
et s'accumule dans le présent en le modifiant par les nuances qu'il lui
imprime. La fonction propre de la mémoire est d'assurer cette
synthèse qui résorbe le passé dans le présent
jusqu'à l'indistinction. La mémoire donne au changement
ininterrompu son caractère de totalité en acte. Elle permet la
compénétration de tous les moments dont elle fond la
multiplicité qualitative en une unité indivise. L'Essai sur les
données immédiates de la conscience soutient que cette
pénétration mutuelle des faits de conscience implique «
fusion et organisation » [51]. Le mouvement
est « synthèse mentale » [52],
croissance, invention, et l'organisation de ces états incommensurables
entre eux est un « processus tout dynamique ». Dans La pensée
et le mouvant, Beryson indique que si le changement est constitutif de la
réalité, c'est à la mémoire qu'il faut attribuer la
substantialité du changement. Chez Bergson, la mémoire
désigne donc à la fois cette originalité et cette
intégrité d'un devenir qui est la manifestation progressive d'une
durée irréversible. La mémoire est création parce
qu'elle est cette identité du continu et de
l'hétérogène. Elle associe la pure émergence
à la transition insensible, la singularité à
l'évolution. « La conservation du passé dans le
présent n'est pas autre chose que l'indivisibilité du changement
[53]. »
Le problème que pose à la mémoire l'individualité
humaine est compliqué par les nécessités de l'action, par
le fait que l'homme est aux prises avec son corps, et que son cerveau est un
organe « d'attention à la vie » [54] qui limite, voire entrave, la vie de l'esprit.
Fonction d'adaptation au réel, le cerveau divise et réduit. C'est
parce que la mémoire humaine est essentiellement tournée vers
l'action que nous pouvons oublier, que tout notre passé n'est pas
présent actuellement, que nous pouvons l'imaginer pour le
dépasser. « Notre passé nous demeure presque tout entier
caché parce qu'il est inhibé par les nécessités de
l'action présente [55]. »
L'impératif de l'action exige de la mémoire une
perpétuelle anticipation, un élan de la conscience vers l'avenir.
La mémoire devient une faculté de contraction et de concentration
qui mesure notre puissance d'agir. La conscience attentive à la vie ne
retient de la mémoire que ce qui peut faciliter son insertion dans le
réel et augmenter sa puissance de choix. Le role du cerveau est de
choisir, à tout moment, les souvenirs utiles à la conduite de
l'action, d'écarter les autres. « Le cerveau n'a pas pour fonction
de penser mais d'empêcher la pensée de se perdre dans le
rêve [56] » La vie apporte à la
pensée une nécessaire limitation. Elle détourne de la
contemplation d'une durée pure qui nous absorberait dans le
passé, nous conduirait au détachement, au
désintérêt et à l'impuissance. « Le rêve
est la vie mentale tout entière moins l'effort de concentration [57]. » Le rêve, com
me la contemplation pure, implique une perte de contact avec le réel,
une attitude d'abandon. Il résulte d'une inattention, d'une
détente vers le passé, d'un retour à la passivité
spéculaire et finalement à l'indifférence. La
contemplation interrompt l'action. Elle est une distraction, un renoncement au
présent pendant lequel la mémoire s'abolit dans une absorption en
soi qui n'est en fait que répétition et inconscience .
Il est significatif, du point de vue de la psychologie historique, que la
contemplation ne soit plus assimilée chez Bergson, comme chez
Plotin, à une action créatrice ou productrice, et que l'acte
même de contempler soit au contraire déprécié comme
une sorte de retranchement de l'âme vers son passé et de
défaillance de la personnalité qui s'enferme dans la
spéculation pure et s'égare dans une sorte d'existence virtuelle.
Contempler, c'est s'évader et déserter. Chez Bergson, la
création est inconcevable sans l'action, l'action est la « loi
fondamentale de notre vie psychologique » [58].
