| Serveur © IRCAM - CENTRE POMPIDOU 1996-2005. Tous droits réservés pour tous pays. All rights reserved. |
La courbure du parcours
Alain Poirier
Les cahiers de l'Ircam: Compositeur d'aujourd'hui : Philippe Manoury, 8, novembre 1995
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1995
«Etre moderne, c'est tirer l'éternel du transitoire»
Baudelaire
Lorsque Philippe Manoury
s'engage dans la voie de la composition au
début des années 70, le débat s'oriente vers la scission
entre un difficile héritage du sérialisme et une nouvelle
approche du son, illustrée en France par l'émergence de la
musique spectrale. Dira-t-on assez que Messiaen,
par sa bienveillante tolérance, était au coeur du problème, comme il l'avait
été vingt ans auparavant avec le sérialisme ! De
syntaxique, la problématique semblait être devenue le sonore en
soi, comme résultante de l'infiniment petit perçu dans une
totalité - fût-elle caricaturale, précisément chez
Messiaen (certaines pièces du Livre d'orgue) - après
l'infiniment grand, appelant la cristallisation de l'écriture au travers
de l'élaboration d'échafaudages harmoniques superposés
sous forme d'exploitation des résonances multiples à partir d'un
cantus firmus réactualisé (Et expecto resurrectionem
mortuorum, etc.). La vision de cette opposition entre le conçu
initial et le résultat sonore serait fortement réductrice si la
proposition n'était souvent renversée, parfois jusqu'à
modifier considérablement le projet syntaxique, dans l'étape
même de composition. Faut-il donc opposer systématiquement la
pensée procédant par déduction - qui renvoie
paradoxalement Boulez
et le spectralisme l'un vers l'autre dans une conception
séquentielle - et celle par induction - de Stockhausen,
qui en a montré les premiers exemples probants dès ses
Klavierstücke, à Ligeti
et à ses complexes animés dans les «satellites» du Continuum ? Il
semblerait que la pensée musicale française se complaise dans les
oppositions entre extrêmes et que la classe de Messiaen ait
constitué la position conciliatrice et, par là même, un
point de convergence confortable.
La première particularité de Philippe Manoury est
précisément d'avoir contourné l'enseignement de Messiaen
dans les années 70 et ainsi d'avoir gardé la liberté de
choix. Si l'on se plaît habituellement à définir le
parcours d'un compositeur par rapport à ses pères, celui de
Manoury est plus délicat et donc plus subtil à cerner, dans la
mesure où Stockhausen - le parcours temporel de l'oeuvre -,
Boulez - le devenir du matériau - et
Xenakis - la gestion
des masses sonores - composent un premier univers de références.
Nous avons déjà tenté de décrire ailleurs le
parcours de l'oeuvre de Philippe Manoury
[1] et en rappellerons
brièvement ici les différentes phases générales,
parcours utile pour la discussion qui suivra.
- 1972-1980 : la première conscience d'une nouvelle prise en charge de
la perception s'effectue donc au croisement entre l'écriture induisant
la perception au travers d'un matériau prédéterministe et
la perception impliquant un mode de contrôle à partir de masses en
mouvement : de Cryptophonos pour piano (1974) à Numéro
cinq (piano et douze instruments, 1976) s'opèrent à la fois
un renversement en faveur des probabilités pour gérer les
structures globales et une mise en regard des deux approches, dont
Numéro huit (1978-1984) constituera un aboutissement avec un
niveau de formalisation plus contrôlé.
- 1982-1987 : la période des oeuvres de grande envergure est
inaugurée avec Zeitlauf (1982) et poursuivie avec Aleph
(1985-1987), parallèlement à la problématique de la
mémoire qui prend ici une nouvelle dimension, en particulier dans le
prolongement de la poétique de Jorge Luis Borges. L'ambition d'une
partition occupant une soirée entière concerne non seulement la
reconsidération obligatoire du sens de la forme, mais également
une approche prenant en compte les acquis de la technologie
électronique. On remarquera également l'émergence de la
vision multiple d'un même concept, avec les différentes versions
des Instantanés qui contribueront indirectement aux oeuvres de la
troisième période.
