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Entretien avec Denis Cohen

Michel Rigoni

Les Cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'aujourd'hui: Denis Cohen, n° 4, décembre 1993
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Est-ce important pour vous qu'un compositeur soit également un interprète ?

C'est important pour qui l'est, probablement. Dois-je dire que c'est une tradition qui s'est peu à peu dissoute ? Au XVIIIe siècle, tel Kappellmeister était aussi compositeur et tous les compositeurs ou presque avaient alors pour charge d'organiser, de jouer ou de diriger leurs oeuvres. Le compositeur non interprète est une entité relativement récente qui va de pair avec l'évolution de l'orchestre classique vers l'orchestre romantique et moderne, ainsi qu'avec la division du travail (et des pupitres...!).
Plus précisément, oui, cela a une certaine importance pour moi, mais je n'en ferai pas un paramètre déterminant ni une prescription. Vous avez des exemples de bons compositeurs non interprètes ; ou bien il existe des compositeurs qui, justement parce qu'ils ne sont pas interprètes, ont eu des idées dues en partie à leur distance d'avec l'exécution, je pense à Xenakis par exemple. Je crois que cette aporie est favorable à certains et ne l'est pas à d'autres. Pour ma part, il se trouve que j'avais une pratique instrumentale, j'ai continué à jouer, puis je me suis mis à diriger.

Quel répertoire aimez-vous diriger ?

Je ne dirige pas ce que j'aime, mais j'aime ce que je dirige ; c'est une position de principe plus courtoise et, en même temps, c'est juste, car c'est l'acte même de diriger, d'opérer ce passage du visuel à l'auditif qui m'intéresse.
J'ajoute que j'ai été «conduit» naturellement dans un premier temps vers le répertoire du XXe siècle et que les problèmes de direction que l'on y rencontre (pour les oeuvres contemporaines) sont souvent d'ordre métrique. Après avoir abordé de nombreuses configurations sous ces auspices, j'aime à penser que je me suis approché d'une relation d'osmose avec l'orchestre, exigence davantage liée à la musique du XIXe siècle. Ce qui importe alors, c'est de gérer un ensemble sonore, moins peut-être par la gestique que par quelque chose d'une présence qui se propose et qui propose de «livrer», de donner la réalisation d'un texte à un auditeur imaginaire qui pourrait tout entendre.
Il est sans doute plus intéressant de trouver une relation métrique dans une oeuvre classique qui, justement, n'offre pas de prise évidente de ce point de vue ; il est plus difficile de réfléchir à la métrique lorsqu'elle n'est pas «composée», alors que dans la musique contemporaine la métrique se lit immédiatement, si vous l'analysez. Certains compositeurs écrivent mal la métrique ; il suffit de réécrire ces pages pour les diriger plus adéquatement.
Il y a d'ailleurs, depuis Stravinsky, une certaine banalisation de l'aspect rythmique : ou bien il est neutralisé par la complexité, et cela renvoie à une dimension plus globale de la densité, ou bien il est un peu schizophrénique - je veux dire par là que le rythme devient parfois un élément plaqué sur des événements qui ne semblent pas nés en même temps. Je pense qu'il faut retrouver non pas une dimension simple de la notion rythmique, mais une relation plus étroite entre les composantes rythmiques, métriques et formelles.

Vous avez dit utiliser la modulation métrique [1] également chez Debussy par exemple.

Cette méthode peut servir à déterminer des enchaînements de tempi de manière certaine, si l'on s'arrête à cet aspect strictement rythmique bien entendu. De nombreuses oeuvres de Debussy simulent des ballets ou parfois même en sont, en ce qu'elles sont conçues comme des panneaux, soumises à de très nombreux changements de tempo (je pense ici à La Boîte à joujoux ou à Jeux). La difficulté est d'enchaîner ces vitesses «correctement» ; la modulation métrique, même approximative, est une solution. Je l'utilise aussi bien pour des oeuvres de Ferneyhough, qui ne l'appliquent pas nécessairement. Mais il s'agit chez lui de vitesses quasi absolues, c'est-à-dire de vitesses non directement liées à une ligne ou à un groupe de lignes instrumentales, mais à un substrat de timbres ; c'est, je crois, le côté accidentel et plaisant de sa musique. Dans d'autres cas, il faut trouver une modulation qui corresponde simplement à une pulsation proche du texte.

Vous avez souvent dénoncé le caractère artificiel d'une scission de la production musicale française actuelle en deux courants : le sérialisme et le spectralisme. Pouvez-vous préciser votre position ?

