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La courbure du parcours

Alain Poirier

Les cahiers de l'Ircam: Compositeur d'aujourd'hui : Philippe Manoury, 8, novembre 1995
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«Etre moderne, c'est tirer l'éternel du transitoire»
Baudelaire

Lorsque Philippe Manoury s'engage dans la voie de la composition au début des années 70, le débat s'oriente vers la scission entre un difficile héritage du sérialisme et une nouvelle approche du son, illustrée en France par l'émergence de la musique spectrale. Dira-t-on assez que Messiaen, par sa bienveillante tolérance, était au coeur du problème, comme il l'avait été vingt ans auparavant avec le sérialisme ! De syntaxique, la problématique semblait être devenue le sonore en soi, comme résultante de l'infiniment petit perçu dans une totalité - fût-elle caricaturale, précisément chez Messiaen (certaines pièces du Livre d'orgue) - après l'infiniment grand, appelant la cristallisation de l'écriture au travers de l'élaboration d'échafaudages harmoniques superposés sous forme d'exploitation des résonances multiples à partir d'un cantus firmus réactualisé (Et expecto resurrectionem mortuorum, etc.). La vision de cette opposition entre le conçu initial et le résultat sonore serait fortement réductrice si la proposition n'était souvent renversée, parfois jusqu'à modifier considérablement le projet syntaxique, dans l'étape même de composition. Faut-il donc opposer systématiquement la pensée procédant par déduction - qui renvoie paradoxalement Boulez et le spectralisme l'un vers l'autre dans une conception séquentielle - et celle par induction - de Stockhausen, qui en a montré les premiers exemples probants dès ses Klavierstücke, à Ligeti et à ses complexes animés dans les «satellites» du Continuum ? Il semblerait que la pensée musicale française se complaise dans les oppositions entre extrêmes et que la classe de Messiaen ait constitué la position conciliatrice et, par là même, un point de convergence confortable.

La première particularité de Philippe Manoury est précisément d'avoir contourné l'enseignement de Messiaen dans les années 70 et ainsi d'avoir gardé la liberté de choix. Si l'on se plaît habituellement à définir le parcours d'un compositeur par rapport à ses pères, celui de Manoury est plus délicat et donc plus subtil à cerner, dans la mesure où Stockhausen - le parcours temporel de l'oeuvre -, Boulez - le devenir du matériau - et Xenakis - la gestion des masses sonores - composent un premier univers de références. Nous avons déjà tenté de décrire ailleurs le parcours de l'oeuvre de Philippe Manoury [1] et en rappellerons brièvement ici les différentes phases générales, parcours utile pour la discussion qui suivra.

La présente étude souhaiterait mettre en évidence la cohérence d'un parcours compositionnel au travers de quelques problématiques, traitées moins chronologiquement que de façon transversale dans l'oeuvre d'un compositeur qui n'a cessé d'affirmer une forte personnalité au service d'une même idée, que l'acquisition des nouvelles techniques informatiques et l'affinement des processus ont permis d'exprimer avec plus d'évidence.

Si composer signifie, pour Philippe Manoury, résoudre des problèmes liés à la perception, la notion même d'«écriture» apparaît dans un second temps, après que la forme générale de l'oeuvre a été déterminée dans ses grandes lignes dans Aleph ou Zeitlauf, alors que dans le cas de Pluton ou de Neptune la forme s'est constituée plus localement au fur et à mesure de l'écriture. Concevoir l'écriture en tant que moyen de produire le résultat envisagé est une approche commune au Ligeti des années 1960-1972, au Xenakis utilisant les probabilités pour gérer l'évolution du discours ou encore à Stockhausen, jusque dans ses oeuvres dont la notation est limitée à des pratiques procédurales. On pourrait s'étonner de voir le compositeur ainsi rapproché de personnalités aussi différentes, s'il ne prenait soin lui-même de préciser combien il s'est nourri diversement de ces auteurs, en particulier de Xenakis et de Stockhausen, sans oublier bien évidemment Boulez. Là encore, un deuxième paradoxe apparaît dans cette confrontation, apparemment hétéroclite, avec Stockhausen pour une médiation involontaire. Au sérialisme, ou plus précisément à ses différentes phases telles que les a identifiées François Nicolas [2], a été longtemps opposée une approche globale du sonore, qu'il s'agisse de l'oeuvre de Xenakis ultérieure à son article La crise de la musique sérielle ou de certaines approches électroacoustiques revendiquant une souveraine immédiateté : il semble que l'histoire de la musique de la seconde moitié du XXe siècle ne pourra se passer de cette dichotomie factice avant longtemps. Cette commode délimi-tation, de même nature que celle que l'on s'est plu à édifier entre le même sérialisme et le spectralisme au début des années 70, relève en effet plus du garde-fou individuel que d'une véritable intention constructive, dans la mesure où les arguments sont toujours posés a contrario. Le seul intérêt de ces oppositions est de n'apparaître que dans les moments de confrontation et peut-être n'a-t-on pas suffisamment insisté sur l'apport des jeunes compositeurs au début des années 70 : les quelques problématiques générales qui sont dégagées ci-dessous entendent autant montrer la cohérence de la démarche de Philippe Manoury qu'examiner les critères de réévaluation qu'offre cette époque de l'immédiat après-68.

