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Les Cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'aujourd'hui: Denis Cohen, n° 4, décembre 1993
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1993
C'est important pour qui l'est, probablement. Dois-je dire que c'est une
tradition qui s'est peu à peu dissoute ? Au XVIIIe siècle, tel
Kappellmeister était aussi compositeur et tous les compositeurs
ou presque avaient alors pour charge d'organiser, de jouer ou de diriger leurs
oeuvres. Le compositeur non interprète est une entité
relativement récente qui va de pair avec l'évolution de
l'orchestre classique vers l'orchestre romantique et moderne, ainsi qu'avec la
division du travail (et des pupitres...!).
Plus précisément, oui, cela a une certaine importance pour moi,
mais je n'en ferai pas un paramètre déterminant ni une
prescription. Vous avez des exemples de bons compositeurs non
interprètes ; ou bien il existe des compositeurs qui, justement parce
qu'ils ne sont pas interprètes, ont eu des idées dues en partie
à leur distance d'avec l'exécution, je pense à Xenakis par
exemple. Je crois que cette aporie est favorable à certains et ne l'est
pas à d'autres. Pour ma part, il se trouve que j'avais une pratique
instrumentale, j'ai continué à jouer, puis je me suis mis
à diriger.
Quel répertoire aimez-vous diriger ?
Je ne dirige pas ce que j'aime, mais j'aime ce que je dirige ; c'est une
position de principe plus courtoise et, en même temps, c'est juste, car
c'est l'acte même de diriger, d'opérer ce passage du visuel
à l'auditif qui m'intéresse.
J'ajoute que j'ai été «conduit» naturellement dans
un premier temps vers le répertoire du XXe siècle et que les
problèmes de direction que l'on y rencontre (pour les oeuvres
contemporaines) sont souvent d'ordre métrique. Après avoir
abordé de nombreuses configurations sous ces auspices, j'aime à
penser que je me suis approché d'une relation d'osmose avec l'orchestre,
exigence davantage liée à la musique du XIXe siècle. Ce
qui importe alors, c'est de gérer un ensemble sonore, moins
peut-être par la gestique que par quelque chose d'une présence qui
se propose et qui propose de «livrer», de donner la
réalisation d'un texte à un auditeur imaginaire qui pourrait tout
entendre.
Il est sans doute plus intéressant de trouver une relation
métrique dans une oeuvre classique qui, justement, n'offre pas de prise
évidente de ce point de vue ; il est plus difficile de
réfléchir à la métrique lorsqu'elle n'est pas
«composée», alors que dans la musique contemporaine la
métrique se lit immédiatement, si vous l'analysez. Certains
compositeurs écrivent mal la métrique ; il suffit de
réécrire ces pages pour les diriger plus adéquatement.
Il y a d'ailleurs, depuis Stravinsky, une certaine banalisation de l'aspect
rythmique : ou bien il est neutralisé par la complexité, et cela
renvoie à une dimension plus globale de la densité, ou bien il
est un peu schizophrénique - je veux dire par là que le rythme
devient parfois un élément plaqué sur des
événements qui ne semblent pas nés en même temps. Je
pense qu'il faut retrouver non pas une dimension simple de la notion rythmique,
mais une relation plus étroite entre les composantes rythmiques,
métriques et formelles.
Vous avez dit utiliser la modulation métrique [1] également chez Debussy par exemple.
Cette méthode peut servir à déterminer des enchaînements de tempi de manière certaine, si l'on s'arrête à cet aspect strictement rythmique bien entendu. De nombreuses oeuvres de Debussy simulent des ballets ou parfois même en sont, en ce qu'elles sont conçues comme des panneaux, soumises à de très nombreux changements de tempo (je pense ici à La Boîte à joujoux ou à Jeux). La difficulté est d'enchaîner ces vitesses «correctement» ; la modulation métrique, même approximative, est une solution. Je l'utilise aussi bien pour des oeuvres de Ferneyhough, qui ne l'appliquent pas nécessairement. Mais il s'agit chez lui de vitesses quasi absolues, c'est-à-dire de vitesses non directement liées à une ligne ou à un groupe de lignes instrumentales, mais à un substrat de timbres ; c'est, je crois, le côté accidentel et plaisant de sa musique. Dans d'autres cas, il faut trouver une modulation qui corresponde simplement à une pulsation proche du texte.
Vous avez souvent dénoncé le caractère artificiel d'une scission de la production musicale française actuelle en deux courants : le sérialisme et le spectralisme. Pouvez-vous préciser votre position ?
Je l'ai développée dans un article
[2] à la lumière
des analyses d'Adorno pour qui les innovations ont été
payées par un déclin de la conscience théorique [3]. Il
s'agit toujours, selon lui, d'un ordre sacrificiel, où l'enjeu est de
«substituer une victime par une autre, pour dominer la nature
[2]».
Déjà, le terme de sérialisme représentait autant un
point de vue théorique qu'une position stratégique, une
manière au moins d'occuper l'attention. La répétition de
ce scénario, peu de temps après, avec un spectralisme «en
lutte» ne peut pas s'inscrire dans l'histoire de la même
manière parce que ses partis pris théoriques ne relèvent
plus d'une formalisation éventuelle de toutes les dimensions musicales,
mais visent à réintroduire «ce que nous aurions
manqué» dans la période «aride» du
sérialisme. Je considère que les postulats de ce courant
reprennent en réalité exactement les mêmes modes de
nomination, pour, en les déplaçant, se les approprier, dans un
but stratégique.