Je l'ai développée dans un article [2] à la lumière des analyses d'Adorno pour qui les innovations ont été payées par un déclin de la conscience théorique [3]. Il s'agit toujours, selon lui, d'un ordre sacrificiel, où l'enjeu est de «substituer une victime par une autre, pour dominer la nature [2]».
Déjà, le terme de sérialisme représentait autant un point de vue théorique qu'une position stratégique, une manière au moins d'occuper l'attention. La répétition de ce scénario, peu de temps après, avec un spectralisme «en lutte» ne peut pas s'inscrire dans l'histoire de la même manière parce que ses partis pris théoriques ne relèvent plus d'une formalisation éventuelle de toutes les dimensions musicales, mais visent à réintroduire «ce que nous aurions manqué» dans la période «aride» du sérialisme. Je considère que les postulats de ce courant reprennent en réalité exactement les mêmes modes de nomination, pour, en les déplaçant, se les approprier, dans un but stratégique.
Les motifs de cette contestation sont assez simples, puisqu'à l'horizontalité du contrepoint sériel est opposée la verticalité du spectre, au chiffre arbitraire la notion de réalité sonore, au calcul le geste, etc. En poussant à peine plus loin, l'on pourrait dire : à la droite la gauche, à la culture la nature... Il est clair que les tenants de ce mouvement souhaitent ne pas s'en tenir aujourd'hui à des déclarations qui les limiteraient à quelques archétypes qui ne font plus recette. Quoi qu'il en soit, cette pseudo-opposition est totalement dépassée, sauf à décider d'exister à l'aune de l'autonomination.
Si les termes de sériel ou de post-sériel sont évidemment inadaptés, ils tendent à désigner les compositeurs pour qui l'écriture de la musique signifie la mise en place d'un discours, donc de repères formels dans le temps. Sous le terme de spectral se retrouvent ceux qui privilégient l'instant, le geste, la lutherie, le son. En fait, ces catégories sont inappropriées puisque les uns et les autres s'empruntent des procédures, notamment au travers de l'informatique. Ce sont un peu des termes de journalistes, qui permettent de classer une multitude d'acteurs selon des oppositions faciles et faibles théoriquement. Je ne veux pas dire toutefois que ce type de nomination ait été injustifié dans le passé, mais, aujourd'hui, il l'est. Enfin, je pense que c'est la confusion entre technologie, informatique, science et création qui a conduit à ces simplifications non par souci de vulgarisation, mais bien par paresse intellectuelle et avec l'envie inavouée de reconduire des enjeux dont l'articulation culturelle et sociale existait déjà. Finalement, ce que je reconnais, c'est ni plus ni moins le recours à des modèles publicitaires qui font qu'à une catégorie s'oppose une autre catégorie, connexe, et qui permettent toujours de «dénombrer», classer, identifier sans jamais «connaître». C'est un peu la culture du «préservatif», ou comment vivre sain et sauf. Par ailleurs, en France, c'est presque une tradition de se revendiquer d'une école. L'individu qu'on ne peut pas rattacher à un courant défini, ou nommé, n'existe pas. Qu'il soit aussi tenté d'échapper à ces clivages face à l'inertie qu'ils instaurent, c'est, somme toute, assez inévitable. Certains peuvent d'ailleurs finir par s'imposer sur cette scène où il ne reste alors plus qu'eux. C'est le revers de cette situation.

Au XXe siècle, l'artiste s'est vu assigner le rôle de chantre de la modernité. En ces temps de post-progressisme, quels sont les points de repères d'un créateur ?

L'artiste (qu'il s'agisse du compositeur, du peintre, du sculpteur) est tenu non de remplir une fonction figée dans une société qui ne le serait pas moins, mais de se montrer en principe apte à soutenir son désir, quoi qu'il arrive, y compris dans une situation où il serait empêché de travailler, de parler. Dans les démocraties occidentales, tout se passe comme s'il avait passé un contrat avec elles qui ne lui interdit pas, comme dans les régimes autoritaires, de mener son activité. Mais cette sorte de liberté dont il jouit suppose admise sa neutralité dans la société, engage la question de la place qui y est réservée à l'art, dont le rôle, jamais défini, reste suspendu à l'ordre politique, même lorsque cet ordre a basculé dans une gestion économique de l'état (des choses). L'artiste se trouve donc toujours, s'il ne renonce pas à lui-même, amené à résister, soit à un totalitarisme déclaré, soit à une totalité culturelle où son statut lui est désigné par les institutions et les délégations des pouvoirs. Dans un cas, l'on cherchera à détruire son oeuvre, dans l'autre elle sera conviée à servir des objectifs de représentation culturels (à moins qu'on ne le laisse vieillir dans l'anonymat). Or contribuer à la culture ne peut constituer un dessein, mais résulte d'un accident, puisque la culture peut avoir été ou non de l'art. Comme je l'ai autrefois souligné, toute oeuvre est une bouteille lancée à la mer, qui trouvera ou non un rivage.

Vous avez été très impressionné en découvrant Telemusik de Stockhausen, pièce qui emprunte son matériau aux musiques du monde entier. Est-ce alors que vous avez pris conscience de l'importance de l'idée de «multisource», récurrente dans votre travail ?

La diversité des sources est évidemment présente depuis longtemps dans la musique ; on peut même dire qu'elle se trouve déjà à l'origine de la musique écrite dans l'utilisation de textes différents, en langue latine (savante) et en langue «vulgaire», par exemple dans les motets du XIIIe et du XIVe siècle. Le fait d'avoir recours à des textes hétérogènes s'inscrit dans une histoire ancienne. C'est l'écriture différenciée du rythme de chacune des voix qui organisait ces textes autour de la «teneur», facteur d'homogénéité. L'on identifie donc facilement dans la généalogie des préoccupations musicales certains aspects qui sont devenus permanents : la relation au temps et la relation à la multiplicité.
Il est vrai que j'ai renouvelé la conscience, en écoutant Telemusik, de la richesse de cette idée de vouloir faire entendre plusieurs choses à la fois. Cela peut sembler aller de soi, mais il s'agit ici d'une conviction subjective, née d'une sensation forte à un moment donné. J'ai tiré parti de cet état de réception dans Multisources, qui doit donc beaucoup à Telemusik ou à Hymnen. Mais je l'ai traduite dans un environnement sans référence aux musiques dites ethniques.

Dans la plupart de vos oeuvres, vous adoptez une répartition dans l'espace de la masse instrumentale ou orchestrale par groupes d'instruments. Est-ce uniquement par commodité d'exécution ou cette disposition a-t-elle une autre signification ?