Le déplacement du sujet

Philippe Manoury appartient donc à une génération qui a su prendre ses distances avec ces débats contradictoires, ne serait-ce que parce que l'expérience sérielle a été pratiquée et dominée très tôt, au lendemain de la Sonate pour deux pianos (1972) encore tributaire de la Deuxième sonate de Boulez et de celle de Barraqué. La démarche du jeune compositeur aura donc été de tirer rapidement les conclusions d'un parcours que ses aînés avaient mis de nombreuses années à considérer de façon critique, ou, pour paraphraser Debussy, «je ne sors du sérialisme que parce que je le sais». Lorsque Claude Helffer, dédicataire et créateur de Cryptophonos, déclare qu'il s'agit de «faire surgir de l'intérieur du piano un univers caché [3]» par l'intervention de l'instrumentiste directement sur la table d'harmonie, il accrédite le propos de Philippe Manoury travaillant sur la perception par rapport à une logique sous-jacente : ce que l'héritage sériel aura pérennisé se situe moins dans le choix d'un matériau que dans l'étape de précomposition ; l'originalité de la composition tient dans l'exploitation de ce matériau en vue d'une perception multiple et diversifiée. La part la plus remarquable de Cryptophonos réside en effet dans le déplacement du sujet vis-à-vis de son objet, son propre matériau : si le degré de «logique interne» dont parle le compositeur consiste en des relations qui restent constantes dans toute l'oeuvre, le fait de glisser d'un discours «où se révèle la nature des détails (fait d'oppositions violentes et contrastées) vers un autre de conception purement globale où s'opposeront des grandes masses de sons et des zones de silence ou de résonances contemplatives  [4]» est susceptible autant de décrire le parcours de l'oeuvre que d'annoncer l'un des gestes compositionnels les plus importants de son auteur. Un changement de perspective qui revient à considérer la matière musicale sous des angles différents dont les préoccupations sont proches de certaines idées dans le domaine de l'histoire de l'art abordant l'espace et le temps (Etienne Souriau). Plus encore, les précieux apports méthodologiques d'Edgar Morin ont permis de distinguer les degrés de causalité et les conséquences au travers des visions «géocentrique» et «héliocentrique» : selon que l'écriture constitue le noyau de la démarche compositionnelle ou que la perception en soit le critère premier, il s'agit bien, dans le cas de Philippe Manoury, de produire un déplacement progressif de l'un vers l'autre, semblable à un procédé de zoom : un parcours directement impliqué dans Cryptophonos qui consacre le premier exemple probant de cette approche. C'est aussi ce qu'entend le compositeur quand il identifie le sérialisme en termes de «technique» plutôt que de «style». Ce que Cryptophonos ou le Quatuor à cordes réalisent à des degrés divers n'est autre que le passage d'un état à un autre, fût-il plus abstrait dans le second cas avec une forme conçue à partir d'une combinatoire d'intervalles distribués statistiquement : en proposant une réécriture du début de l'oeuvre par une analyse à nouveau statistique, la section centrale du Quatuor agit comme une mise en perspective d'un même matériau réinterprété grâce à ce déplacement. C'est cette orientation d'une synthèse entre un univers ponctuel et un univers global, développée dans Puzzle, qui sera menée jusque dans ses conséquences extrêmes dans Numéro cinq, où les traces de sérialisme sont délibérément évacuées au profit d'une pensée probabiliste qui gère non seulement la forme mais également tous les processus de transformation.