- 1987-1991 : si la plupart des oeuvres du musicien puisent souvent leur
origine dans les précédentes, depuis Aleph, les partitions
mettant en jeu la relation avec l'électronique, de plus en plus
interactive, reposent sur un matériau voisin et une problématique
dans l'ensemble commune. Le cycle Sonus ex machina abordé avec
Jupiter (1987), dont les titres font moins référence au
système solaire qu'à la mythologie, poursuit l'exploration de la
mémoire musicale activée par les renvois entre l'instrumental et
l'informatique : les processus «souterrains» de Pluton
(1988) ou de Neptune (1991) participent de l'idée, encore plus
dominante chez Philippe Manoury, de la prise en charge active de la
perception.
- Depuis 1991 : le projet d'opéra auquel travaille le compositeur, sur
un livret original de Michel Deutsch, constitue autant le prolongement d'une
oeuvre de vastes dimensions - une heure et quarante minutes sans
séparation de «scènes» distinctes - que le
même souci du compositeur de diversifier l'unité : le
Prélude de la nuit du sortilège et plus encore
Chronophonies s'inscrivent dans le sillage d'Aleph, avec l'option
d'une même musique passée au filtre de la
réécriture.
La présente étude souhaiterait mettre en évidence la
cohérence d'un parcours compositionnel au travers de quelques
problématiques, traitées moins chronologiquement que de
façon transversale dans l'oeuvre d'un compositeur qui n'a cessé
d'affirmer une forte personnalité au service d'une même
idée, que l'acquisition des nouvelles techniques informatiques et
l'affinement des processus ont permis d'exprimer avec plus d'évidence.
Si composer signifie, pour Philippe Manoury, résoudre des
problèmes liés à la perception, la notion même
d'«écriture» apparaît dans un second temps,
après que la forme générale de l'oeuvre a
été déterminée dans ses grandes lignes dans
Aleph ou Zeitlauf, alors que dans le cas de Pluton ou de
Neptune la forme s'est constituée plus localement au fur et
à mesure de l'écriture. Concevoir l'écriture en tant que
moyen de produire le résultat envisagé est une approche commune
au Ligeti des années 1960-1972, au Xenakis utilisant les
probabilités pour gérer l'évolution du discours ou encore
à Stockhausen, jusque dans ses oeuvres dont la notation est
limitée à des pratiques procédurales. On pourrait
s'étonner de voir le compositeur ainsi rapproché de
personnalités aussi différentes, s'il ne prenait soin
lui-même de préciser combien il s'est nourri diversement de ces
auteurs, en particulier de Xenakis et de Stockhausen, sans oublier bien
évidemment Boulez. Là encore, un deuxième paradoxe
apparaît dans cette confrontation, apparemment hétéroclite,
avec Stockhausen pour une médiation involontaire. Au sérialisme,
ou plus précisément à ses différentes phases telles
que les a identifiées François Nicolas
[2], a été
longtemps opposée une approche globale du sonore, qu'il s'agisse de
l'oeuvre de Xenakis ultérieure à son article La crise de la
musique sérielle ou de certaines approches électroacoustiques
revendiquant une souveraine immédiateté : il semble que
l'histoire de la musique de la seconde moitié du XXe siècle ne
pourra se passer de cette dichotomie factice avant longtemps. Cette commode
délimi-tation, de même nature que celle que l'on s'est plu
à édifier entre le même sérialisme et le
spectralisme au début des années 70, relève en effet plus
du garde-fou individuel que d'une véritable intention constructive, dans
la mesure où les arguments sont toujours posés a
contrario. Le seul intérêt de ces oppositions est de
n'apparaître que dans les moments de confrontation et peut-être
n'a-t-on pas suffisamment insisté sur l'apport des jeunes compositeurs
au début des années 70 : les quelques problématiques
générales qui sont dégagées ci-dessous entendent
autant montrer la cohérence de la démarche de Philippe Manoury
qu'examiner les critères de réévaluation qu'offre cette
époque de l'immédiat après-68.