Cela dépend des oeuvres. Dans Transmutations, il y a deux groupes, à droite et à gauche du chef, parce qu'une section de la pièce superpose deux vitesses de déroulement, deux tempi, un par groupe. Il s'agit dans ce cas d'une raison plus pratique qu'acoustique. Je n'ai jamais beaucoup cru à la dimension acoustique qu'apporte une géographie particulière, exception faite de celle qu'a imaginée Stockhausen pour deux de ses oeuvres, Gruppen et Carré. En revanche, il va de soi que l'on écrit la partition visuellement par groupes si elle est ainsi conçue.
Par ailleurs, le choix que j'avais fait des cinq groupes d'orchestre pour les trois premières oeuvres du cycle obéissait à une démarche qui consistait à assigner des «lieux symboliques» à des opérations sur la matière texte/musique, avant l'étape de l'opéra qui, lui, devait se conformer à la même topologie. L'aspect acoustique en est le résultat, non le postulat. Les «Iles proches» (de Close Islands) constituent une ouverture, une présentation des matériaux utilisés pour chaque groupe. Ces groupes servent de repères transitoires pour fixer les identités de ce qui se présente d'abord sous forme d'images (Sprache) puis de personnages (Opéra). Les chanteurs de Sprache sont disposés scéniquement dans leur groupe (I ténor ; II baryton ; III récitant ; IV mezzo-soprano ; V soprano). A chaque groupe est attribué un matériau préférentiel. Naturellement, ces repères sont susceptibles d'être échangés ou déplacés, tout comme les liens et les dissociations entre les personnages. Certains changements sont possibles, d'autres non, et ce en fonction de la distribution conceptuelle des places occupées par les personnages.

Vous avez rapproché l'organisation d'une séquence musicale de celle d'une séquence cinématographique comme «temps objectif, minuté, qui suggère en même temps un temps psychologique». Qu'entendez-vous par là ? Et, plus globalement, que mettez-vous sous le terme d'ambitus de temps ?

Il me semble en effet que le cinéma et la musique ont en commun la manipulation du temps et sa perception. Le temps pendant lequel vous examinez un tableau n'est pas soumis aux mêmes lois que le temps que demande une oeuvre cinématographique ou musicale. On peut regarder un tableau pendant des heures ou quelques instants, le tableau ne change pas, mais la perception, elle, change. L'oeuvre musicale et l'oeuvre cinématographique ont aussi une durée objective, hors perception, si l'on peut dire. Leurs temps doivent toujours subvertir, en quelque sorte, le temps mesurable objectivement, en le découpant et en le construisant, entre autres par l'attention qu'ils requièrent ou pas. La durée de ces oeuvres n'a pas de réalité en soi, elle est seulement une contrainte d'écriture. Toutefois, l'hétérogénéité temporelle au sein d'un film peut difficilement être la même que dans une oeuvre musicale. Pour ma part, je souhaiterais faire coexister des éléments hétérogènes dans une même oeuvre sans les «réduire» à de l'unité, bien que cette dimension soit toujours inévitable pour des raisons de cohérence. Je pense que ce conflit est riche de possibilités et je crois qu'il a toujours été fondamental dans les musiques écrites.
Le terme d'ambitus de temps (issu de Transmutations) était une manière d'infléchir une composante verticale vers une composante horizontale. L'ambitus tient de l'agrégat et de l'échelle, mais il est hors temps. Penser ces notions d'échelle et de temps à la fois me permettait d'établir des opérations identiques pour l'une et l'autre composante, et, par là, de renforcer la cohérence sans nécessairement l'écraser par des séries de nombres. Dans l'ambitus, je voyais une nomination qui reflétait une démarche de mon travail plutôt qu'une réalité sonore.

Vous semblez très attaché à la notion de «directionnalité d'intervalles» tant dans la conception que dans l'écoute de la musique.

J'ai insisté sur cette notion à l'époque de Transmutations à propos de la perception d'objets aux identités voisines. La transposition intégrale d'un motif ou d'une configuration sonore quelconque n'est évidemment pas le seul moyen de reconnaître deux objets sonores proches l'un de l'autre (la musique concrète avait un peu bâti sa grammaire sur ces jeux, d'ailleurs insuffisants). Je prends le terme de directionnalité dans son acception la plus simple : ce qui peut être anticipé, de façon plus ou moins itérative. Changer les intervalles tout en conservant les directions offre de nombreuses possibilités pour introduire à la fois un ordre et une variation de l'objet. D'une manière générale, je crois que la période sérielle a au moins permis de dissocier momentanément les composantes du son et de stimuler une certaine analytique des objets sonores. Cette phase de déconstruction, même si elle a pu sembler une impasse, était riche d'enseignements pour reconnaître les gestes musicaux hérités et stéréotypés et pour lever l'ancre qu'ils avaient arrimée dans la mémoire.

Vous utilisez très peu les micro-intervalles. Le système tempéré vous suffit-il donc ?

Des tentatives du XXe siècle sur les micro-intervalles, je n'en retiens quasiment que la notion d'échelle variable. Que l'on écrive selon une échelle modulo 12, 24 ou 36 n'a d'incidence que si l'on s'en sert comme repère. J'utilise les micro-intervalles quand il s'agit de joindre deux points dans l'espace en «coupant» le continuum sonore par tranches égales selon un modulo quelconque ; dans un tel épisode, le tempérament modulo 12 sera donc suspendu au profit d'un autre modulo qui créera momentanément une autre échelle. Comme le modulo 12 est très présent dans notre mémoire, il gagne à être mis entre parenthèses, si l'on veut créer une certaine fluctuation des repères de hauteurs. En revanche, si une oeuvre entière est écrite selon un autre modulo, fondamentalement cela ne change pas grand-chose, si ce n'est une certaine couleur générale. Les pièces de Wischnegradsky ne me semblent pas receler d'autres qualités.

Avec Trame et Jeux, vous avez abordé la relation entre instrumental et électronique, qu'il s'agisse de bande enregistrée ou d'électronique live. Quels enseignements en avez-vous tirés ?