Les motifs de cette contestation sont assez simples, puisqu'à
l'horizontalité du contrepoint sériel est opposée la
verticalité du spectre, au chiffre arbitraire la notion de
réalité sonore, au calcul le geste, etc. En poussant à
peine plus loin, l'on pourrait dire : à la droite la gauche, à la
culture la nature... Il est clair que les tenants de ce mouvement souhaitent ne
pas s'en tenir aujourd'hui à des déclarations qui les
limiteraient à quelques archétypes qui ne font plus recette. Quoi
qu'il en soit, cette pseudo-opposition est totalement dépassée,
sauf à décider d'exister à l'aune de l'autonomination.
Si les termes de sériel ou de post-sériel sont évidemment
inadaptés, ils tendent à désigner les compositeurs pour
qui l'écriture de la musique signifie la mise en place d'un discours,
donc de repères formels dans le temps. Sous le terme de spectral se
retrouvent ceux qui privilégient l'instant, le geste, la lutherie, le
son. En fait, ces catégories sont inappropriées puisque les uns
et les autres s'empruntent des procédures, notamment au travers de
l'informatique. Ce sont un peu des termes de journalistes, qui permettent de
classer une multitude d'acteurs selon des oppositions faciles et faibles
théoriquement. Je ne veux pas dire toutefois que ce type de nomination
ait été injustifié dans le passé, mais,
aujourd'hui, il l'est. Enfin, je pense que c'est la confusion entre
technologie, informatique, science et création qui a conduit à
ces simplifications non par souci de vulgarisation, mais bien par paresse
intellectuelle et avec l'envie inavouée de reconduire des enjeux dont
l'articulation culturelle et sociale existait déjà. Finalement,
ce que je reconnais, c'est ni plus ni moins le recours à des
modèles publicitaires qui font qu'à une catégorie s'oppose
une autre catégorie, connexe, et qui permettent toujours de «dénombrer», classer, identifier sans jamais
«connaître». C'est un peu la culture du
«préservatif», ou comment vivre sain et sauf. Par
ailleurs, en France, c'est presque une tradition de se revendiquer d'une
école. L'individu qu'on ne peut pas rattacher à un courant
défini, ou nommé, n'existe pas. Qu'il soit aussi tenté
d'échapper à ces clivages face à l'inertie qu'ils
instaurent, c'est, somme toute, assez inévitable. Certains peuvent
d'ailleurs finir par s'imposer sur cette scène où il ne reste
alors plus qu'eux. C'est le revers de cette situation.
Au XXe siècle, l'artiste s'est vu assigner le rôle de chantre de la modernité. En ces temps de post-progressisme, quels sont les points de repères d'un créateur ?
L'artiste (qu'il s'agisse du compositeur, du peintre, du sculpteur) est tenu non de remplir une fonction figée dans une société qui ne le serait pas moins, mais de se montrer en principe apte à soutenir son désir, quoi qu'il arrive, y compris dans une situation où il serait empêché de travailler, de parler. Dans les démocraties occidentales, tout se passe comme s'il avait passé un contrat avec elles qui ne lui interdit pas, comme dans les régimes autoritaires, de mener son activité. Mais cette sorte de liberté dont il jouit suppose admise sa neutralité dans la société, engage la question de la place qui y est réservée à l'art, dont le rôle, jamais défini, reste suspendu à l'ordre politique, même lorsque cet ordre a basculé dans une gestion économique de l'état (des choses). L'artiste se trouve donc toujours, s'il ne renonce pas à lui-même, amené à résister, soit à un totalitarisme déclaré, soit à une totalité culturelle où son statut lui est désigné par les institutions et les délégations des pouvoirs. Dans un cas, l'on cherchera à détruire son oeuvre, dans l'autre elle sera conviée à servir des objectifs de représentation culturels (à moins qu'on ne le laisse vieillir dans l'anonymat). Or contribuer à la culture ne peut constituer un dessein, mais résulte d'un accident, puisque la culture peut avoir été ou non de l'art. Comme je l'ai autrefois souligné, toute oeuvre est une bouteille lancée à la mer, qui trouvera ou non un rivage.
Vous avez été très impressionné en découvrant Telemusik de Stockhausen, pièce qui emprunte son matériau aux musiques du monde entier. Est-ce alors que vous avez pris conscience de l'importance de l'idée de «multisource», récurrente dans votre travail ?
La diversité des sources est évidemment présente depuis
longtemps dans la musique ; on peut même dire qu'elle se trouve
déjà à l'origine de la musique écrite dans
l'utilisation de textes différents, en langue latine (savante) et en
langue «vulgaire», par exemple dans les motets du XIIIe et du
XIVe siècle. Le fait d'avoir recours à des textes
hétérogènes s'inscrit dans une histoire ancienne. C'est
l'écriture différenciée du rythme de chacune des voix qui
organisait ces textes autour de la «teneur», facteur
d'homogénéité. L'on identifie donc facilement dans la
généalogie des préoccupations musicales certains aspects
qui sont devenus permanents : la relation au temps et la relation à la
multiplicité.