Le déplacement du sujet
Philippe Manoury appartient donc à une génération qui a su
prendre ses distances avec ces débats contradictoires, ne serait-ce que
parce que l'expérience sérielle a été
pratiquée et dominée très tôt, au lendemain de la
Sonate pour deux pianos (1972) encore tributaire de la Deuxième
sonate de Boulez et de celle de Barraqué. La démarche du
jeune compositeur aura donc été de tirer rapidement les
conclusions d'un parcours que ses aînés avaient mis de nombreuses
années à considérer de façon critique, ou, pour
paraphraser Debussy, «je ne sors du sérialisme que parce que je
le sais». Lorsque Claude Helffer, dédicataire et créateur
de Cryptophonos, déclare qu'il s'agit de «faire surgir de
l'intérieur du piano un univers caché
[3]» par
l'intervention de l'instrumentiste directement sur la table d'harmonie, il
accrédite le propos de Philippe Manoury travaillant sur la perception
par rapport à une logique sous-jacente : ce que l'héritage
sériel aura pérennisé se situe moins dans le choix d'un
matériau que dans l'étape de précomposition ;
l'originalité de la composition tient dans l'exploitation de ce
matériau en vue d'une perception multiple et diversifiée. La part
la plus remarquable de Cryptophonos réside en effet dans le
déplacement du sujet vis-à-vis de son objet, son propre
matériau : si le degré de «logique interne» dont
parle le compositeur consiste en des relations qui restent constantes dans
toute l'oeuvre, le fait de glisser d'un discours «où se
révèle la nature des détails (fait d'oppositions violentes
et contrastées) vers un autre de conception purement globale où
s'opposeront des grandes masses de sons et des zones de silence ou de
résonances contemplatives
[4]» est susceptible autant de
décrire le parcours de l'oeuvre que d'annoncer l'un des gestes
compositionnels les plus importants de son auteur. Un changement de perspective
qui revient à considérer la matière musicale sous des
angles différents dont les préoccupations sont proches de
certaines idées dans le domaine de l'histoire de l'art abordant l'espace
et le temps (Etienne Souriau). Plus encore, les précieux apports
méthodologiques d'Edgar Morin ont permis de distinguer les degrés
de causalité et les conséquences au travers des visions
«géocentrique» et «héliocentrique» :
selon que l'écriture constitue le noyau de la démarche
compositionnelle ou que la perception en soit le critère premier,
il s'agit bien, dans le cas de Philippe Manoury, de produire un
déplacement progressif de l'un vers l'autre, semblable à un
procédé de zoom : un parcours directement impliqué dans
Cryptophonos qui consacre le premier exemple probant de cette approche.
C'est aussi ce qu'entend le compositeur quand il identifie le sérialisme
en termes de «technique» plutôt que de
«style». Ce que Cryptophonos ou le Quatuor à
cordes réalisent à des degrés divers n'est autre que
le passage d'un état à un autre, fût-il plus
abstrait dans le second cas avec une forme conçue à partir d'une
combinatoire d'intervalles distribués statistiquement : en proposant une
réécriture du début de l'oeuvre par une analyse à
nouveau statistique, la section centrale du Quatuor agit comme une mise
en perspective d'un même matériau
réinterprété grâce à ce déplacement.
C'est cette orientation d'une synthèse entre un univers ponctuel et un
univers global, développée dans Puzzle, qui sera
menée jusque dans ses conséquences extrêmes dans
Numéro cinq, où les traces de sérialisme sont
délibérément évacuées au profit d'une
pensée probabiliste qui gère non seulement la forme mais
également tous les processus de transformation.