Mes expériences avec l'électronique ont toujours été soumises à des contingences dont je n'avais pas le contrôle ; je n'ai jamais eu, comme je l'aurais souhaité, de relations stables avec des studios électroniques ; pas plus que je n'ai eu de vie musicale stable dans ce pays. Une oeuvre comme Trame (pour violon, violoncelle, piano et bande calculée à l'ordinateur) fut très difficile à réaliser. Un système de carte perforée combiné à des conversions sonores successives empêchait toute souplesse d'utilisation. Autre exemple : j'ai dû réaliser la partie électronique d'Ajax-Opéra interrompu (écrit lors de mon séjour à la villa Médicis à Rome) en une journée de studio à Radio-France (le studio de la villa n'ayant jamais fonctionné !). Certaines de mes pièces font appel à des claviers électroniques de manière volontairement cachée, en les noyant, afin de subvertir la sonorité d'un orchestre traditionnel. Jeux est plus marqué par la technologie, mais je le vois comme une pièce instrumentale ; il faut dire que l'électronique peut rapidement engendrer une certaine inertie ; aussi des procédures complexes et denses sont-elles nécessaires pour la pallier, pour créer une configuration vivante.
Par essence, l'électronique souligne, affirme, mais ne suggère pas ; c'est pourquoi je l'utilise presque toujours comme une sorte de commentaire accompagnant le texte lui-même, une sorte de parasitage du sens, un trope. C'est un parti qui m'est propre et peut-être peu orthodoxe puisque je me réfère plus à des concepts qu'à des procédures que je mets pourtant en place. Dans Jeux, une source vive et une source morte se disputent la place. Dans l'avenir, j'espère avoir l'occasion de réaliser d'autres oeuvres de ce type, mais probablement dans une autre perspective, conjointement au texte, donc aux voix.

Les textes poétiques que vous mettez en musique sont souvent courts, voire aphoristiques, par exemple, chez Georg Webern auquel vous avez fait appel à trois reprises. Y a-t-il des motifs à ce choix ?

Les textes courts ont l'avantage de pouvoir être traités comme des objets kaléidoscopiques : tout en offrant une grande unité et, par là, une certaine résistance, ils se prêtent à leur désarticulation, à leur manipulation. Leur maniabilité est proche de celle dont on dispose avec un objet musical. Un texte long impose davantage sa forme générale tandis qu'un texte court se soumet plus facilement à une forme qui lui est étrangère. Ainsi dans Sprache : aucune sorte de collage n'a déterminé la forme de l'oeuvre. Je n'ai pas travaillé sur les textes avant d'écrire la musique ; au fur et à mesure de l'écriture, je choisissais les textes en fonction du contenu et de l'endroit où ils pouvaient s'insérer. Je ne mettais pas la forme musicale au service des textes, mais les textes au service de la pièce, du déroulement. Par ailleurs, utiliser un texte dans son entier fait de la résonance du sens global, de son enveloppe sémantique si l'on peut dire, une dimension prédominante qui renvoie à une expérience poétique liée à l'auteur. Pour le déplacer, il faut alors user d'un formalisme extrême jusqu'à presque dissoudre le texte par les procédures de la composition. Je ne le veux pas non plus. Le moyen terme consiste donc à recourir à un texte dont la résistance est suffisante pour pouvoir être déconstruit sans perdre tout de son ou de ses sens.
La Cantate est en effet tissée d'aphorismes, un peu sur le modèle de ceux de Karl Kraus ; je connaissais l'auteur Georg Webern, avant d'écrire cette pièce, et je trouve le texte cinglant. Les aphorismes de la Cantate sont conçus comme des obstacles pour la musique ; le texte est traité de manière quasi conflictuelle dans son rapport au déroulement des événements musicaux. La parole, pour se faire entendre, doit surmonter l'épreuve de la musique. La densité musicale ne correspond pas nécessairement à la densité du texte ; la musique poursuit son cours et le texte est dit malgré elle.
La Cassure des nuages organise un système de tempi superposés qui nourrit un texte court ; la chanteuse joue des instruments de percussions qui donnent des tempi secondaires pour les trois clarinettistes, tout en chantant toujours dans les tempi principaux. Un projet de mise en perspective s'ajoute au poème narratif.
Dans Doppi versi alla luna, deux sources se mélangent, l'une, d'Umberto Saba, chantée en italien, l'autre, de Philip Larkin, en Sprechgesang et en anglais. Les deux textes parlent de la Lune d'un point de vue différent.
Dans Sprache, les chanteurs qui prononcent les textes poétiques sont des personnages-images de l'opéra dont les identités sont interrogées par les procédures musicales. Par exemple, le principe élargi du hoquet médiéval est appliqué à un épisode avec la soprano et la mezzo auquel est superposé un épisode du ténor. La mezzo se focalise sur un fragment du texte de Sylvia Plath (le corps de la femme) ; la soprano sur un fragment d'Ivan Goll, qui isole les mots «qui je suis» dans la phrase : «Chuchote-moi qui je suis.» Une procédure rythmique complémentaire sur une thématique textuelle également complémentaire (le corps et l'identité) met en oeuvre - on pourrait presque dire symbolise - la complémentarité des deux paradigmes féminins de la programmatique de Sprache. Dans l'opéra, des réseaux de correspondance sont donc construits en dehors de la narration immédiatement perçue (le livret est aussi une sorte d'histoire) et rompent les associations habituelles ou attendues des personnages à la musique.
Enfin, la forme de A' Dante (pour deux voix et deux clarinettes) est le fruit d'une métaphore : l'inscription sur la porte de l'Enfer des neuf premiers vers du chant III de «l'Enfer» de La Divine Comédie. Les neuf vers, d'abord flous pour celui qui les perçoit, deviennent de plus en plus lisibles : en quatre étapes, dont les quatre unités de temps sont d'égale durée mais intègrent à chaque retour au premier vers un mot en plus, substantif, verbe ou adjectif, si bien que le texte est énoncé entièrement une seule fois. Le matériau, lui, procède inexorablement vers la fin. Le même système est employé pour Les Neuf Cercles d'Alighieri, une version orchestrale, donc avec des ramifications de timbres plus importantes.