Les oeuvres des années 80, bien que différentes dans leur conception générale, renoueront et reconduiront d'une autre manière la première approche. Dans Aleph, Philippe Manoury cherche explicitement à représenter une image musicale sous des facettes diverses, mais qui ne sera cependant jamais présentée en tant que telle. La référence aux labyrinthes de Borges - on songe aussi au «Jardin des sentiers qui bifurquent» ou aux «Ruines circulaires» de Fictions - trouve ici une correspondance dans la répartition des quatre forces en action (quatre groupes orchestraux et quatre chanteurs), chacune qualifiée par une dimension de l'élément fondateur latent, mise en évidence et associée à un temps musical personnalisé :

1. aspect rythmique temps fragmenté
(fixité des hauteurs)
2. aspect mélodique temps déroulé
(progressive mobilité des hauteurs)
3. aspect harmonique temps figé
(démultiplication de la perception mélodique)
4. aspect contrapuntique temps circulaire
(désagrégation de l'harmonie)

La courbe ainsi formée, telle une boucle définissant la totalité en examinant successivement et individuellement ses potentialités, constitue, d'une part, le pendant à l'image mallarméenne - et boulézienne - de «l'unanime blanc conflit» (...) qui «flotte plus qu'il n'ensevelit» («Une dentelle s'abolit») ; d'autre part, elle évoque des «formes momentanées» qui sont le  résultat d'une volonté de composer des états et processus à l'intérieur desquels chaque moment constitue une entité personnelle, centrée sur elle-même et pouvant se maintenir par elle-même, mais qui se réfère, en tant que particularité, à son contexte et à la totalité de l'oeuvre [5]». De même, Zeitlauf, dans lequel chacune des treize parties sera tantôt un centre, tantôt un parcours, prolongera l'idée selon laquelle la fonction des parties sera dépendante de la lecture du texte que Georg Webern a spécialement écrit pour cette oeuvre : «Soit la musique se moule dans le texte, soit elle est suggérée par le texte comme cela advient avec Und Starrt nicht, Sondern Lasst den Blick Wandern ("Et ne regardez pas fixement, mais laissez promener le regard") qui m'a donné l'idée d'une forme où je ne dirige pas le discours dans une direction précise, mais laisse l'oreille choisir parmi un déroulement d'événements. Enfin, elle peut être aussi complètement libérée de l'emprise du texte [6]. » On pourra effectivement suivre cette notion jusque dans la mise en oeuvre de cette circularité du parcours grâce au recours à des moyens technologiques permettant la spatialisation dans les partitions du cycle fondé sur l'interactivité, de Jupiter à Neptune : un discours dédoublé, démultiplié, où l'original et les commentaires alimentent le déplacement entre l'instrument Midi (Pluton, Neptune) - ou la détection assurée acoustiquement par un micro dans Jupiter ou En écho - et la partie parallèle qui défile en tant qu'autre réalité de la première.

Trois remarques méritent d'être dégagées de cette évolution de la notion de déplacement. D'abord par l'ambition du projet consistant à considérer un matériau - explicite ou non - en en multipliant les degrés d'intelligibilité, la conception de cycle apparaît donc elle-même comme une émanation directe de ce déplacement, non plus à l'intérieur de l'oeuvre mais entre les différentes oeuvres qui le composent. Ensuite, les sections, dont la fonction est de favoriser le passage d'un état à un autre et de produire ainsi un renversement, relèvent d'un art de la transition que Philippe Manoury apprécie tant chez Wagner et dont La Partition du ciel et de l'enfer, écrite dans la résonance d'une représentation du Crépuscule des dieux, est l'une des plus typiques. Enfin, autant la notion de cycle évoquée que l'individualisation de chacune des sections dans Zeitlauf, qui doit beaucoup à Momente, ou dans Aleph, souvent rapproché d'Inori, disent combien, s'il le fallait encore, Philippe Manoury reste marqué par la pensée de Stockhausen, tout en recourant à des principes d'engendrement différents.