Il est vrai que j'ai renouvelé la conscience, en écoutant
Telemusik, de la richesse de cette idée de vouloir faire entendre
plusieurs choses à la fois. Cela peut sembler aller de soi, mais il
s'agit ici d'une conviction subjective, née d'une sensation forte
à un moment donné. J'ai tiré parti de cet état de
réception dans Multisources, qui doit donc beaucoup à
Telemusik ou à Hymnen. Mais je l'ai traduite dans un
environnement sans référence aux musiques dites ethniques.
Dans la plupart de vos oeuvres, vous adoptez une répartition dans l'espace de la masse instrumentale ou orchestrale par groupes d'instruments. Est-ce uniquement par commodité d'exécution ou cette disposition a-t-elle une autre signification ?
Cela dépend des oeuvres. Dans Transmutations, il y a deux
groupes, à droite et à gauche du chef, parce qu'une section de la
pièce superpose deux vitesses de déroulement, deux tempi, un par
groupe. Il s'agit dans ce cas d'une raison plus pratique qu'acoustique. Je n'ai
jamais beaucoup cru à la dimension acoustique qu'apporte une
géographie particulière, exception faite de celle qu'a
imaginée Stockhausen pour deux de ses oeuvres, Gruppen et
Carré. En revanche, il va de soi que l'on écrit la
partition visuellement par groupes si elle est ainsi conçue.
Par ailleurs, le choix que j'avais fait des cinq groupes d'orchestre pour les
trois premières oeuvres du cycle obéissait à une
démarche qui consistait à assigner des «lieux symboliques» à des opérations sur la matière texte/musique,
avant l'étape de l'opéra qui, lui, devait se conformer à
la même topologie. L'aspect acoustique en est le résultat, non le
postulat. Les «Iles proches» (de Close Islands)
constituent une ouverture, une présentation des matériaux
utilisés pour chaque groupe. Ces groupes servent de repères
transitoires pour fixer les identités de ce qui se présente
d'abord sous forme d'images (Sprache) puis de personnages
(Opéra). Les chanteurs de Sprache sont disposés
scéniquement dans leur groupe (I ténor ; II baryton ; III
récitant ; IV mezzo-soprano ; V soprano). A chaque groupe est
attribué un matériau préférentiel. Naturellement,
ces repères sont susceptibles d'être échangés ou
déplacés, tout comme les liens et les dissociations entre les
personnages. Certains changements sont possibles, d'autres non, et ce en
fonction de la distribution conceptuelle des places occupées par les
personnages.
Vous avez rapproché l'organisation d'une séquence musicale de celle d'une séquence cinématographique comme «temps objectif, minuté, qui suggère en même temps un temps psychologique». Qu'entendez-vous par là ? Et, plus globalement, que mettez-vous sous le terme d'ambitus de temps ?
Il me semble en effet que le cinéma et la musique ont en commun la
manipulation du temps et sa perception. Le temps pendant lequel vous examinez
un tableau n'est pas soumis aux mêmes lois que le temps que demande une
oeuvre cinématographique ou musicale. On peut regarder un tableau
pendant des heures ou quelques instants, le tableau ne change pas, mais la
perception, elle, change. L'oeuvre musicale et l'oeuvre
cinématographique ont aussi une durée objective, hors perception,
si l'on peut dire. Leurs temps doivent toujours subvertir, en quelque sorte, le
temps mesurable objectivement, en le découpant et en le construisant,
entre autres par l'attention qu'ils requièrent ou pas. La durée
de ces oeuvres n'a pas de réalité en soi, elle est seulement une
contrainte d'écriture. Toutefois,
l'hétérogénéité temporelle au sein d'un film
peut difficilement être la même que dans une oeuvre musicale. Pour
ma part, je souhaiterais faire coexister des éléments
hétérogènes dans une même oeuvre sans les
«réduire» à de l'unité, bien que cette
dimension soit toujours inévitable pour des raisons de cohérence.
Je pense que ce conflit est riche de possibilités et je crois qu'il a
toujours été fondamental dans les musiques écrites.
Le terme d'ambitus de temps (issu de Transmutations) était
une manière d'infléchir une composante verticale vers une
composante horizontale. L'ambitus tient de l'agrégat et de
l'échelle, mais il est hors temps. Penser ces notions d'échelle
et de temps à la fois me permettait d'établir des
opérations identiques pour l'une et l'autre composante, et, par
là, de renforcer la cohérence sans nécessairement
l'écraser par des séries de nombres. Dans l'ambitus, je
voyais une nomination qui reflétait une démarche de mon travail
plutôt qu'une réalité sonore.
Vous semblez très attaché à la notion de «directionnalité d'intervalles» tant dans la conception que dans l'écoute de la musique.
J'ai insisté sur cette notion à l'époque de Transmutations à propos de la perception d'objets aux identités voisines. La transposition intégrale d'un motif ou d'une configuration sonore quelconque n'est évidemment pas le seul moyen de reconnaître deux objets sonores proches l'un de l'autre (la musique concrète avait un peu bâti sa grammaire sur ces jeux, d'ailleurs insuffisants). Je prends le terme de directionnalité dans son acception la plus simple : ce qui peut être anticipé, de façon plus ou moins itérative. Changer les intervalles tout en conservant les directions offre de nombreuses possibilités pour introduire à la fois un ordre et une variation de l'objet. D'une manière générale, je crois que la période sérielle a au moins permis de dissocier momentanément les composantes du son et de stimuler une certaine analytique des objets sonores. Cette phase de déconstruction, même si elle a pu sembler une impasse, était riche d'enseignements pour reconnaître les gestes musicaux hérités et stéréotypés et pour lever l'ancre qu'ils avaient arrimée dans la mémoire.