La dualité, le double sont très présents dans votre musique, notamment dans la Cantate ou Doppi versi alla luna.

La dualité est la réduction minimale de la multiplicité, c'est une idée qui revient souvent dans mes oeuvres et peut-être aussi dans mon activité. La géographie de textes qui m'a conduit plus tard à Sprache est aussi un prolongement de cette dualité. Dans un texte comme celui de La Cassure des nuages, il s'agissait de donner une épaisseur temporelle au texte qui recèle une dimension cinématographique.

Votre première approche de l'opéra, Ajax, s'intitule très exactement : Ajax-Opéra interrompu. A quoi renvoie cette «interruption» ?

Cette oeuvre était un premier essai de musique avec un texte qui n'était pas conçu comme un texte poétique. Je suis parti des interventions du choeur uniquement, pas de celles des acteurs. La pièce de Sophocle offrait l'avantage de ne comporter que six interventions du choeur, relativement homogènes et indépendantes de celles des acteurs. Elles sont constituées par des réflexions et des exclamations proférées en face de Troie, là où se tient l'armée des Achéens.
J'ai donc écrit une oeuvre en six parties, celles du choeur, pour une représentation théâtrale, en cherchant à conserver non seulement une unité musicale mais aussi une continuité, malgré les «interruptions» des acteurs. L'opéra interrompu, c'est cela, c'est la musique du choeur interrompue par la dramaturgie des personnages de cette tragédie. Ce n'est pas une tentative de restitution de l'activité musicale du choeur antique, que l'on ne connaît pas d'ailleurs, mais plutôt un essai de renverser les rôles puisque ce qui était visé là, c'est la place qu'occupe cette entité qu'est le choeur antique.

Depuis 1985, vous avez travaillé sur un cycle-opéra dont une part importante a déjà vu le jour. Quelle est, selon vous, l'actualité de ce genre très à la mode depuis quelques années ?

Si je me posais le problème de l'actualité d'un genre ou du genre de l'actualité, j'écrirais vraisemblablement des pièces sur l'Achille Lauro ou le cours de la Bourse. Je ne pense pas que l'on aborde l'actualité par l'actualité, mais par la distance. L'écriture est une activité en retrait : elle court toujours le risque d'échouer comme elle peut avoir la chance de poursuivre son cours. Quant à l'actualité du genre que serait l'opéra, je ne peux pas me prononcer pour tout le monde. J'envisage cette question à partir d'un certain nombre de conditions que je résumerai ainsi : l'histoire de l'opéra, de Monteverdi à Zimmermann, s'est articulée autour de personnages qui se constituent en paradigmes (l'héroïsme, la quête amoureuse et la voix de ténor par exemple) ; ces paradigmes s'associent à des procédures musicales qui sont mises en jeu par des individus ou des situations (comme la sonate qui articule le rapport de Shön et Lulu dans l'opéra de Berg) et qui font date pour la technicité de l'opéra (la ritournelle mozartienne, le leitmotiv de Wagner peuvent être considérés comme les jalons de ces associations). Au XXe siècle, c'est le héros déchu, déjà présent chez Wagner sous la figure du dieu déchu ou du demi-dieu qui épouse cette articulation historique. Son destin le voue à l'échec. A travers lui et sa déchéance se joue la désarticulation sans retour du sujet, qui renvoie elle-même à l'histoire des musiques.
Y a-t-il encore une formulation possible du sujet ? C'est une question dont s'occupe la philosophie contemporaine. Musicalement, est-il valide d'écrire encore un opéra quand les héros sont morts et que le sujet - qu'il s'agisse du sujet dramatique ou du sujet musical - est mis à mal ? Est-il encore possible de construire des situations où les sujets n'en sont plus les héros ? Où certains, autrefois héros, renaîtraient à une nouvelle réalité, chercheraient à acquérir une autre conscience d'eux-mêmes ? L'actualité de ces questions ne fait pas de l'actualité le sujet de l'opéra, mais de l'opéra lui-même et de la nature de son genre une question toujours actuelle. Cette quête est aussi la mienne, elle aboutira peut-être à un opéra, peut-être pas. Ce n'est pas à moi d'en décider. Je risque une autre question : qu'y a-t-il au-delà de l'histoire de l'opéra.

En quoi les pièces purement orchestrales du cycle Close Islands, Etude pour le Poème relèvent-elles d'une écriture musicale opératique ?