Les torsions du temps

Comme autre conséquence de cette translation de l'écoute, le temps musical et les processus de transformation sont étroitement liés. «Le cours du temps», selon le titre de Zeitlauf, est en effet le fil conducteur le plus à même de rendre compte de l'évolution de l'oeuvre de Philippe Manoury. Depuis le temps directionnel de Cryptophonos à celui circulaire d'Aleph et des oeuvres travaillant sur l'interactivité, la position du compositeur est d'envisager les capacités de transformation tant d'un matériau que de la perception. L'idée essentielle de transformation agit à plusieurs niveaux : «Le fait de prendre conscience d'une découverte chez autrui et de se l'approprier, j'entends la transformer jusqu'à la rendre sienne, est un acte que l'on rencontre chez tous les compositeurs qui ne se contentent pas d'imiter [7].» A un second degré, et donc dans la mise en oeuvre de la matière sonore, Philippe Manoury définit l'écriture comme le phénomène regroupant «toutes les techniques de transformation d'un matériau sonore» : de celles relevant d'une combinatoire d'écriture, au sens traditionnel du terme, au recours à l'interactivité conçue comme une technique de démultiplication, jusqu'à la gestion des paramètres de synthèse. D'une part, la transformation inclut la notion de prévisibilité, qui a été avancée et largement traitée par la génération spectrale : idée dont Philippe Manoury s'est inspiré sans l'adopter directement dans ce sens, la prévisibilité telle que l'envisageaient Gérard Grisey ou Tristan Murail dans les années 70 étant trop grande et débouchant sur une continuité et une perception contemplative. Il s'agit là d'une condition importante dans la mesure où l'écriture, pour Philippe Manoury, est propice à favoriser des détours buissonniers de façon que les processus ne soient pas perceptibles pour eux-mêmes, sous peine d'en perdre l'intérêt : ainsi, l'introduction d'éléments assez divergents dans les séquences fondées sur les chaînes de Markov dans Pluton permettra un gauchissement suffisamment efficace, d'autant plus que le processus n'a de valeur que locale. D'autre part, si «l'écriture conditionne l'idée» selon Philippe Manoury, ce que proposait encore Cryptophonos était bien la transformation d'une perception à partir d'un même matériau ou, pour prendre une image qui avait frappé le compositeur, le glissement d'une perception visuelle, par exemple dans une affiche placardée dans le métro, c'est-à-dire d'une impression par points privilégiant l'extrême détail aux dépens de la globalité, à une visualisation d'ensemble ne permettant plus de discerner chacun des points qui composent l'image. Comme on l'a dit plus haut, il s'agissait d'un temps directionnel ou, plus précisément, torsadé, puisque l'évolution entre l'écriture ponctuelle initiale et celle d'amplification finale par accumulation est couplée avec la mutation de la sonorité traditionnelle du piano avant que tout ne se résorbe sur les harmoniques d'un mi, présenté dès le début. Au travers de ce parcours, distinct de celui très artisanal proposé par un Ligeti, Philippe Manoury initie un premier jeu de croisement entre mémoire et prémonition dans une polyphonie assimilable à un canon miroir, et qui sera toujours plus travaillée et affirmée dans les oeuvres suivantes. Privilégier la forme grâce à une organisation combinant des temps différents trouve ensuite une application plus radicale dans Numéro huit, où les sept structures thématiques sont chacune définies précisément pour donner lieu à une accumulation de structures jusqu'à un point extrême, la polyphonie devenant globale et formant rupture, comme les tableaux de Pollock qui présentent le passage de structures formalisées à des structures informelles. La disparition thématique qui en découle sera à son tour recomposée à partir d'éléments chaotiques pour converger vers une unité finale. C'est précisément cette notion de structures définies présentées à plusieurs reprises de manière filtrée, notamment sous la forme de présentations défectives, que Manoury développera dans Zeitlauf, à partir d'un même objet perçu à des moments différents : le degré de différence mis en jeu concerne la mémoire par les opérations d'interférences telles que le traitement d'une séquence vocale modifiée par l'intervention électroacoustique ou la présentation d'un événement connu dans un tempo plus lent. Par ailleurs, cette première confrontation entre l'électronique et l'instrumental, après l'expérience non aboutie du Tempérament variable (1978) pour clarinette et bande, permet une diversification plus grande de la polyphonie qui ajoute un degré supplémentaire aux relations temporelles existantes. Ce que Philippe Manoury emprunte ici au «Funes ou la mémoire» de Borges, où la métaphore de l'insomnie équivaut à un temps «structuré comme un langage», sera encore plus travaillé dans Aleph. On a déjà décrit le parcours en quatre étapes dans un temps musical, lui-même réparti en fonctions successives, alors que la partition ne ménage aucune directionnalité dans le passage d'un état perceptif à un autre. Parallèlement, Aleph correspond à une orientation plus nettement «mélodique» qui s'inscrit non seulement dans le débat sur la thématique des années 80, mais répond également à la nécessité de favoriser les repères de la mémoire dans des oeuvres d'une envergure désormais plus grande. Jupiter accentuera nettement cette dimension alors que l'ordinateur réalisera en temps réel de nouveaux croisements entre passé et avenir. D'un instrument confronté à l'ordinateur (monodique dans Jupiter, polyphonique dans Pluton), à l'ensemble (percussions dans Neptune) et enfin à l'orchestre (flûte, piano et piano Midi dans La Partition du ciel et de l'enfer), Philippe Manoury exploite les temps de la confrontation instrumentale, formant un véritable cycle dont chaque oeuvre se nourrit du matériau des précédentes. L'opéra, ne serait-ce qu'en réintégrant le texte, obligera une reconsidération complète du problème temporel, cette fois-ci à partir d'un matériau sémantique.