Dans Matière et mémoire, Bergson analyse le sens de
l'opération pratique de la mémoire. Il s'interroge sur le mode de
fonctionnement d'une puissance qui est indépendante de la matière
et doit s'extérioriser en action. La mémoire est envisagée
dans sa relation au corps, appareil sensori-moteur qui est un instrument
d'action et d'action seulement. Le système nerveux a pour fonction de
transmettre des mouvements. Sa fonction vitale est d'engager la mémoire
dans un travail d'adaptation au réel. Elle consiste à limiter la
réapparition du passé en fonction d'un travail de concentration
et de choix. La complexité du système nerveux laisse à
l'activité mentale une certaine marge d'indétermination qui lui
permet d'insérer son action dans les choses. La mémoire peut
ainsi se porter au-devant des situations qu'elle déchiffre et
interprète. « Le mécanisme cérébral a
précisément pour fonction ici de nous masquer le passé, de
n'en laisser transparaitre, à chaque instant, que ce qui peut
éclairer la situation présente et favoriser notre action [59] » La notion de tension exprime cet effort
adaptatif de la mémoire. Elle traduit le degré de concentration
par lequel le souvenir s'actualise et se prolonge en gestes, attitudes et
mouvements du corps. La tension c'est ce qui lie la qualité à la
quantité. Aussi bien manifeste-t-elle cette expérience primitive
du rapport de la mémoire au corps. Ce rapport est à la fois
mobile et dynamique. Il admet des degrés intermédiaires entre le
rêve et l'action, entre l'attachement et le détachement. « Si
l'on ne s'attache pas à la vie, l'effort manque d'intensité. Si
l'on ne s'en détache pas, au moins lég&eg
rave;rement et par la pensée, l'effort manque de direction [60] » La notion de tension de Bergson peut
être comprise selon une acception tout à fait moderne. Pour
Bergson, la tension est le fait d'une mémoire qui, parce qu'elle est
associée au corps, est engagée dans l'action dans un effort de
ressaisissement de soi qui, identifiant la veille et la volonté,
projette l'esprit vers l'avenir. Chez les Grecs, la tension désignait un
effort de la mémoire qui allait dans le sens inverse. L'âme
ordinairement dispersée dans tous les points du corps se concentre sur
elle-même pour s'évader de son enveloppe charnelle, voyager dans
l'autre monde et « retrouver le souvenir de tout le cycle de ses
incarnations passées » [61].
L'exercice de mémoire témoigne de la maïtrise de l'âme
qui, par la vertu d'une discipline ascétique, parvient à quitter
les vicissitudes de la vie temporelle et accède à
l'au-delà. Se remémorer, c'est interrompre le cours du devenir et
séjourner parmi les morts. Pour Bergson, le siège de la tension,
c'est le cerveau et le système nerveux. Pour Empédocle, fait
observer Louis Gernet, le siège de la tension, c'est le diaphragme [62]. Ne peut se libérer du corps que celui
qui a su retenir son souffle. Le mage, précurseur du philosophe,
parvient à rassembler son âme et quitter sa condition temporelle
à force d'exercices respiratoires qui
sont la condition d'autant de projections extatiques. La mémoire antique
est liée à la révélation mystérieuse et
à la religion de la réincarnation, selon laquelle la vie se
régénère dans la mort. C'est une puissance de contention
qui, purifiant l'âme et la séparant du corps, met le sage en
contact avec le divin et lui permet d'accéder à
l'immortalité.
Quand, dans L'évolution créatrice, Bergson soutient que la vie
s'accomplit dans la réflexion et qu'elle a besoin de la réflexion
pour être, il formule paradoxalement une philosophie de la culture qui
prend toute sa valeur dans les temps modernes. Mais Bergson replace notre
espèce dans l'histoire de l'évolution de la vie car, pour lui,
c'est en revenant sur le passé biologique que l'intelligence humaine
parviendra à saisir sa nature et à définir ses fonctions.
Selon Bergson l'espèce humaine doit faire oeuvre de remémoration
pour comprendre et maitriser sa destinée. L'humanité ne peut se
contenter d'agir, elle doit parvenir à la connaissance explicite de
cette action. Cette conscience de soi, nous l'avons à l'état
spontané dans l'intuition, connaissance immédiate de la
durée, mais « fuyante et incomplète », «
vacillante et faible », « vague et surtout discontinue ».