Quand j'ai commencé Close Islands, je n'avais pas l'idée de commencer un cycle. Certes j'avais le sentiment de mettre en oeuvre quelque chose qui aurait peut-être plus de conséquences que je ne l'imaginais. C'est devenu petit à petit l'ouverture de l'opéra en même temps que la première pièce du cycle. Close Islands a deux fonctions : celle d'ouvrir le cycle et celle d'ouvrir l'opéra. Pourquoi ? Parce que c'est tout simplement une pièce où sont exposées des procédures musicales qui servent par la suite dans tout le cycle. L'écriture s'apparente-t-elle à celle d'un opéra ? Non, évidemment : il n'y a qu'une pièce sur trois avec voix et aucun personnage, mais des images porteuses d'éventuelles identités. Et comme ma définition des personnages de l'opéra ne les fait pas correspondre à des thèmes, à des leitmotivs ou encore à des configurations instrumentales, on ne peut pas en trouver, même en ramenant le dramatique au musical. En réalité, ce sont des situations qui font l'objet de continuelles variations, qui peuvent offrir des points de repère plus ou moins fixes et qui tolèrent pendant un certain temps une identité possible.
Quant à Etude pour le Poème, je l'ai écrite avant Sprache mais je l'ai mise en troisième position. Et je l'ai faite parce que, dans le moment où je me trouvais, l'étude était une manière de repousser l'examen. Intuitivement, c'était la suspension de l'examen qui devait me permettre d'aborder la subjectivité de l'opéra. Il fallait procéder à une étude sur des modules qui pourraient servir aussi bien à Sprache qu'à l'opéra. Etude pour le Poème est dans cette mesure une pièce centrale qui renvoie autant à ce qui précède qu'à ce qui suit. En outre, je voulais explorer des procédures de développement beaucoup plus continues, avec un matériau plus neutre qui serait susceptible de nourrir des flux dans des moments de l'opéra moins directement liés à des personnages, dans ces mouvements formels abstraits qui servent un peu de tableaux ou de liaisons entre des scènes ou entre des caractères. Etude pour le Poème, c'est une sorte de dénomination générique, comme beaucoup de termes que j'emploie. Littéralement, il faut comprendre : étude pour le poème à venir. Et qu'est-ce que le poème ? Le poème est probablement infaisable. Il est suspendu au futur et renvoie en même temps à un poème qui existe déjà. Il est suspendu, à l'inverse de l'opéra qui est un compromis avec ce qui a lieu dans le réel ; il n'est jamais l'expression du réel. Tous ces termes génériques, finalement, se recoupent, tout en occupant des fonctions sur un parcours qui n'est pas nécessairement linéaire. Etude pour le Poème ne constitue toutefois pas un pont entre Sprache et l'opéra, c'est une espèce de plaque tournante. L'ensemble présente plutôt une forme arborescente ; il ne s'oriente pas dans une seule direction. Reste que les procédures qui en font la matière sont des procédures délibérément neutres. Il n'y a pas d'objets thématiques comme dans Close Islands ou dans Sprache. C'est une sorte de baisser de rideau, une plongée dans l'abstraction. Le dernier quart de l'oeuvre est un examen systématique des pulsations, j'ai fait en sorte d'augmenter l'intensité des instruments et d'en diminuer la densité, bref, on assiste à un véritable évidement. Quand la chair est retirée, on voit les os.

On le perçoit nettement en comparant les pièces instrumentales du cycle. C'est aussi l'impression que donne Il sogno di Dedalo par rapport à une oeuvre plus ancienne comme Transmutations.

C'est vrai que Dedalo présente une formalisation assez aboutie. Le matériau est minimal comme dans Etude pour le Poème. En fait, je reviens toujours à la musique. Si j'avais pu sembler vouloir flirter avec le théâtre dans Sprache, je retourne là à la musique. D'une certaine manière, Sprache n'était pas du théâtre. Le côté visuel est secondaire. Ce qui prime, c'est l'abstraction des formes, qui engage peut-être plus l'intelligence et l'émotion que la platitude de l'élément visuel. A cause de l'hétérogénéité qu'il brasse, le visuel finit toujours par s'aplatir sur le réel.

Pourtant, on trouve presque un caractère thématique dans Dedalo avec ce motif chromatique qui ressemble à un rire et qui introduit comme une pointe d'humour.

Ce matériau a la fonction d'une colonne vertébrale. Mais est-ce un rire ? Paul Méfano, qui m'a commandé la pièce, me l'avait dit aussi. J'étais conscient d'une certaine insistance, une sorte d'acharnement à ne pas céder. Musicalement parlant, c'est tout simplement un élément chromatisant. L'arc formel part d'une formulation rapide pour aboutir à une formulation lente qui alors se meurt. Dedalo est une pièce qui s'inscrit dans un genre où le projet formel de départ est très réfléchi, très écrit ; la perception de la forme en est très éloignée, au bout du compte. Il reste peu du projet initial, des ramifications sont venues se greffer. J'aime bien ce type de configuration qui donne de la forme une certitude seulement partielle. L'oeuvre échappe à la contrainte formelle comme pour aménager le lieu d'un accident, volontairement.

Pour interrompre le «rire» à la fin, le coup de wood-block évoque beaucoup le «théâtre japonais».

Il intervient dans la continuité de la couleur du piccolo. Je crois que la sonorité de l'instrumentarium classique, quoi qu'on dise, est tout de même un peu fatiguée. C'est dans cet esprit-là que j'ai introduit des tablas, des instruments dits ethniques. Cette utilisation ne correspond pas à un programme interethnique, encore moins à un projet d'intégration. Je procède en associant des résonances lointaines. Avec les tablas, je trouve une résonance à la fois métrique et un peu érotique, quelque chose qui se livre en ne s'offrant qu'à moitié. Dans la Cantate, les percussions sont détournées en quelque sorte. Les hauteurs des instruments à peaux tendent vers le «mélodique». Au lieu d'utiliser des instruments mélodiques à lames frappées, par exemple, je me sers d'instruments à peaux sans hauteur déterminée pour en créer artificiellement, comme si elles s'efforçaient de parler. Ce ne sont pas des percussions ponctuelles, ce sont des percussions discursives. Je crois que le noir et blanc au cinéma a quelque chose d'équivalent à cette utilisation de l'instrumentarium : il vous fait percevoir des choses que vous ne percevriez pas avec la couleur, parce qu'il transmet l'effort d'une quête de ce qui lui manque. La percussion qui veut parler enjoint toujours à entendre plus.