La mesure du temps (Zeitmasse) est tributaire, en majeure partie, de la pensée de Stockhausen, auquel Philippe Manoury est resté très attaché. Là où l'analyse purement auditive échoue par l'impossibilité de découper une oeuvre comme Gruppen en parties, résultat de la conception polyphonique entre les trois orchestres - principe qui entre directement en jeu dans l'opéra de Manoury actuellement en cours de composition -, ou encore dans la relation entre les formes individuelles composées dans la totalité de la partition dans Momente, Philippe Manoury trouve évidemment ses points de référence privilégiés. Les Klavierstücke IX et X, fondés sur les oppositions (périodicité/apériodicité, statisme/dynamisme, etc.), renvoient aux premières oeuvres du jeune compositeur, oscillant entre des individualités harmoniques reconnaissables et des masses sonores indifférenciées ; de même, l'intérêt pour l'expérimention en tant que moteur de l'invention, que Philippe Manoury a pu lire dans Kontakte ou Hymnen, n'est pas sans retombée sur sa conception de la simulation ; plus encore, le fait que les visions successives de la même image soient non seulement différentes mais capables d'intégrer progressivement les visions précédentes est encore caractéristique de cette filiation. Enfin, et par conséquent, c'est l'idée d'une compréhension rétrospective, comme celle mise en oeuvre dans Kontakte, qui pourrait justifier certaines démarches, en particulier celles de Neptune ou de La Partition du ciel et de l'enfer dans lesquelles les nombreux niveaux d'écoute alimentent une mémoire sans cesse tenue en éveil.