L'humanité ne peut parvenir à la conscience de soi que si,
soutenue par le travail de l'intelligence elle retrace l'histoire
régressive de sa propre espèce. L'humanité doit prendre
conscience de ce qu'elle a été afin de devenir vraiment elle-
même. La faculté de comprendre n'est plus « une annexe de la
faculté d'agir », mais bien une activité
réfléchie essentielle à la vie. L'évolution
créatrice est un effort de compréhension rétrospective de
la vie par elle-même, d'une vie qui, pour parvenir à la conscience
de soi, doit ressaisir sa propre histoire, revenir sur ses propres
opérations, intégrer le devenir humain au devenir de la vie
universelle. C'est une mise en oeuvre de l'intuition par l'intelligence, qui
l'amène à reconstituer son passé, à l'actualiser,
à rendre présen
t à la conscience l'inconscient du passé de l'espèce. En
s'appliquant à l'évolution, l'intelligence, qui est initialement
une faculté ingénieuse et calculatrice, s'applique aussi aux
facultés intuitives de l'esprit humain. Elle retrouve le sens d'une
activité transcendante à ses oeuvres. Comprendre le sens de la
vie, c'est se placer du point de vue de ses opérations
génératrices dont l'organisation incessante n'a pas pour but la
répétition ni le maintien d'une forme, mais la conquête
progressive de la croissance et de la complexité. Le résultat de
ce progrès insensible n'est pas la réalisation d'une fin mais le
passage à des formes imprévisibles. L'évolution est la
transmission d'un élan dont le mouvement outrepasse chaque forme
spécifique. La genèse des formes vivantes est une activité
transgressive dont l'instabilité essentielle introduit dans la
matière des degrés supérieurs d'organisation et parvient
ainsi à plus de latitude d'action. L'intelligence qui
réfléchit sur sa propre histoire est une conscience qui se
reconquiert sur elle-même. Elle se définit comme l'intuition
« adossée à la science » [63]. En recronstituant les archives de la vie, le
travail de l'intelligence humaine et de la science positive définit son
sens, sa direction et sa signification. Ce travail de reconstitution
progressive des efforts de la vie vers la forme humaine doit nous permettre de
comprendre les rapports de la vie et de la matière, et de replacer
par là une conscience devenue coextensive à la vie dans le
mouvement d'organisation de la vie universelle.
L'évolution créatrice remonte jusqu'au principe qui se
manifeste par la création de l'univers matériel et la production
des formes vivantes. A son principe, la nature n'est pas une. La cosmologie
bergsonienne implique une dualité de tendances, élan et inertie,
concentration et détente, qui définit l'opposition de l'esprit
à la matière comme elle fonde la distinction des deux fonctions
de l'esprit, l'intelligence et l'intuition. Matière et mémoire
considérait séparément ces deux notions d'extension et de
tension. L'une relie l'étendu à l'inétendu, l'autre la
quantité à la qualité. Dans L'évolution
créatrice, ces deux notions s<ont réunies au contraire en une
intuition fondamentale. L'élan étant fini rencontre dans cette
finitude son propre obstacle. La matière tient son être de la vie
dont elle est la défaillance et le revers. C'est parce que l'élan
vital est limité qu'il procède par dissociation. La
matière est mouvement de détente et d'extension, principe de
désunion, puis d'individuation, enfin de compétition. Si la vie
se fragmente en une multitude d'espèces distinctes, il faut voir dans
cette sission de l'élan commun, l'effet de la division et de la
dispersion que la matière impose à la vie. Les espèces
dérivent d'un même élan fondamental mais cet élan
s'épuise assez vite en se manifestant, il renonce à certaines de
ses virtualités pour en réaliser d'autres. Une puissance de
création illimitée eut sans doute échappé à
ces nécessités. Mais la création telle que nous la