Les oeuvres des années 80, bien que différentes dans leur
conception générale, renoueront et reconduiront d'une autre
manière la première approche. Dans Aleph, Philippe Manoury
cherche explicitement à représenter une image musicale sous des
facettes diverses, mais qui ne sera cependant jamais présentée en
tant que telle. La référence aux labyrinthes de Borges - on songe
aussi au «Jardin des sentiers qui bifurquent» ou aux
«Ruines circulaires» de Fictions - trouve ici une
correspondance dans la répartition des quatre forces en action (quatre
groupes orchestraux et quatre chanteurs), chacune qualifiée par une
dimension de l'élément fondateur latent, mise en évidence
et associée à un temps musical personnalisé :
1. | aspect rythmique | temps fragmenté |
| (fixité des hauteurs) |
2. | aspect mélodique | temps déroulé |
| (progressive mobilité des hauteurs) |
3. | aspect harmonique | temps figé |
| (démultiplication de la perception mélodique) |
4. | aspect contrapuntique | temps circulaire |
| (désagrégation de l'harmonie) |
La courbe ainsi formée, telle une boucle définissant la
totalité en examinant successivement et individuellement ses
potentialités, constitue, d'une part, le pendant à l'image
mallarméenne - et boulézienne - de «l'unanime blanc
conflit» (...) qui «flotte plus qu'il n'ensevelit»
(«Une dentelle s'abolit») ; d'autre part, elle évoque des
«formes momentanées» qui sont le résultat
d'une volonté de composer des états et processus à
l'intérieur desquels chaque moment constitue une entité
personnelle, centrée sur elle-même et pouvant se maintenir par
elle-même, mais qui se réfère, en tant que
particularité, à son contexte et à la totalité de
l'oeuvre
[5]». De même, Zeitlauf, dans lequel chacune des
treize parties sera tantôt un centre, tantôt un parcours,
prolongera l'idée selon laquelle la fonction des parties sera
dépendante de la lecture du texte que Georg
Webern a spécialement
écrit pour cette oeuvre : «Soit la musique se moule dans le
texte, soit elle est suggérée par le texte comme cela advient
avec Und Starrt nicht, Sondern Lasst den Blick Wandern ("Et ne
regardez pas fixement, mais laissez promener le regard") qui m'a donné
l'idée d'une forme où je ne dirige pas le discours dans une
direction précise, mais laisse l'oreille choisir parmi un
déroulement d'événements. Enfin, elle peut être
aussi complètement libérée de l'emprise du texte
[6].
» On pourra effectivement suivre cette notion jusque dans la mise en
oeuvre de cette circularité du parcours grâce au recours à
des moyens technologiques permettant la spatialisation dans les partitions du
cycle fondé sur l'interactivité, de Jupiter à
Neptune : un discours dédoublé, démultiplié,
où l'original et les commentaires alimentent le déplacement entre
l'instrument Midi (Pluton, Neptune) - ou la détection
assurée acoustiquement par un micro dans Jupiter ou En
écho - et la partie parallèle qui défile en tant
qu'autre réalité de la première.
Trois remarques méritent d'être dégagées de cette
évolution de la notion de déplacement. D'abord par l'ambition du
projet consistant à considérer un matériau - explicite ou
non - en en multipliant les degrés d'intelligibilité, la
conception de cycle apparaît donc elle-même comme une
émanation directe de ce déplacement, non plus à
l'intérieur de l'oeuvre mais entre les différentes oeuvres qui le
composent. Ensuite, les sections, dont la fonction est de favoriser le passage
d'un état à un autre et de produire ainsi un renversement,
relèvent d'un art de la transition que Philippe Manoury apprécie
tant chez Wagner et dont La Partition du ciel et de l'enfer,
écrite dans la résonance d'une représentation du
Crépuscule des dieux, est l'une des plus typiques. Enfin, autant
la notion de cycle évoquée que l'individualisation de chacune des
sections dans Zeitlauf, qui doit beaucoup à Momente, ou
dans Aleph, souvent rapproché d'Inori, disent combien,
s'il le fallait encore, Philippe Manoury reste marqué par la
pensée de Stockhausen, tout en recourant à des principes
d'engendrement différents.
