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Entretien avec Olivier Donnat

Alain Galliari

Résonance nº 7, octobre 1994
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Sociologue, chercheur au Département des études et de la prospective au ministère de la Culture et de la Francophonie, chargé de cours à Paris VII, Olivier Donnat était responsable de la vaste enquête sur les pratiques culturelles des Français publiée en 1990. Face aux interprétations contradictoires qu'avait suscité cette enquête, Olivier Donnat a voulu expliciter son travail dans un ouvrage qui en reprend et en commente les résultats[1].

L'enquête que vous avez menée en 1989 a donné lieu à des interprétations contradictoires, certaines tirant des résultats obtenus la preuve de l'échec de la démocratisation, comme si en vingt ans rien n'avait changé, d'autres à l'inverse parlant de révolution culturelle ...

Je me suis trouvé gêné par ces réactions qui en effet donnaient lieu à deux discours contradictoires : on maintenait d'un côté que les inégalités face à la culture tant sociales que géographiques demeuraient toujours aussi fortes, bref que la culture restait une réalité pour les seuls diplômés parisiens, et on soutenait de l'autre côté que nos rapports à la culture se trouvaient radicalement transformés, par exemple qu'on avait définitivement basculé du monde du livre dans celui de l'audiovisuel. Or, il me semble qu'on ne peut pas penser aujourd'hui nos rapports à la culture sans chercher précisément à articuler ces deux discours qui l'un comme l'autre sont porteurs d'une certaine vérité.

Globalement, il est certain qu'au cours des deux dernières décennies la culture s'est amplement diffusée. Le public a aujourd'hui avec la chose culturelle un rapport quantitativement plus important qu'auparavant, mais le cercle des véritables amateurs demeure à peu près ce qu'il était. On a assisté à une diversification des modalités de pratiques dans beaucoup de domaines, mais le « rapport cultivé » à la culture reste l'apanage de personnes dont le profil n'a pas changé, voire des mêmes personnes. Par exemple, si la fréquentation patrimoniale, celle des musées notamment, a effectivement augmenté dans des proportions importantes, cette progression résulte davantage du développement du tourisme international (60 % des entrées des grands musées parisiens sont le fait d'étrangers) et d'une augmentation du rythme des visites du public en place, que d'un véritable élargissement des publics. On constate par ailleurs qu'en termes de groupes sociaux, les différences demeurent pratiquement les mêmes : les écarts entre le taux de fréquentation des ouvriers et de celui des cadres supérieurs n'ont pas beaucoup bougé. De même pour la musique « classique » : le lancement des disques compact a élargi le cercle des consommateurs de ce genre musical, mais le public des concerts et la proportion de mélomanes n'ont pas radicalement évolué.

Il est indéniable, cependant, qu'il y ait eu au cours de la dernière décennie une augmentation importante de l'offre.

En musique, l'offre des concerts a en effet considérablement augmenté. Mais elle s'est traduite plus par une augmentation du rythme de fréquentation des spectateurs, que par un élargissement à un nouveau public : ceux qui se rendaient habituellement au concert y vont simplement davantage aujourd'hui qu'hier. Les observateurs ne font pas toujours une distinction suffisante entre diffusion et démocratisation, et ont tendance à penser qu'une augmentation de la fréquentation s'accompagne systématiquement d'une diversification du public. Dans certains cas, elle peut au contraire entraîner une homogénéisation du public.

Dans le chapitre de votre livre consacré à la musique, vous insistez sur l'importance du développement lié aux progrès techniques.