A la fin de Sprache, vous citez un passage de Die Soldaten de Zimmermann, alors que le geste de la citation est plutôt atypique dans votre écriture. Pourquoi ?

Je considère que la citation, s'il n'y en a qu'une, est une coupure. C'est un collage si l'on en fait plusieurs. Cette citation de Zimmermann intervient à un moment où tous les groupes de Sprache ont été progressivement envahis par un glissando répété et amplifié par tous les pupitres de cordes - procédure qui neutralise le matériau «thématique» avant la section qui a pour fonction de clore l'oeuvre, ou plutôt de la suspendre. Ce moment était idéal pour y placer la coupure, offert par le déroulement de la musique auquel les textes se soumettent.
Le texte de Zimmermann (Lenz) dit : «Du bist meine einzige Freude [4]» (le père s'adresse à Marie). C'est une déclaration qui tient lieu aussi de ponctuation dans l'opéra de Zimmermann, d'interruption, comme toute déclaration d'amour. Le texte que je place dans cette citation est de Nelly Sachs, dévolu principalement au baryton : «Wo nur finden die Worte ? [5]» J'ai donc substitué une déclaration à une question sur la langue, le sujet de Sprache, qui est tout entier une oeuvre sur la langue.

Vous avez modifié le projet initial de votre cycle-opéra ? Où en est-il ? Comment l'envisagez-vous ?

Initialement il s'agissait d'une pentalogie : elle allait de Close Islands à un cinquième volet qui était l'opéra proprement dit. Le quatrième volet était une sorte de synthèse entre le symphonique et l'opéra : la place de l'orchestre sur les côtés de la scène faisait coïncider la grammmaire du cycle avec la dimension visuelle. Dans les trois premiers volets, j'avais en effet prévu que l'orchestre soit sur la scène, dans le quatrième, donc, sur les côtés et, dans le cinquième, dans la fosse. J'ai tout simplement éliminé cette composante topologique - je la trouve d'ailleurs parfaitement secondaire - au profit d'une autre qui transformait la pentalogie en une pentalogie de cinq langues, cinq opéras cette fois. Dans le même temps, naturellement, celle que j'avais d'abord envisagée était amputée de ses deux dernières parties pour devenir une trilogie, suivie d'une pentalogie. Voilà pour la genèse du projet. L'essentiel concerne plutôt le lien direct entre Sprache et les opéras, puisque dans Sprache sont exposés les paradigmes de personnages opératiques portés à la scène comme des images, des tableaux. Il y a des personnages, mais qui ne parlent pas en leur nom. Ils délivrent les poèmes de Sprache mais ils ne sont pas les sujets de leur parole. Et ces paradigmes-images se transforment dans l'opéra pour donner naissance à une subjectivité de l'action. Ils sont démultipliés par d'autres personnages qui relèvent de leur cohérence. Les images de Sprache sont donc projetées dans une subjectivité sous l'emprise des langues et des sites nationaux qui leur sont associés. Chaque opéra du cycle examine un paradigme national lié à chacune des cinq langues. C'est le paradigme anglais auquel je travaille en ce moment. Il faut dire d'emblée que je l'écris en français, ce qui peut paraître une trahison élémentaire, mais parce que le texte d'opéra n'est pas d'ordre poétique, la langue dans laquelle s'expriment les personnages peut absorber d'autres résonances, y compris celles de langues «étrangères». Il s'agit de paroles qui contribuent au déroulement de l'action et qui leur échappent. La langue n'a pas à être exposée en tant que telle comme dans Sprache. C'est à travers l'action que se pose la question. Le paradigme anglais s'énonce en trois mots : «éducation de l'homme». C'est volontairement que je commence par l'Angleterre : comme elle a acquis son unité politique assez tardivement, elle s'est pour le monde associée à l'idée d'un bien à administrer coûte que coûte, soit à travers le colonialisme, soit au travers de systèmes éducatifs sévères coupés de leurs origines chrétiennes, en vue de former un homme, quoi qu'il arrive, apte à combattre le mal, la misère, etc., avec la dimension héroïque qu'une telle acception du bien suppose. Elle est déjà dans les romans sur le personnage de Frankenstein. Mais le mythe de l'homme nouveau précède le mythe allemand de l'übermensch qui s'en distingue, même s'il s'accompagne de la mort de Dieu et s'il rompt «volontairement» cette fois avec la conscience chrétienne. C'est par là que je ferais un pont entre l'Angleterre et l'Allemagne. Mais cet aspect programmatique de la nouvelle pentalogie a une fois de plus une importance relative, car le livret n'en parle pas. Il raconte une histoire certes sous-tendue par ce paradigme mais celui-ci reste implicite.

Quelles sont vos préoccupations de compositeur dans vos pièces récentes, je pense à A Dante et aux Neuf Cercles d'Alighieri ?