connaissons obéit à cette dualité de mouvements, dont l'un
répond à un impératif d'ascension, l'autre
de récession ou de distension. La matière et la vie sont
inséparables. « Partout c'est la même espèce d'action
qui s'accomplit, soit qu'elle se défasse, soit qu'elle tente de se
refaire [64]. » « La
réalité se fait à travers celle qui se défait [65]. » L'évolution créatrice
décrit donc le sens de cette opération de création, qui
est organisation de la matière par la vie, effort et synthèse
concrète. Elle analyse d'autre part la signification de ce mouvement
incessant de rupture et de reprise. La vie est une perpétuelle lutte
contre les menaces de l'inertie, contre les résistances des
systèmes déjà organisés, contre la rigidité
persévérante des déterminations antérieures, contre
l'automatisme et l'habitude, contre le risque de dispersion dans
l'extériorité. Bien qu'anté-technologique, la vie est un
travail. Mais il n'y a pas de coupure chez Bergson entre le travail de la
technique humaine et celui de la vie. Car l'un et l'autre sont
imprévisiblement créateurs. Ils affranchissent l'homme des
particularités restrictives. Au terme de son essai, Bergson conclut le
travail reflexif de la mémoire par une conception qui unit la
liberté et la création. L'expérience intérieure
croïncide non pas seulement avec l'action libre, mais avec le dynamisme de
l'expérience universelle dort elle est la pointe acérée.
Dans la mesure où il est devenu une opération
réfléchie et un travail d'approfondissement du sens de
l'évolution l'exercice de la mémoire a débouché sur
la création.
Avec des modes de pensée, des méthodes de travail e des concepts
opératoires qui récusent en tout point le Bergsonisme, la
biologie contemporaine parvient aux mêmes conclusions car les sciences de
la vie, la génétique, l'embryologie et la microbiologie ont
renouvelé la
problématique bergsonienne sans lui faire perdre en rien son
actualité. La biologie contemporaine définit le vivant comme un
certain rapport de la structure à l'histoire. La vie est un ordre qui
commence avec le code génétique et trouve la possibilité
de son histoire dans la mutation, l'écart morphologique ou fonctionnel
qui introduisent le changement dans la répétition, l'erreur dans
la copie. L'hérédité transmet son information avec des
risques, des ratés, des déviations. La consistance de l'histoire
est faite de cette inscription du passé dans la structure, de la
capacité de changement adaptatif du programme qui conserve et reproduit
son information. L'évolution a lieu sous l'effet sélectif du
milieu, et tend à une plus grande intégration et une plus grande
latitude de choix. Entre le vivant et l'inerte, la différence tient
à la seule organisation , et celle-ci peut s'interpréter en
termes de thermodynamique. L'organisation, le maintien d'un ordre de
propriétés distingue les phénomènes physiques et
les phénomènes biologiques. L'organisation permet
l'évolution des formes vivantes vers la complexité et la
diversité, et leur capacité à maîtriser
l'environnement. Dans la biologie contemporaine comme dans le bergsonisme, la
vie apparaït donc comme qualité et histoire, mémoire et
création, dépassement de l'automatisme vers l'adaptation,
conquête d'une plus grande autonomie vis-à- vis des contraintes du
milieu. Georges et Muriel Beadle écrivent: « Les formes de la vie
ne progressent pas forcément vers une forme logiquement plus
évoluée... Certaines formes de vie s'éteignent dès
l'origine, modèles expérimentaux à peine capables de se
créer une place [66] » Mais François Jacob
décrit comment, même si elles ne comprennent aucune
finalité, la sexualité et la mort ont pour fonction
d'accélérer les mutations qui donnent naissance à des
organismes plus complets et intégré [67]. Ici aussi, la vie apparaït comme une
évolution créatrice.