Vous utilisez très peu les micro-intervalles. Le système tempéré vous suffit-il donc ?
Des tentatives du XXe siècle sur les micro-intervalles, je n'en retiens quasiment que la notion d'échelle variable. Que l'on écrive selon une échelle modulo 12, 24 ou 36 n'a d'incidence que si l'on s'en sert comme repère. J'utilise les micro-intervalles quand il s'agit de joindre deux points dans l'espace en «coupant» le continuum sonore par tranches égales selon un modulo quelconque ; dans un tel épisode, le tempérament modulo 12 sera donc suspendu au profit d'un autre modulo qui créera momentanément une autre échelle. Comme le modulo 12 est très présent dans notre mémoire, il gagne à être mis entre parenthèses, si l'on veut créer une certaine fluctuation des repères de hauteurs. En revanche, si une oeuvre entière est écrite selon un autre modulo, fondamentalement cela ne change pas grand-chose, si ce n'est une certaine couleur générale. Les pièces de Wischnegradsky ne me semblent pas receler d'autres qualités.
Avec Trame et Jeux, vous avez abordé la relation entre instrumental et électronique, qu'il s'agisse de bande enregistrée ou d'électronique live. Quels enseignements en avez-vous tirés ?
Mes expériences avec l'électronique ont toujours
été soumises à des contingences dont je n'avais pas le
contrôle ; je n'ai jamais eu, comme je l'aurais souhaité, de
relations stables avec des studios électroniques ; pas plus que je n'ai
eu de vie musicale stable dans ce pays. Une oeuvre comme Trame (pour
violon, violoncelle, piano et bande calculée à l'ordinateur) fut
très difficile à réaliser. Un système de carte
perforée combiné à des conversions sonores successives
empêchait toute souplesse d'utilisation. Autre exemple : j'ai dû
réaliser la partie électronique d'Ajax-Opéra
interrompu (écrit lors de mon séjour à la villa
Médicis à Rome) en une journée de studio à
Radio-France (le studio de la villa n'ayant jamais fonctionné !).
Certaines de mes pièces font appel à des claviers
électroniques de manière volontairement cachée, en les
noyant, afin de subvertir la sonorité d'un orchestre traditionnel.
Jeux est plus marqué par la technologie, mais je le vois comme
une pièce instrumentale ; il faut dire que l'électronique peut
rapidement engendrer une certaine inertie ; aussi des procédures
complexes et denses sont-elles nécessaires pour la pallier, pour
créer une configuration vivante.
Par essence, l'électronique souligne, affirme, mais ne suggère
pas ; c'est pourquoi je l'utilise presque toujours comme une sorte de
commentaire accompagnant le texte lui-même, une sorte de parasitage du
sens, un trope. C'est un parti qui m'est propre et peut-être peu
orthodoxe puisque je me réfère plus à des concepts
qu'à des procédures que je mets pourtant en place. Dans
Jeux, une source vive et une source morte se disputent la place. Dans
l'avenir, j'espère avoir l'occasion de réaliser d'autres oeuvres
de ce type, mais probablement dans une autre perspective, conjointement au
texte, donc aux voix.
Les textes poétiques que vous mettez en musique sont souvent courts, voire aphoristiques, par exemple, chez Georg Webern auquel vous avez fait appel à trois reprises. Y a-t-il des motifs à ce choix ?
Les textes courts ont l'avantage de pouvoir être traités comme des
objets kaléidoscopiques : tout en offrant une grande unité et,
par là, une certaine résistance, ils se prêtent à
leur désarticulation, à leur manipulation. Leur
maniabilité est proche de celle dont on dispose avec un objet musical.
Un texte long impose davantage sa forme générale tandis qu'un
texte court se soumet plus facilement à une forme qui lui est
étrangère. Ainsi dans Sprache : aucune sorte de collage
n'a déterminé la forme de l'oeuvre. Je n'ai pas travaillé
sur les textes avant d'écrire la musique ; au fur et à mesure de
l'écriture, je choisissais les textes en fonction du contenu et de
l'endroit où ils pouvaient s'insérer. Je ne mettais pas la forme
musicale au service des textes, mais les textes au service de la pièce,
du déroulement. Par ailleurs, utiliser un texte dans son entier fait de
la résonance du sens global, de son enveloppe sémantique si l'on
peut dire, une dimension prédominante qui renvoie à une
expérience poétique liée à l'auteur. Pour le
déplacer, il faut alors user d'un formalisme extrême
jusqu'à presque dissoudre le texte par les procédures de la
composition. Je ne le veux pas non plus. Le moyen terme consiste donc à
recourir à un texte dont la résistance est suffisante pour
pouvoir être déconstruit sans perdre tout de son ou de ses sens.
La Cantate est en effet tissée d'aphorismes, un peu sur le
modèle de ceux de Karl Kraus ; je connaissais l'auteur Georg Webern,
avant d'écrire cette pièce, et je trouve le texte cinglant. Les
aphorismes de la Cantate sont conçus comme des obstacles pour la
musique ; le texte est traité de manière quasi conflictuelle dans
son rapport au déroulement des événements musicaux. La
parole, pour se faire entendre, doit surmonter l'épreuve de la musique.