Les torsions du temps
Comme autre conséquence de cette translation de l'écoute, le
temps musical et les processus de transformation sont étroitement
liés. «Le cours du temps», selon le titre de
Zeitlauf, est en effet le fil conducteur le plus à même de
rendre compte de l'évolution de l'oeuvre de Philippe Manoury. Depuis le
temps directionnel de Cryptophonos à celui circulaire
d'Aleph et des oeuvres travaillant sur l'interactivité, la
position du compositeur est d'envisager les capacités de transformation
tant d'un matériau que de la perception. L'idée essentielle de
transformation agit à plusieurs niveaux : «Le fait de prendre
conscience d'une découverte chez autrui et de se l'approprier, j'entends
la transformer jusqu'à la rendre sienne, est un acte que l'on rencontre
chez tous les compositeurs qui ne se contentent pas d'imiter
[7].» A un
second degré, et donc dans la mise en oeuvre de la matière
sonore, Philippe Manoury définit l'écriture comme le
phénomène regroupant «toutes les techniques de
transformation d'un matériau sonore» : de celles relevant d'une
combinatoire d'écriture, au sens traditionnel du terme, au recours
à l'interactivité conçue comme une technique de
démultiplication, jusqu'à la gestion des paramètres de
synthèse. D'une part, la transformation inclut la notion de
prévisibilité, qui a été avancée et
largement traitée par la génération spectrale :
idée dont Philippe Manoury s'est inspiré sans l'adopter
directement dans ce sens, la prévisibilité telle que
l'envisageaient Gérard Grisey ou
Tristan Murail dans les années
70 étant trop grande et débouchant sur une continuité et
une perception contemplative. Il s'agit là d'une condition
importante dans la mesure où l'écriture, pour Philippe Manoury,
est propice à favoriser des détours buissonniers de façon
que les processus ne soient pas perceptibles pour eux-mêmes, sous peine
d'en perdre l'intérêt : ainsi, l'introduction
d'éléments assez divergents dans les séquences
fondées sur les chaînes de Markov dans Pluton permettra un
gauchissement suffisamment efficace, d'autant plus que le processus n'a de
valeur que locale. D'autre part, si «l'écriture conditionne
l'idée» selon Philippe Manoury, ce que proposait encore
Cryptophonos était bien la transformation d'une perception
à partir d'un même matériau ou, pour prendre une image qui
avait frappé le compositeur, le glissement d'une perception visuelle,
par exemple dans une affiche placardée dans le métro,
c'est-à-dire d'une impression par points privilégiant
l'extrême détail aux dépens de la globalité,
à une visualisation d'ensemble ne permettant plus de discerner chacun
des points qui composent l'image. Comme on l'a dit plus haut, il s'agissait
d'un temps directionnel ou, plus précisément,
torsadé, puisque l'évolution entre l'écriture
ponctuelle initiale et celle d'amplification finale par accumulation est
couplée avec la mutation de la sonorité traditionnelle du piano
avant que tout ne se résorbe sur les harmoniques d'un mi,
présenté dès le début. Au travers de ce parcours,
distinct de celui très artisanal proposé par un Ligeti, Philippe
Manoury initie un premier jeu de croisement entre mémoire et
prémonition dans une polyphonie assimilable à un canon miroir, et
qui sera toujours plus travaillée et affirmée dans les oeuvres
suivantes. Privilégier la forme grâce à une organisation
combinant des temps différents trouve ensuite une application plus
radicale dans Numéro huit, où les sept structures
thématiques sont chacune définies précisément pour
donner lieu à une accumulation de structures jusqu'à un point
extrême, la polyphonie devenant globale et formant rupture, comme les
tableaux de Pollock qui présentent le passage de structures
formalisées à des structures informelles. La disparition
thématique qui en découle sera à son tour
recomposée à partir d'éléments chaotiques pour
converger vers une unité finale. C'est précisément cette
notion de structures définies présentées à
plusieurs reprises de manière filtrée, notamment sous la forme de
présentations défectives, que Manoury développera dans
Zeitlauf, à partir d'un même objet perçu à
des moments différents : le degré de différence mis en jeu
concerne la mémoire par les opérations d'interférences
telles que le traitement d'une séquence vocale modifiée par
l'intervention électroacoustique ou la présentation d'un
événement connu dans un tempo plus lent. Par ailleurs, cette
première confrontation entre l'électronique et l'instrumental,
après l'expérience non aboutie du Tempérament
variable (1978) pour clarinette et bande, permet une diversification plus
grande de la polyphonie qui ajoute un degré supplémentaire aux
relations temporelles existantes. Ce que Philippe Manoury emprunte ici au
«Funes ou la mémoire» de Borges, où la
métaphore de l'insomnie équivaut à un temps
«structuré comme un langage», sera encore plus
travaillé dans Aleph. On a déjà décrit le
parcours en quatre étapes dans un temps musical, lui-même
réparti en fonctions successives, alors que la partition ne
ménage aucune directionnalité dans le passage d'un état
perceptif à un autre. Parallèlement, Aleph correspond
à une orientation plus nettement «mélodique» qui
s'inscrit non seulement dans le débat sur la thématique des
années 80, mais répond également à la
nécessité de favoriser les repères de la mémoire
dans des oeuvres d'une envergure désormais plus grande. Jupiter
accentuera nettement cette dimension alors que l'ordinateur réalisera en
temps réel de nouveaux croisements entre passé et avenir. D'un
instrument confronté à l'ordinateur (monodique dans
Jupiter, polyphonique dans Pluton), à l'ensemble
(percussions dans Neptune) et enfin à l'orchestre (flûte,
piano et piano Midi dans La Partition du ciel et de l'enfer), Philippe
Manoury exploite les temps de la confrontation instrumentale, formant un
véritable cycle dont chaque oeuvre se nourrit du matériau des
précédentes. L'opéra, ne serait-ce qu'en
réintégrant le texte, obligera une reconsidération
complète du problème temporel, cette fois-ci à partir d'un
matériau sémantique.