L'interprétation dans tous ses états

Bien que la transformation soit une partie intégrante de la pensée compositionnelle de Philippe Manoury, elle n'intervient que rarement en terme purement instrumental, à un premier degré de la notation à laquelle est confronté l'interprète. En effet, la diversification des modes de jeu est rarement utilisée, si ce n'est dans Cryptophonos où le pianiste doit intervenir directement sur la table d'harmonie. En fait, si l'écriture instrumentale participe, dans l'ensemble, d'une conception traditionnelle, Philippe Manoury a préféré l'enrichir par les transformations électroacoustiques, tout en étant conscient des limites en ce domaine : lorsque la notation fait défaut, il s'agit pour lui d'un problème de langage. A partir de Jupiter et de Pluton apparaissent des micro-intervalles qui, tout en n'étant pas écrits, sont le résultat de la compression ou de la dilatation des ambitus par l'ordinateur en temps réel (qui englobe 4X, Next, etc.). De même, l'interprétation de la forme, qui n'est jamais conçue de façon préétablie, ne concerne que certaines séquences où, comme dans Pluton, le pianiste peut influer sur la trajectoire et ainsi faire dévier localement la forme dans le dialogue interactif avec l'ordinateur, dans une approche du discours qui reste cependant éloignée des «oeuvres ouvertes» conceptuelles des années 60. Les limites, tant du recours à des modes de jeu qu'à l'interactivité, sont définies dans la différence entre l'éventail, rapidement séduisant, des possibilités techniques et l'expression voulue par le compositeur. L'attachement de Philippe Manoury à l'idée de simulation constitue ce garde-fou indispensable pour que la technologie ne l'emporte pas sur l'intention, l'attitude du compositeur ne consistant pas dans le fait de «décrire des vérités, mais de les simuler dans le temps d'une oeuvre». De façon corollaire, le matériau qu'il conçoit comme la réduction de ce qu'on imagine pouvoir développer reste neutre et abstrait au début de la composition, Philippe Manoury travaillant essentiellement sur les possibilités d'extrapolation qui n'impliquent ni son devenir ni ses futures présentations.

Le concept de «partition virtuelle», tel que Philippe Manoury l'a développé au cours de l'élaboration des quatre partitions du cycle, fait référence à une partition «dont on connaît a priori la nature des transformations mais pas les valeurs exactes qui vont les définir [8]». Le renvoi quasi permanent entre le jeu instrumental et la machine, qui, notamment grâce au suiveur de partition mis au point par Miller Puckette, assure l'interactivité, pose les nouvelles conditions d'une interprétation : le texte instrumental, enregistré préalablement, est contrôlé par l'ordinateur qui a ainsi la capacité d'intervenir en fonction de signaux donnés et codés dans la partie réelle. Depuis Jupiter, dans lequel la flexibilité du tempo du flûtiste était prise en charge par la machine pour glisser les interpolations, à Pluton, où densité du discours et dynamiques étaient intégrées, jusqu'à Neptune, entre le geste instrumental et le perçu - ou la distinction entre ce qui est effectivement joué et ce qui est entendu -, s'instaure une écoute réciproque d'un genre nouveau qui engage autant la mémoire de l'auditeur que sa participation active dans le cadre du concert. La perception  thématique » parvient alors à un degré maximal d'intelligibilité dans cette partition.

Entre la conception d'un matériau envisagé et figuré de multiples façons, celle de temps partagés entre mémoire et prémonition, et l'attention portée à l'interprétation, la musique de Philippe Manoury est chargée d'une étonnante continuité : parti du sérialisme dont il a plus retenu l'abolition de hiérarchie entre les sons que les processus combinatoires, le musicien a su combiner les formes par prolifération dans le temps d'une séquence et l'allure formelle de grandes fresques, dans un parcours personnel qui privilégie une boucle, là où la forme accomplit une courbure égale à celle du parcours du compositeur.

Notes

  1. Alain Poirier : «Le même et le différent. Eléments pour un portrait de Philippe Manoury», dans Musique et authenticité, Inharmoniques n° 7, Ircam et Librairie Séguier, Paris, janvier 1991.

  2. François Nicolas, Traversée du sérialisme, Conférences du Perroquet n° 16, avril 1988, et «Utopie du sérialisme?», dans Les Cahiers de l'Ircam, Recherche et musique n° 4, Paris, 1993.

  3. Claude Helffer : «La musique pour piano depuis 1945», dans Cahiers du Cirem n° 10-11, 1989, p. 109.

  4. Philippe Manoury : texte accompagnant l'enregistrement de Cryptophonos par Claude Helffer (MFA-Harmonia Mundi).

  5. Karlheinz Stockhausen : «Momentform», dans Texte zur elektronischen und instrumetalen Musik, vol.1, Cologne, 1963, p. 189 ; trad. fr. dans Contrechamps n° 9, Lausanne, 1988.

  6. Philippe Manoury : «La flèche du temps», dans Cahiers du Festival de La Rochelle, 1983.

  7. Philippe Manoury : «Réponses aux questions», dans Musiques en création, Contrechamps, Festival d'automne, Paris, 1989, p. 37.

  8. Philippe Manoury : «La note et le son : un carnet de bord», dans Contrechamps n° 11, Paris, 1990.

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