Les résultats de l'enquête publiée en 1990 montraient que l'augmentation massive de l'écoute de disques a touché toutes les populations (jeunes, adultes, ouvriers, cadres, hommes, femmes...) et a concerné pratiquement toutes les catégories de musiques. J'ai notamment insisté, dans ce chapitre, sur le rôle charnière que semble avoir joué le jazz dans la circulation entre les genres de musique. Je pense que le succès du jazz s'explique par le fait qu'il a permis aux jeunes, majoritairement centrés sur le rock à l'adolescence, d'évoluer vers d'autres genres musicaux. Seule une enquête plus approfondie permettrait de vérifier cette hypothèse en reconstituant des itinéraires de goûts artistiques et en identifiant les formes de jazz qui ont permis à certains d'entrer ou de sortir du monde du rock.

Toutefois, je pense qu'il convient de ne pas isoler la généralisation de l'écoute musicale, de même qu'il convient de ne pas raisonner sur la seule télévision, même si elle joue un rôle central dans l'économie médiatico-publicitaire. Nos réflexions doivent porter plus généralement sur l'ensemble des appareils qui permettent d'entrer en contact individuellement avec des informations, des images, du texte ou du son, du micro ordinateur au walkman en passant par le magnétoscope. Je crois qu'il faut essayer de penser en même temps tous les usages liés aux mutations technologiques de ces vingt dernières années. D'un point de vue anthropologique, l'apparition du walkman par exemple a induit un décloisonnement total, puisqu'il permet à l'utilisateur d'écouter ce qu'il veut, où il veut et quand il veut.

Le développement de ces machines audiovisuelles a permis de passer par dessus les médiateurs pour établir un rapport immédiat avec les oeuvres. Cela a radicalement transformé le rapport à la culture. Jusqu'aux années soixante, les adolescents devaient passer par un enseignant, par l'entourage familial ou par un professionnel de la médiation culturelle poour accéder aux oeuvres. Ils recevaient un discours qui de manière plus ou moins directe allait façonner leur rapport ultérieur à ces oeuvres, et à la culture en général. Aujourd'hui, les possibilités de connexion directe ont rendu beaucoup plus difficile le rôle des médiateurs culturels, à commencer bien sûr par les enseignants.

Vous insistez également à la fois sur cette tendance très nouvelle au décloisonnage des genres, et sur la généralisation de l'opposition moderne/classique.

L'usage de ces termes ne me satisfait pas complètement, mais il m'a paru nécessaire de marquer la montée en puissance de cette opposition dans tous les domaines de la vie culturelle. L'opposition du populaire et du cultivé qui a longtemps organisé notre mode de pensée, renvoyant à des publics socialement différents, est aujourd'hui constamment perturbée par celle que par facilité on peut appeler moderne/classique : les acteurs -- qu'ils soient producteur ou consommateur de culture -- classent les oeuvres, les genres ou les modes d'expression artistique selon un axe qui va des plus classiques (ils sont dans ce cas "ringards") vers les plus modernes. Aussi est-on désormais sans cesse confronté à un double système d'oppositions. C'est pourquoi il me paraît réducteur sinon faux de parler aujourd'hui de culture "cultivée", car les positionnements entre classiques et modernes à l'intérieur de cette catégorie s'opposent très fortement ; seule, une minorité au sein de l'univers cultivé est en mesure d'articuler les éléments de la culture classique à ceux de la culture moderne. J'ai essayé de montrer que défendre une position cultivée aujourd'hui oblige à intégrer dans son univers un certain nombre d'éléments provenant de la culture moderne : lire de la bande dessinée ou écouter certaines formes de rock par exemple. Le fait de n'aimer que ce qui appartient à l'univers cultivé classique mène inévitablement au "ringardisme".

Par ailleurs, la frontière délimitant la culture "cultivée" de la culture de masse fait elle-même de plus en plus problème : nombre d'éléments de la culture classique se sont popularisés, tandis que certains éléments de la culture populaire se sont largement "moyennisés". Le monde de l'art a dû intégrer une part des exigences de ce que j'appelle l'économie médiatico-publicitaire pour désigner le dispositif constitué par les médias, les industries culturelles de la publicité, au centre duquel règne la télévision. Beaucoup d'oeuvres de la culture cultivée, même parmi les plus prestigieuses, peuvent désormais donner lieu à des formes de diffusion jusqu'alors réservées à la "consommation de masse" : on pourrait trouver de nombreux exemples, de la Joconde à Pavarotti en passant par M. Duras et les impressionnistes.