La mesure du temps (Zeitmasse) est tributaire, en majeure partie, de la
pensée de Stockhausen, auquel Philippe Manoury est resté
très attaché. Là où l'analyse purement auditive
échoue par l'impossibilité de découper une oeuvre comme
Gruppen en parties, résultat de la conception polyphonique entre
les trois orchestres - principe qui entre directement en jeu dans
l'opéra de Manoury actuellement en cours de composition -, ou
encore dans la relation entre les formes individuelles composées dans la
totalité de la partition dans Momente, Philippe Manoury trouve
évidemment ses points de référence
privilégiés. Les Klavierstücke IX et X, fondés
sur les oppositions (périodicité/apériodicité,
statisme/dynamisme, etc.), renvoient aux premières oeuvres du jeune
compositeur, oscillant entre des individualités harmoniques
reconnaissables et des masses sonores indifférenciées ; de
même, l'intérêt pour l'expérimention en tant que
moteur de l'invention, que Philippe Manoury a pu lire dans Kontakte ou
Hymnen, n'est pas sans retombée sur sa conception de la
simulation ; plus encore, le fait que les visions successives de la même
image soient non seulement différentes mais capables d'intégrer
progressivement les visions précédentes est encore
caractéristique de cette filiation. Enfin, et par conséquent,
c'est l'idée d'une compréhension rétrospective,
comme celle mise en oeuvre dans Kontakte, qui pourrait justifier certaines
démarches, en particulier celles de Neptune ou de La Partition
du ciel et de l'enfer dans lesquelles les nombreux niveaux d'écoute
alimentent une mémoire sans cesse tenue en éveil.
L'interprétation dans tous ses états
Bien que la transformation soit une partie intégrante de la
pensée compositionnelle de Philippe Manoury, elle n'intervient que
rarement en terme purement instrumental, à un premier degré de la
notation à laquelle est confronté l'interprète. En effet,
la diversification des modes de jeu est rarement utilisée, si ce n'est
dans Cryptophonos où le pianiste doit intervenir directement sur
la table d'harmonie. En fait, si l'écriture instrumentale participe,
dans l'ensemble, d'une conception traditionnelle, Philippe Manoury a
préféré l'enrichir par les transformations
électroacoustiques, tout en étant conscient des limites en ce
domaine : lorsque la notation fait défaut, il s'agit pour lui d'un
problème de langage. A partir de Jupiter et de Pluton
apparaissent des micro-intervalles qui, tout en n'étant pas
écrits, sont le résultat de la compression ou de la dilatation
des ambitus par l'ordinateur en temps réel (qui englobe 4X, Next, etc.).