La densité musicale ne correspond pas nécessairement à la
densité du texte ; la musique poursuit son cours et le texte est dit
malgré elle.
La Cassure des nuages organise un système de tempi
superposés qui nourrit un texte court ; la chanteuse joue des
instruments de percussions qui donnent des tempi secondaires pour les trois
clarinettistes, tout en chantant toujours dans les tempi principaux. Un projet
de mise en perspective s'ajoute au poème narratif.
Dans Doppi versi alla luna, deux sources se mélangent, l'une,
d'Umberto Saba, chantée en italien, l'autre, de Philip Larkin, en
Sprechgesang et en anglais. Les deux textes parlent de la Lune d'un
point de vue différent.
Dans Sprache, les chanteurs qui prononcent les textes poétiques
sont des personnages-images de l'opéra dont les identités sont
interrogées par les procédures musicales. Par exemple, le
principe élargi du hoquet médiéval est appliqué
à un épisode avec la soprano et la mezzo auquel est
superposé un épisode du ténor. La mezzo se focalise sur un
fragment du texte de Sylvia Plath (le corps de la femme) ; la soprano sur un
fragment d'Ivan Goll, qui isole les mots «qui je suis» dans la
phrase : «Chuchote-moi qui je suis.» Une procédure
rythmique complémentaire sur une thématique textuelle
également complémentaire (le corps et l'identité) met en
oeuvre - on pourrait presque dire symbolise - la complémentarité
des deux paradigmes féminins de la programmatique de Sprache. Dans
l'opéra, des réseaux de correspondance sont donc construits en
dehors de la narration immédiatement perçue (le livret est aussi
une sorte d'histoire) et rompent les associations habituelles ou attendues des
personnages à la musique.
Enfin, la forme de A' Dante (pour deux voix et deux clarinettes) est le
fruit d'une métaphore : l'inscription sur la porte de l'Enfer des neuf
premiers vers du chant III de «l'Enfer» de La Divine
Comédie. Les neuf vers, d'abord flous pour celui qui les
perçoit, deviennent de plus en plus lisibles : en quatre étapes,
dont les quatre unités de temps sont d'égale durée mais
intègrent à chaque retour au premier vers un mot en plus,
substantif, verbe ou adjectif, si bien que le texte est énoncé
entièrement une seule fois. Le matériau, lui, procède
inexorablement vers la fin. Le même système est employé
pour Les Neuf Cercles d'Alighieri, une version orchestrale, donc avec
des ramifications de timbres plus importantes.
La dualité, le double sont très présents dans votre musique, notamment dans la Cantate ou Doppi versi alla luna.
La dualité est la réduction minimale de la multiplicité, c'est une idée qui revient souvent dans mes oeuvres et peut-être aussi dans mon activité. La géographie de textes qui m'a conduit plus tard à Sprache est aussi un prolongement de cette dualité. Dans un texte comme celui de La Cassure des nuages, il s'agissait de donner une épaisseur temporelle au texte qui recèle une dimension cinématographique.
Votre première approche de l'opéra, Ajax, s'intitule très exactement : Ajax-Opéra interrompu. A quoi renvoie cette «interruption» ?
Cette oeuvre était un premier essai de musique avec un texte qui
n'était pas conçu comme un texte poétique. Je suis parti
des interventions du choeur uniquement, pas de celles des acteurs. La
pièce de Sophocle offrait l'avantage de ne comporter que six
interventions du choeur, relativement homogènes et indépendantes
de celles des acteurs. Elles sont constituées par des réflexions
et des exclamations proférées en face de Troie, là
où se tient l'armée des Achéens.
J'ai donc écrit une oeuvre en six parties, celles du choeur, pour une
représentation théâtrale, en cherchant à conserver
non seulement une unité musicale mais aussi une continuité,
malgré les «interruptions» des acteurs. L'opéra
interrompu, c'est cela, c'est la musique du choeur interrompue par la
dramaturgie des personnages de cette tragédie. Ce n'est pas une
tentative de restitution de l'activité musicale du choeur antique, que
l'on ne connaît pas d'ailleurs, mais plutôt un essai de renverser
les rôles puisque ce qui était visé là, c'est la
place qu'occupe cette entité qu'est le choeur antique.
Depuis 1985, vous avez travaillé sur un cycle-opéra dont une part importante a déjà vu le jour. Quelle est, selon vous, l'actualité de ce genre très à la mode depuis quelques années ?
Si je me posais le problème de l'actualité d'un genre ou du genre
de l'actualité, j'écrirais vraisemblablement des pièces
sur l'Achille Lauro ou le cours de la Bourse. Je ne pense pas que l'on
aborde l'actualité par l'actualité, mais par la distance.