L'opposition moderne/classique est bien sûr vécue différemment en fonction de l'âge des individus...

D'une manière générale, les résultats d'enquête donnent le sentiment que la société française est désormais constituée de trois générations assez clairement identifiables : la génération d'avant-guerre, celle des « quadras » et celle des 15-25 ans. La génération d'avant-guerre, quand elle s'intéresse à la culture, conserve un rapport classique, conforme au modèle traditionnel de l'homme cultivé. Chez les plus de 45 ans, les systèmes bipolaires persistent : on aime la chanson ou la musique classique, on lit des romans policiers ou Stendhal. La génération des années soixante et soixante-dix qui a découvert la télévision et la chaîne HiFi pendant son adolescence et a activement participé à la légitimation de nouvelles formes d'expression entretient, elle, un rapport beaucoup plus éclectique, même si elle reste marquée par le modèle de l'homme cultivé où notamment la place de l'écrit demeure centrale. Les frontières entre les genres sont moins nettes, les clivages entre modes d'expression moins rigides et les goûts plus diversifiés.

La troisième génération, celle des étudiants et des adolescents d'aujourd'hui, entretient un rapport très différent avec l'audiovisuel au sens large dans la mesure où ces derniers n'ont pas eu à découvrir toutes les machines domestiques qui diffusent du son et de l'image, ayant toujours vécu avec elles. Cela a entraîné une redéfinition de la position de l'écrit et de l'imprimé : la relation que les jeunes entretiennent avec l'écrit est beaucoup plus utilitaire, la lecture est plus difficilement associée à la notion de plaisir, surtout chez les garçons ; au moment de l'adolescence, elle participe moins qu'avant au processus de construction de soi, et a assez largement perdu son pouvoir de marqueur social. D'une certaine manière, ce sont les enfants de la vidéo, de la télécommande et du baladeur, mais aussi -- ne l'oublions pas -- de la démocratisation scolaire.

Comment comprendre la diversification des goûts culturels dans les jeunes générations ?

La montée de l'éclectisme renvoie au brouillage des frontières entre genres cultivés et genres populaires, à diverses transformations internes au monde de l'art, mais aussi à la diversification des trajectoires et des positions sociales : au sein de chaque catégorie socioprofessionnelle, les situations des individus ainsi que leurs trajectoires sociales peuvent varier de manière considérable. A cause de l'importance du chômage d'abord qui est à l'origine de différences de revenu ou de temps disponibles parfois importantes, mais aussi de l'extrême diversification des situations des familles (célibat, concubinage, familles monoparentales, etc.). Cette hétérogénéité croissante des situations induit une forte diversification de rapports à la culture. Nos itinéraires sociaux aussi sont plus complexes qu'auparavant, moins rectilignes : dans les années cinquante, le niveau de diplôme évoluait peu d'une génération à l'autre, alors qu'aujourd'hui une part significative des bacheliers et des étudiants a des parents non diplômés et a vécu dans un milieu peu porté vers la culture. Avec la démocratisation scolaire et la montée du chômage, on observe des itinéraires sociaux beaucoup plus chaotiques : on peut être fils d'ouvrier ou d'agriculteur, avoir fait des études à l'université et ne pas trouver d'emploi ou occuper un emploi sans rapport avec l'espoir suscité par l'accession au bac ou à l'Université.

Il semble que l'école continue d'enseigner l'excellence académique, sans toujours tenir compte des changements survenus durant les dernières décennies. Or, vous dites vous-même que les jeunes récusent ce modèle. Comment l'école peut-elle aujourd'hui se situer ?