Je ne donnerai pas une réponse de musicien. Ce qui m'a stimulé dans ces deux pièces, c'était d'examiner ce que recelait un texte et tout particulièrement un texte comme celui de Dante. J'ai l'impression que l'idée préalable d'un musicien devant un texte, c'est souvent soit de le désarticuler complètement, soit platement de le «mettre en musique». On ne peut pas dire que les résultats escomptés par une grande désarticulation formelle soient très convaincants, ni que celle-ci ait ouvert des horizons prétendus infinis ! En prenant l'annuaire du téléphone, on serait arrivé au même résultat, mis à part le point d'où travaille l'auteur bien sûr. Je peux bien comprendre cette méthode, mais elle est tellement implicite qu'elle ne peut pas éclore. Quant à la seconde, sa faiblesse s'est révélée plus d'une fois : à la limite, elle ne se distingue pas tellement de la variété ! Entre ces deux écueils, j'essaie, quant à moi, de ne pas perdre le sens du mot, parce que je tiens à ce que le sens des mots reste perceptible, mais, en même temps, il faut éviter de s'écraser sur le sens comme une mouche sur un pare-brise, car la mouche ne voit pas la voiture, c'est toujours la même chose.
La métaphore de la porte de l'Enfer dans la Divine Comédie m'a servi de guide pour explorer les possibilités d'une démarche proche de la désarticulation. Comme je l'ai évoqué tout à l'heure, puisque les neuf vers du texte sont inscrits sur la porte de l'Enfer que Dante s'apprête à passer, on peut s'imaginer que les mots se sont inscrits un à un, dans un ordre à imaginer, et non pas ligne par ligne. La métaphore de l'approche, alors, est que les mots deviennent de plus en plus proches, de plus en plus lisibles. Ce mode de désarticulation est un peu différent de celui qui passe par la structure sémantique. Pour s'approprier un objet, il faut pouvoir le distinguer, c'est un moyen parmi d'autres, de plus en plus nettement. Un enfant y parvient parfois en le touchant, il le casse, le démonte et le remonte. C'est assez élémentaire, mais nécessaire. Voilà comment cette métaphore est venue me servir. J'ai voulu la prolonger au-delà d'une seule pièce. J'ai renouvelé la question. Les deux voix dans A Dante rendent possible une désarticulation très fonctionnelle : les consonnes sont parfois attribuées à une voix et les voyelles à l'autre. Dans Alighieri, c'est plus compliqué parce qu'il n'y a qu'une voix : le sens du mot est presque immédiat et s'ajoute à la dimension phonétique. L'orchestre d'Alighieri de son côté permet de tirer le matériau instrumental du matériau vocal ou l'inverse, alors que dans A Dante la disposition globale s'impose comme une architecture sans jeu possible. J'avais décidé aussi de travailler sur la prolifération du matériau minimal, à savoir l'énoncé du mot. Apparemment les deux démarches s'écartent l'une de l'autre et les résultats se distinguent. C'est pourquoi je travaille plusieurs fois sur les mêmes textes avec le même point de départ. J'ai d'abord besoin de vivre avec eux et de les connaître.
Quand on se met à écrire avec un texte, il y a une manière de l'approcher qui n'est pas de l'ordre du sens et qui n'est pas non plus sans sens. C'est à quoi se ramènerait finalement ma position à l'égard des textes. Il y a quelque chose à distinguer dans un texte, qui doit s'y trouver, du moins j'en ai l'intuition, mais je ne sais pas d'emblée où ni comment. Cette façon de procéder prend délibérément un caractère anarchique parce que je ne veux pas non plus faire l'éloge du poème par la musique. Il faut trouver une voie subversive. J'espère contribuer à éveiller une résonance qui ne s'était pas encore fait entendre, mais c'est toujours un risque à courir. Si son appropriation n'en comporte pas, je ne suis pas stimulé, je m'endors.

On avait déjà perçu quelque chose de cet ordre, avec l'opéra, ou bien aussi dans la façon de subvertir l'instrumentarium traditionnel.

Le musicien est amené à déloger un texte, à l'exporter. C'est ce que je m'efforce de faire différemment. Je ne dis pas qu'on ne peut pas le faire autrement, au contraire ! Toute espèce de musique déplace un texte, l'arrache à son lieu. Si l'on n'a pas conscience de cet artifice ou, au contraire, si on le sait trop (voir les tentatives «structuralistes»), on aboutit à des solutions qui sont extrêmement pensées et, au bout du compte, extrêmement prévisibles, dans un sens comme dans l'autre. Ce que je tente n'ouvre pas réellement une autre voie : certains motets du XIVe siècle résultent de ce questionnement ou le mettent en oeuvre. Disons que je revendique l'insolence du geste avec la conscience de l'artifice. En fait, toutes les époques connaissent ces artifices, il faut savoir ce qu'ils sont et où ils sont. On peut dire que certaines conditions historiques ont été plus fortes que l'artifice, ainsi des situations post-révolutionnaires qui se sont retournées contre les sujets qui les avaient requises. C'est en quelque sorte le mythe de Prométhée : il veut doubler les dieux. Le scénario est toujours le même : on veut, donc on peut. Quand on veut, je pense qu'on ne peut pas. On accède là, ou ailleurs, parce qu'on ne veut pas. Les choses adviennent. Si l'on force le processus en vue d'une création quelconque, en voulant et en s'imaginant pouvoir, on identifie alors le processus avec l'objectif. On réduit l'art à la production d'un objet. On tombe finalement dans une platitude complète ; pour employer un terme d'Adorno, on en vient alors à l'industrie culturelle. Il faut donc bien réinvoquer la notion d'intuition. Evidemment, elle a toujours un cadre, une langue, des voies déjà tracées, mais on peut encore s'y fier. Peut-être qu'en dernière instance toutes les conditions que l'histoire des deux derniers siècles a créées ont été plus fortes que la conscience des artifices déployés. Peut-être aussi que c'est précisément ce qui a figé l'art dans une gestique, des grimaces au pire, des gestes au mieux !

Notes

  1. Technique utilisée notamment par Elliott Carter pour les changements progressifs de tempo.

  2. D. Cohen, «Ulysse et les sirènes», dans L'Idée musicale, Presses universitaires de Vincennes, coll. «La Philosophie hors de soi», 1993.

  3. Cf., par exemple, Th. Adorno, M. Horkheimer,«Ulysse, ou mythe et Raison», in La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p.63-64.

  4. «Tu es ma seule joie.»

  5. «Où seulement trouver les mots ?»

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