De même, l'interprétation de la forme, qui n'est jamais
conçue de façon préétablie, ne concerne que
certaines séquences où, comme dans Pluton, le pianiste
peut influer sur la trajectoire et ainsi faire dévier localement la
forme dans le dialogue interactif avec l'ordinateur, dans une approche du
discours qui reste cependant éloignée des «oeuvres ouvertes»
conceptuelles des années 60. Les limites, tant du
recours à des modes de jeu qu'à l'interactivité, sont
définies dans la différence entre l'éventail, rapidement
séduisant, des possibilités techniques et l'expression voulue par
le compositeur. L'attachement de Philippe Manoury à l'idée de
simulation constitue ce garde-fou indispensable pour que la technologie ne
l'emporte pas sur l'intention, l'attitude du compositeur ne consistant pas dans
le fait de «décrire des vérités, mais de les
simuler dans le temps d'une oeuvre». De façon corollaire, le
matériau qu'il conçoit comme la réduction de ce qu'on
imagine pouvoir développer reste neutre et abstrait au début de
la composition, Philippe Manoury travaillant essentiellement sur les
possibilités d'extrapolation qui n'impliquent ni son devenir ni ses
futures présentations.
Le concept de «partition virtuelle», tel que Philippe Manoury l'a
développé au cours de l'élaboration des quatre partitions
du cycle, fait référence à une partition «dont on
connaît a priori la nature des transformations mais pas les valeurs
exactes qui vont les définir
[8]». Le renvoi quasi permanent
entre le jeu instrumental et la machine, qui, notamment grâce au
suiveur de partition mis au point par Miller Puckette, assure
l'interactivité, pose les nouvelles conditions d'une
interprétation : le texte instrumental, enregistré
préalablement, est contrôlé par l'ordinateur qui a ainsi la
capacité d'intervenir en fonction de signaux donnés et
codés dans la partie réelle. Depuis Jupiter, dans lequel
la flexibilité du tempo du flûtiste était prise en charge
par la machine pour glisser les interpolations, à Pluton,
où densité du discours et dynamiques étaient
intégrées, jusqu'à Neptune, entre le geste
instrumental et le perçu - ou la distinction entre ce qui est
effectivement joué et ce qui est entendu -, s'instaure une
écoute réciproque d'un genre nouveau qui engage autant la
mémoire de l'auditeur que sa participation active dans le cadre du
concert. La perception thématique » parvient alors
à un degré maximal d'intelligibilité dans cette
partition.
Entre la conception d'un matériau envisagé et figuré de
multiples façons, celle de temps partagés entre mémoire et
prémonition, et l'attention portée à
l'interprétation, la musique de Philippe Manoury est chargée
d'une étonnante continuité : parti du sérialisme dont il a
plus retenu l'abolition de hiérarchie entre les sons que les processus
combinatoires, le musicien a su combiner les formes par prolifération
dans le temps d'une séquence et l'allure formelle de grandes fresques,
dans un parcours personnel qui privilégie une boucle, là
où la forme accomplit une courbure égale à celle du
parcours du compositeur.
Notes
- Alain Poirier : «Le même et le différent.
Eléments pour un portrait de Philippe Manoury», dans Musique et
authenticité, Inharmoniques n° 7, Ircam et Librairie Séguier,
Paris, janvier 1991.
- François Nicolas, Traversée du sérialisme,
Conférences du Perroquet n° 16, avril 1988, et «Utopie du
sérialisme?», dans Les Cahiers de l'Ircam, Recherche et musique
n° 4, Paris, 1993.
- Claude Helffer : «La musique pour piano depuis 1945», dans
Cahiers du Cirem n° 10-11, 1989, p. 109.
- Philippe Manoury : texte accompagnant l'enregistrement de Cryptophonos par
Claude Helffer (MFA-Harmonia Mundi).
- Karlheinz Stockhausen : «Momentform», dans Texte zur
elektronischen und instrumetalen Musik, vol.1, Cologne, 1963, p. 189 ; trad.
fr. dans Contrechamps n° 9, Lausanne, 1988.
- Philippe Manoury : «La flèche du temps», dans
Cahiers du Festival de La Rochelle, 1983.
- Philippe Manoury : «Réponses aux questions», dans
Musiques en création, Contrechamps, Festival d'automne, Paris, 1989, p. 37.
- Philippe Manoury : «La note et le son : un carnet de bord»,
dans Contrechamps n° 11, Paris, 1990.
____________________________
Server © IRCAM-CGP, 1996-2008 - file updated on .
____________________________
Serveur © IRCAM-CGP, 1996-2008 - document mis à jour le .