Auparavant, beaucoup de ceux qui n'avaient pas atteint le bac vivaient cela comme normal (c'était la norme dans leur milieu) ou étaient des frustrés de l'école, parce qu'ils avaient dû l'abandonner contre leur gré, pour subvenir aux besoins de leur famille ou pour répondre aux exigences de leurs parents. Beaucoup des militants culturels de l'éducation populaire ou du TNP étaient issus de ces milieux. Aujourd'hui, la situation est très différente : d'une part, beaucoup d'étudiants savent que l'obtention d'un diplôme n'est plus une garantie de promotion sociale, et d'autre part beaucoup de ceux qui n'atteignent pas le bac se vivent comme des exclus : loin d'être avides de culture scolaire, ils ont tendance à la rejeter. On l'a bien vu récemment avec le CIP. Il y a là un enjeu décisif pour ceux qui ne désespèrent pas de diversifier le public de la culture cultivée : faire en sorte que ceux qui entretiennent une relation difficile ou déçue avec le système scolaire ne s'enferment pas dans un rapport de rejet vis-à-vis de la culture. Ajoutons que la télévision, en énonçant clairement qu'elle cherche à distraire, sans souci pédagogique ou didactique, a probablement à cet égard joué un rôle fondamental dans la déculpabilisation du public à l'égard du savoir culturel et dans l'affirmation d'un anti-intellectualisme autrefois plus inavoué.

Ceci est particulièrement sensible chez les jeunes ?

Les adolescents font effectivement preuve d'un anti-intellectualisme, en tout cas expriment plus que de la réserve à l'égard des formes d'expression ou des personnalités du monde des arts et de la culture les plus scolaires ou les plus intellectuelles : plus que les autres, ils ignorent ou déclarent ne pas aimer des auteurs comme Flaubert ou Molière, des gens comme Godard pour le cinéma ou Vitez pour le théâtre. Il est certes possible que ce comportement soit uniquement un phénomène d'âge et reflète une disposition contestataire propre à l'adolescence qui s'atténuera avec l'avancée en âge.

Mais que peut-on aujourd'hui substituer au didactisme ? Existe-t-il un outil révolutionnaire ?

Pendant très longtemps, les milieux culturels ont cru au mythe de la révélation -- le déclic devant se faire au contact de l'oeuvre -- et beaucoup continuent de fonctionner en référence à ce mythe : on emmène les enfants au théâtre ou au musée avec l'espoir qu'ils seront conquis. Or si on ne doit retenir qu'une seule chose de la sociologie de la culture, c'est bien que les choses ne fonctionnent pas ainsi, sauf circonstances exceptionnelles. Il ne suffit pas de mettre des enfants en contact avec des oeuvres pour que le déclic se produise. D'où la nécessité d'approfondir les réflexions sur les moyens pédagogiques ou sur les formes de médiation concrètes à mettre en oeuvre entre les artistes et le public. On ne peut plus se contenter de prôner un retour aux valeurs et méthodes de la IIIe République, sans s'interroger sur les raisons qui rendent une telle restauration impossible. J'ai eu récemment l'occasion de visiter le Musée de la Civilisation du Québec, qui a mis en place une réflexion pédagogique que je trouve exemplaire : une équipe pluridisciplinaire directement attachée au musée a élaboré toute une série de scénarii de visites pour les adultes et surtout les enfants, en fonction de leur âge et des programmes scolaires qu'ils sont en train d'étudier : les enfants, par exemple, ont directement accès aux objets exposés, ils peuvent dans certains cas les toucher, les manipuler, ce qui va à l'encontre de la représentation dominante du musée. Bien sûr, il n'y a pas encore de méthode idéale : la diversification des publics et des goûts culturels oblige à démultiplier les formes de médiations. La bonne volonté culturelle ne suffit plus.

Note

1 Les Français face à la culture : de l'exclusion à l'éclectisme. (Paris : Editions de La Découverte, 1994).

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