L'évolution créatrice évoquait la capacité qu'ont
les hommes de fabriquer des mécanismes capables de triompher du
mécanisme. De la même façon, on sait maintenant que la
technologie prend le relais de la vie et que l'évolution culturelle
continue par ses propres moyens l'évolution biologique de
l'espèce humaine. Ainsi Robert Jastrow peutil écrire que,
par-delà leurs discontinuités manifestes, l'homme et l'ordinateur
« se partagent les attributs de la vie intelligente: la réponse aux
stimuli, l'ingestion d'informations concernant le monde et la souplesse de
comportement dans des conditions changeantes » [68].
De tous les arts, la musique est celui qui, le plus manifestement, produit du
sens avec des artifices pour symboliser la continuité et les avatars de
l'entreprise humaine, en intégrant dans l'unité de la
mémoire collective les fonctions nouvelles de la technicité
qu'elle intériorise. Ainsi Jean-Pierre Changeux a-t-il fait observer que
le développement de la mémoire extra-cérébrale
qu'est l'écriture a introduit un changement fondamental dans l'histoire
de la mémoire [69]. De la même
façon, l'informatique renouvelle aujourd'hui les problèmes
musicaux en proposant au compositeur la démesure dans la liberté
qu'autorisent ses nouveaux automates. L'ordinateur fournit à l'homme une
mémoire et une créativité qui excèdent la puissance
dont dispose son cerveau. De là les effets mutagènes, aussi bien
anthropologiques que culturels,
qu'il induit dans la musique. Jusqu'à présent, la musique
créait grâce au support de l'écriture qui permet de
conserver, de mettre à distance et de renouveler la mémoire
culturelle. En intensifiant et en contractant la mémoire, l'informatique
développe des possibilités d'un autre ordre qui projettent l'art
dans des formes de création dont l'ampleur n'a pas à être
estimée à l'aune de la modestie des résultats
présents de la musique assistée par ordinateur. Celle-ci permet
en effet de confronter dans l'exercice même de la création, les
capacités illimitées d'apprentissage de l'ordinateur à
celles de la mémoire humaine. La recherche musicale signifie
l'obligation qu'a le musicien d'apprendre à apprendre. De là la
légitimité et la nécessité d'une démarche
que pourraient promouvoir et renouveler, aussi diverses soient-elles, les
théories de l'apprentissage qu 'ont développé J . -P.
Changeux, Jacques Mehler, Jean Piaget, E. LenneLerg et G. Bateson [70].
Mais les contraintes et les exigences nouvelles que l'informatique a
introduites en musique ne transforment pas de façon radicale la fonction
de création. Bergson la décrit l'opération de la vie, son
organisation précisément, lorsqu'il analyse qui dépasse et
transforme la constance des formes sans jamais les maintenir. Une telle
conception convient de manière encore plus adéquate au processus
de la composition musicale qu'à celui de l'ordre biologique. Car une
grande oeuvre peut bien emprunter leur puissance de coordination et de liaison
aux programmes des nouvelles techniques de pensée, c'est sa
totalité illogique, rebelle à l'analyse, qui la constitue comme
telle. La création musicale est organisation concrète, reprise de
ses conditions génératrices, intégration oeuvre de la
qualité, ainsi que le pensait Bergson, elle produit des formes
incommensurables à celles qui la précèdent et introduit
entre elles une nécessité imprévisible. Les conceptions de
Bergson proposent autant de modèles de compréhension pour
interpréter l'histoire de la musique du XXe siècle.
Comme l'a observé Adorno, la musique de la première moitié
de ce siècle témoigne d'une lassitude secrète, d'une
déficience du vouloir qui l'a fait s'abandonner à
l'extériorité et se figer dans l'espace. Contemporain du
néo-classicisme, le constructivisme est miné par le même
conservatisme social ll relâche sa durée en juxtaposition et
s'abïme dans la défaite intime la négation de
soi-même. Dans la musique de la seconde moitié de ce
siècle, la durée est plus inventive, elle est capable
d'initiatives et se projette vers l'avenir. On peut trouver dans La
pensée et le mouvant la formulation d'une e
sthétique qui rend compte avec exactitude de la conquête de
l'intériorité et de la fluidité que devait réaliser
une telle musique. Quand il écrit que la durée qualitative
implique une synthèse constante de ses éléments, Bergson
rappelle en effet que toute création intériorise le passé
en se le réappropriant. L'identité de la mémoïre et
de la création constitue le fondement de toute culture. Elle
définit l'essence et le processus de ce qu'on appelle la
civilisation.