L'écriture est une activité en retrait : elle court toujours le
risque d'échouer comme elle peut avoir la chance de poursuivre son
cours. Quant à l'actualité du genre que serait l'opéra, je
ne peux pas me prononcer pour tout le monde. J'envisage cette question à
partir d'un certain nombre de conditions que je résumerai ainsi :
l'histoire de l'opéra, de Monteverdi à Zimmermann, s'est
articulée autour de personnages qui se constituent en paradigmes
(l'héroïsme, la quête amoureuse et la voix de ténor
par exemple) ; ces paradigmes s'associent à des procédures
musicales qui sont mises en jeu par des individus ou des situations (comme la
sonate qui articule le rapport de Shön et Lulu dans l'opéra de
Berg) et qui font date pour la technicité de l'opéra (la
ritournelle mozartienne, le leitmotiv de Wagner peuvent être
considérés comme les jalons de ces associations). Au XXe
siècle, c'est le héros déchu, déjà présent chez
Wagner sous la figure du dieu déchu ou du demi-dieu qui épouse
cette articulation historique. Son destin le voue à l'échec. A
travers lui et sa déchéance se joue la désarticulation
sans retour du sujet, qui renvoie elle-même à l'histoire des
musiques.
Y a-t-il encore une formulation possible du sujet ? C'est une question dont
s'occupe la philosophie contemporaine. Musicalement, est-il valide
d'écrire encore un opéra quand les héros sont morts et que
le sujet - qu'il s'agisse du sujet dramatique ou du sujet musical - est mis
à mal ? Est-il encore possible de construire des situations où
les sujets n'en sont plus les héros ? Où certains, autrefois
héros, renaîtraient à une nouvelle réalité,
chercheraient à acquérir une autre conscience d'eux-mêmes ?
L'actualité de ces questions ne fait pas de l'actualité le sujet
de l'opéra, mais de l'opéra lui-même et de la nature de son
genre une question toujours actuelle. Cette quête est aussi la mienne,
elle aboutira peut-être à un opéra, peut-être pas. Ce
n'est pas à moi d'en décider. Je risque une autre question : qu'y
a-t-il au-delà de l'histoire de l'opéra.
En quoi les pièces purement orchestrales du cycle Close Islands, Etude pour le Poème relèvent-elles d'une écriture musicale opératique ?
Quand j'ai commencé Close Islands, je n'avais pas l'idée
de commencer un cycle. Certes j'avais le sentiment de mettre en oeuvre quelque
chose qui aurait peut-être plus de conséquences que je ne
l'imaginais. C'est devenu petit à petit l'ouverture de l'opéra en
même temps que la première pièce du cycle. Close
Islands a deux fonctions : celle d'ouvrir le cycle et celle d'ouvrir
l'opéra. Pourquoi ? Parce que c'est tout simplement une pièce
où sont exposées des procédures musicales qui servent par
la suite dans tout le cycle. L'écriture s'apparente-t-elle à
celle d'un opéra ? Non, évidemment : il n'y a qu'une pièce
sur trois avec voix et aucun personnage, mais des images porteuses
d'éventuelles identités. Et comme ma définition des
personnages de l'opéra ne les fait pas correspondre à des
thèmes, à des leitmotivs ou encore à des configurations
instrumentales, on ne peut pas en trouver, même en ramenant le dramatique
au musical. En réalité, ce sont des situations qui font l'objet
de continuelles variations, qui peuvent offrir des points de repère plus
ou moins fixes et qui tolèrent pendant un certain temps une
identité possible.
Quant à Etude pour le Poème, je l'ai écrite avant
Sprache mais je l'ai mise en troisième position. Et je l'ai faite
parce que, dans le moment où je me trouvais, l'étude était
une manière de repousser l'examen. Intuitivement, c'était la
suspension de l'examen qui devait me permettre d'aborder la subjectivité
de l'opéra. Il fallait procéder à une étude sur des
modules qui pourraient servir aussi bien à Sprache qu'à
l'opéra. Etude pour le Poème est dans cette mesure une
pièce centrale qui renvoie autant à ce qui précède
qu'à ce qui suit. En outre, je voulais explorer des procédures de
développement beaucoup plus continues, avec un matériau plus
neutre qui serait susceptible de nourrir des flux dans des moments de
l'opéra moins directement liés à des personnages, dans ces
mouvements formels abstraits qui servent un peu de tableaux ou de liaisons
entre des scènes ou entre des caractères. Etude pour le
Poème, c'est une sorte de dénomination
générique, comme beaucoup de termes que j'emploie.
Littéralement, il faut comprendre : étude pour le poème
à venir. Et qu'est-ce que le poème ? Le poème est
probablement infaisable. Il est suspendu au futur et renvoie en même
temps à un poème qui existe déjà. Il est suspendu,
à l'inverse de l'opéra qui est un compromis avec ce qui a lieu
dans le réel ; il n'est jamais l'expression du réel. Tous ces
termes génériques, finalement, se recoupent, tout en occupant des
fonctions sur un parcours qui n'est pas nécessairement linéaire.
Etude pour le Poème ne constitue toutefois pas un pont entre
Sprache et l'opéra, c'est une espèce de plaque tournante.
L'ensemble présente plutôt une forme arborescente ; il ne
s'oriente pas dans une seule direction. Reste que les procédures qui en
font la matière sont des procédures
délibérément neutres. Il n'y a pas d'objets
thématiques comme dans Close Islands ou dans Sprache.
C'est une sorte de baisser de rideau, une plongée dans l'abstraction. Le
dernier quart de l'oeuvre est un examen systématique des pulsations,
j'ai fait en sorte d'augmenter l'intensité des instruments et d'en
diminuer la densité, bref, on assiste à un véritable
évidement. Quand la chair est retirée, on voit les os.
On le perçoit nettement en comparant les pièces instrumentales du cycle. C'est aussi l'impression que donne Il sogno di Dedalo par rapport à une oeuvre plus ancienne comme Transmutations.