1 Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez
les Grecs, Etudes de psychologie historique, Coll. « Textes à
l'appui », Paris, Maspero, 2e édit., 1966.
2 Jean Pouilloux, Archiloque et Thasos :
Histoire et poésie, D'Archiloque à Plutarque, Littérature
et réalité, Collection de la Maison de l'Orient
Méditerranéen, Lyon, Maison de l'Orient, 1986, p. 61.
3 Pierre Vidal-Naquet, Temps des dieux et temps
des hommes. Le chasseur noir, Formes de pensée et formes de
société dans le monde Grec, coll. « textes à
l'appui », Paris, Maspero, 1981, P. 75.
4 Ibid.,p. 92.
5 Victor Goldschmidt,Le Paradigme dans la
théorie platonicienne de l'action, Questions platoniciennes,
Bibliothque d'histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1970, p. 100,note 177.
6 Ibid.,p. 97.
7 Jean-Pierre Vernant, Catégories de
l'agent et de l'action en Grce ancienne, Religions, histoires, raisons, Petite
collection Maspero, 1979, p.93.
8 Jean-Pierre Vernant, Image et apparence dans la
théorie platonicienne de la « Mimésis », Religions, histoires,
raisons, Petite collection Maspero, Paris, Maspero, 1979, p. 137.
9 Erwin panofsky, Architecture gothique et
pensée scolastique, coll « le sens commun », Paris, Editions
de minuit, 1967, pour la trad. fr,p. 75.
10 Ibid., p. 95. Et sur la musique du
XIIIe sicle, p. 100.
11 Paul Vi gnaux, Nominalisme au XIVe
sicle, 1948, Paris, Vrin, 1982, P. 41.
12 E.R. Dodds, les Grecs et l'Irrationnel (1959),
Paris, Aubier Montaigne, 1965, pour la Trad. Fr., p. 242.
13 Arnaldo Monigliano, Apprs l'histoire de la
décadence et de la chute de l'Empire romain, de Gibbon, Problmes
d'historiographie ancienne et moderne, Biblipthque des histoires, Paris
Gallimard, 1983, pour la trad. fr., p.358.
14 Henri-Irénée Marou,
décadence romaine ou antiquité tardive?
IIIe-VIe sicle, coll, Points-Histoire, Paris Editions de
seuil, 1977, p. 113.
15 Peter Brown, Gense de l'antiquité
tardive (1978), Bibliothque de histoires, Paris, Gallimard, 1983, pour la
trad. fr., p. 77.
16 Ibid.,p. 190.
17 H.X Arquillire, L'Augustinisme politique,
Essai sur les formations des théorie politiques du moyen age, Coll.
L'Eglise et l'état au myen age, Paris, Vrin, 1972, 2e
édition p. 54.
18 Walter Benjamin, L'oeuvre d'art à l're
de sa reproductibilité technique, Oeuvre II, Poésie et
révolution, Paris, Denoel, 1971 dans la trad. fr. de Maurice de
Gadillac, p. 179.
19 Ibid.,p. 178.
20 Ibid.,p. 178.
21 Alois Riegl, Grammaire historique des arts
plastiques, Volonté artistique et vision du monde, coll. « L'Esprit
et les Formes », Paris et les formes », Paris, Klincksieck, 1978,
dans la trad. fr. d'Elianne Kaufholz.
22 R. Bia,chi Bandinelli, Rome, la finde l'art
antique, coll. « Univers des Formes », Paris, Gallimard, 1970.
23 Santo Mazzarino, le mariage dans la
société romaine du bas-Empire, la fin du monde, antique, 1959,
Bibliothque des histoires, Paris, Gallimard, 1973, p. 133.