C'est vrai que Dedalo présente une formalisation assez aboutie. Le matériau est minimal comme dans Etude pour le Poème. En fait, je reviens toujours à la musique. Si j'avais pu sembler vouloir flirter avec le théâtre dans Sprache, je retourne là à la musique. D'une certaine manière, Sprache n'était pas du théâtre. Le côté visuel est secondaire. Ce qui prime, c'est l'abstraction des formes, qui engage peut-être plus l'intelligence et l'émotion que la platitude de l'élément visuel. A cause de l'hétérogénéité qu'il brasse, le visuel finit toujours par s'aplatir sur le réel.
Pourtant, on trouve presque un caractère thématique dans Dedalo avec ce motif chromatique qui ressemble à un rire et qui introduit comme une pointe d'humour.
Ce matériau a la fonction d'une colonne vertébrale. Mais est-ce un rire ? Paul Méfano, qui m'a commandé la pièce, me l'avait dit aussi. J'étais conscient d'une certaine insistance, une sorte d'acharnement à ne pas céder. Musicalement parlant, c'est tout simplement un élément chromatisant. L'arc formel part d'une formulation rapide pour aboutir à une formulation lente qui alors se meurt. Dedalo est une pièce qui s'inscrit dans un genre où le projet formel de départ est très réfléchi, très écrit ; la perception de la forme en est très éloignée, au bout du compte. Il reste peu du projet initial, des ramifications sont venues se greffer. J'aime bien ce type de configuration qui donne de la forme une certitude seulement partielle. L'oeuvre échappe à la contrainte formelle comme pour aménager le lieu d'un accident, volontairement.
Pour interrompre le «rire» à la fin, le coup de wood-block évoque beaucoup le «théâtre japonais».
Il intervient dans la continuité de la couleur du piccolo. Je crois que la sonorité de l'instrumentarium classique, quoi qu'on dise, est tout de même un peu fatiguée. C'est dans cet esprit-là que j'ai introduit des tablas, des instruments dits ethniques. Cette utilisation ne correspond pas à un programme interethnique, encore moins à un projet d'intégration. Je procède en associant des résonances lointaines. Avec les tablas, je trouve une résonance à la fois métrique et un peu érotique, quelque chose qui se livre en ne s'offrant qu'à moitié. Dans la Cantate, les percussions sont détournées en quelque sorte. Les hauteurs des instruments à peaux tendent vers le «mélodique». Au lieu d'utiliser des instruments mélodiques à lames frappées, par exemple, je me sers d'instruments à peaux sans hauteur déterminée pour en créer artificiellement, comme si elles s'efforçaient de parler. Ce ne sont pas des percussions ponctuelles, ce sont des percussions discursives. Je crois que le noir et blanc au cinéma a quelque chose d'équivalent à cette utilisation de l'instrumentarium : il vous fait percevoir des choses que vous ne percevriez pas avec la couleur, parce qu'il transmet l'effort d'une quête de ce qui lui manque. La percussion qui veut parler enjoint toujours à entendre plus.
A la fin de Sprache, vous citez un passage de Die Soldaten de Zimmermann, alors que le geste de la citation est plutôt atypique dans votre écriture. Pourquoi ?
Je considère que la citation, s'il n'y en a qu'une, est une coupure.
C'est un collage si l'on en fait plusieurs. Cette citation de Zimmermann
intervient à un moment où tous les groupes de Sprache ont
été progressivement envahis par un glissando
répété et amplifié par tous les pupitres de cordes
- procédure qui neutralise le matériau «thématique» avant la section qui a pour fonction de clore l'oeuvre, ou
plutôt de la suspendre. Ce moment était idéal pour y placer
la coupure, offert par le déroulement de la musique auquel les textes se
soumettent.
Le texte de Zimmermann (Lenz) dit : «Du bist meine einzige Freude
[4]» (le père s'adresse à Marie). C'est une
déclaration qui tient lieu aussi de ponctuation dans l'opéra de
Zimmermann, d'interruption, comme toute déclaration d'amour. Le texte
que je place dans cette citation est de Nelly Sachs, dévolu
principalement au baryton : «Wo nur finden die Worte ?
[5]» J'ai donc substitué une déclaration à une
question sur la langue, le sujet de Sprache, qui est tout entier une oeuvre sur
la langue.
Vous avez modifié le projet initial de votre cycle-opéra ? Où en est-il ? Comment l'envisagez-vous ?