24 Ibid.,p. 172.
25 Ibid.,p. 192, 193, 196.
26 Erwin Panofsky, La renaissance et ses avants
courier dans l'art d'Occident, coll. « Idées et recherche »,
Paris, Flammarion, 1976 pour la trad. fr. p. 142.
27 Valéry, Regards sur le monde actuel.
Ouvre II, p. 1022. Nous citons Valéry d'aprs l' édition de la
bibliothque de la pléiade, Gallimard : Oeuvre, 2 vol., 1975 et
1977.
28 Variété, Oeuvre I, P. 1069.
29 Variété, Oeuvre I, p. 1047.
30 Ibid.,p. 1045.
31 Ibid.,p. 1067.
32 Ibid.,p. 1068.
33 Ibid.,p. 1049.
34 Ibid.,p. 1076.
35 Ibid.,p. 1045.
36 Ibid.,p. 1018.
37 Jean-Paul Sartre, Critique de la raison
dialectique, Bibliothques des Idées, Paris, Gallimard, 1960, p.
117.
38 Valéry, Variété, Oeuvres
I, P. 1047.
39 Valéry, Regards sur le monde actuel,
Ouvres II, p. 1026.
40 T.S. Eliot, la tradition et le talent
individuel (1917), essais choisis, coll. « Pierres Vives », Paris,
Seuil, 1950, pour la trad. fr., p. 29.
41 Ibid.,p. 30.
42 Ibid.,p. 42.
43 Ibid.,p. 36.
44 Ibid.,p. 31.
45 William Blake (1920), Ibid., p. 320.
46 Qu'est ce qu'un classique? (1944), Ibid., p.
347.
47 Henri Bergson, Les deux sources de la morale
et de la religion, Oeuvre, Edition du centenaire, Paris, PUF, 1959, p. 1214.
Nous citons Bergson d'aprs l'Edition du centenaire.
48 Ibid.,p. 1215.
49 Ibid.,p. 1237.
50 L'évolution créatrice, Ibid., p.
494, note.
51 Essai sur les données immédiates
de la conscience, Ibid., p. 85.
52 Essai..., ibid., p. 74.
53 La pensée et le mouvement, ibid., p.
1389.
54 L'Energie spirituel, ibid., p. 851.
55 Matire et mémoire, ibid., p. 295.
56 La pensée et le mouvant, ibid., p.
1315.
57 L'énergie spirituelle, ibid., p.
893.
58 Matire et mémoire, ibid., p. 317 et
166.
59 L'énergie spirituelle, ibid., p.
873.
60 Bulletinde la société
française de la philosophie, 2 mai 1901, p. 57; in Jacques Chevalier,
Bergson, Paris, plon, 1948, 2e éd., p. 182.
61 Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée
chez les Grecs, études de la psychologie historique, coll. « Textes
à l'appui », Paris, Maspero, 1966, p. 301.
62 Louis Gernet, Les origines de la philosophie
(1945), Anthropologie de la Grce antique, coll. « Textes à l'appui
», Paris, Maspero, 1968, p. 425.
63 Henri Bergson, les deux sources de la morale
et de la religion, Oeuvre, Ibid., p. 1193.
64 L'évolution créatrice, ibid., p.
706.
65 L'évolution créatrice, Ibid., p.
705.
66 Georges et Muriel Beadle, le langage de la
vie, Introduction à la génétique, Initiation aux
nouveautés de la science, Paris, Dunod, 1970 pour la trd. fr., p.
33.
67 François Jacob, la logique du vivant,
bibliothque des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1970, pp. 330-331.
68 Robert Jastrow, Au-delà du cerveau,de
l'intelligence artificielle (1981), coll. pluriel, Paris, Editions Mazarine,
1982 pour l'édition française, p. 207.
69 Jean-Pierre changeux, L'homme neuronal, coll.
Pluriel, Paris, Fayard, 1983, p. 341.
70 Cf. Edgard morin / Massimo
piatelli-pal-marini, L'unité de l'homme, 2. Le cerveau humain, Essais et
discussions présentés par André Béjin,
Points-Sciences humaines, Paris Editions du Seuil, 1978, chap. I.
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