Initialement il s'agissait d'une pentalogie : elle allait de Close Islands à un cinquième volet qui était l'opéra proprement dit. Le quatrième volet était une sorte de synthèse entre le symphonique et l'opéra : la place de l'orchestre sur les côtés de la scène faisait coïncider la grammmaire du cycle avec la dimension visuelle. Dans les trois premiers volets, j'avais en effet prévu que l'orchestre soit sur la scène, dans le quatrième, donc, sur les côtés et, dans le cinquième, dans la fosse. J'ai tout simplement éliminé cette composante topologique - je la trouve d'ailleurs parfaitement secondaire - au profit d'une autre qui transformait la pentalogie en une pentalogie de cinq langues, cinq opéras cette fois. Dans le même temps, naturellement, celle que j'avais d'abord envisagée était amputée de ses deux dernières parties pour devenir une trilogie, suivie d'une pentalogie. Voilà pour la genèse du projet. L'essentiel concerne plutôt le lien direct entre Sprache et les opéras, puisque dans Sprache sont exposés les paradigmes de personnages opératiques portés à la scène comme des images, des tableaux. Il y a des personnages, mais qui ne parlent pas en leur nom. Ils délivrent les poèmes de Sprache mais ils ne sont pas les sujets de leur parole. Et ces paradigmes-images se transforment dans l'opéra pour donner naissance à une subjectivité de l'action. Ils sont démultipliés par d'autres personnages qui relèvent de leur cohérence. Les images de Sprache sont donc projetées dans une subjectivité sous l'emprise des langues et des sites nationaux qui leur sont associés. Chaque opéra du cycle examine un paradigme national lié à chacune des cinq langues. C'est le paradigme anglais auquel je travaille en ce moment. Il faut dire d'emblée que je l'écris en français, ce qui peut paraître une trahison élémentaire, mais parce que le texte d'opéra n'est pas d'ordre poétique, la langue dans laquelle s'expriment les personnages peut absorber d'autres résonances, y compris celles de langues «étrangères». Il s'agit de paroles qui contribuent au déroulement de l'action et qui leur échappent. La langue n'a pas à être exposée en tant que telle comme dans Sprache. C'est à travers l'action que se pose la question. Le paradigme anglais s'énonce en trois mots : «éducation de l'homme». C'est volontairement que je commence par l'Angleterre : comme elle a acquis son unité politique assez tardivement, elle s'est pour le monde associée à l'idée d'un bien à administrer coûte que coûte, soit à travers le colonialisme, soit au travers de systèmes éducatifs sévères coupés de leurs origines chrétiennes, en vue de former un homme, quoi qu'il arrive, apte à combattre le mal, la misère, etc., avec la dimension héroïque qu'une telle acception du bien suppose. Elle est déjà dans les romans sur le personnage de Frankenstein. Mais le mythe de l'homme nouveau précède le mythe allemand de l'übermensch qui s'en distingue, même s'il s'accompagne de la mort de Dieu et s'il rompt «volontairement» cette fois avec la conscience chrétienne. C'est par là que je ferais un pont entre l'Angleterre et l'Allemagne. Mais cet aspect programmatique de la nouvelle pentalogie a une fois de plus une importance relative, car le livret n'en parle pas. Il raconte une histoire certes sous-tendue par ce paradigme mais celui-ci reste implicite.
Quelles sont vos préoccupations de compositeur dans vos pièces récentes, je pense à A Dante et aux Neuf Cercles d'Alighieri ?
Je ne donnerai pas une réponse de musicien. Ce qui m'a stimulé
dans ces deux pièces, c'était d'examiner ce que recelait un texte
et tout particulièrement un texte comme celui de Dante. J'ai
l'impression que l'idée préalable d'un musicien devant un texte,
c'est souvent soit de le désarticuler complètement, soit
platement de le «mettre en musique». On ne peut pas dire que les
résultats escomptés par une grande désarticulation
formelle soient très convaincants, ni que celle-ci ait ouvert des
horizons prétendus infinis ! En prenant l'annuaire du
téléphone, on serait arrivé au même résultat,
mis à part le point d'où travaille l'auteur bien sûr. Je
peux bien comprendre cette méthode, mais elle est tellement implicite
qu'elle ne peut pas éclore. Quant à la seconde, sa faiblesse
s'est révélée plus d'une fois : à la limite, elle
ne se distingue pas tellement de la variété ! Entre ces deux
écueils, j'essaie, quant à moi, de ne pas perdre le sens du mot,
parce que je tiens à ce que le sens des mots reste perceptible, mais, en
même temps, il faut éviter de s'écraser sur le sens comme
une mouche sur un pare-brise, car la mouche ne voit pas la voiture, c'est
toujours la même chose.
La métaphore de la porte de l'Enfer dans la Divine Comédie
m'a servi de guide pour explorer les possibilités d'une démarche
proche de la désarticulation. Comme je l'ai évoqué tout
à l'heure, puisque les neuf vers du texte sont inscrits sur la porte de
l'Enfer que Dante s'apprête à passer, on peut s'imaginer que les
mots se sont inscrits un à un, dans un ordre à imaginer, et non
pas ligne par ligne. La métaphore de l'approche, alors, est que les mots
deviennent de plus en plus proches, de plus en plus lisibles. Ce mode de
désarticulation est un peu différent de celui qui passe par la
structure sémantique. Pour s'approprier un objet, il faut pouvoir le
distinguer, c'est un moyen parmi d'autres, de plus en plus nettement. Un enfant
y parvient parfois en le touchant, il le casse, le démonte et le
remonte. C'est assez élémentaire, mais nécessaire.
Voilà comment cette métaphore est venue me servir. J'ai voulu la
prolonger au-delà d'une seule pièce. J'ai renouvelé la
question. Les deux voix dans A Dante rendent possible une
désarticulation très fonctionnelle : les consonnes sont parfois
attribuées à une voix et les voyelles à l'autre. Dans
Alighieri, c'est plus compliqué parce qu'il n'y a qu'une voix :
le sens du mot est presque immédiat et s'ajoute à la dimension
phonétique. L'orchestre d'Alighieri de son côté
permet de tirer le matériau instrumental du matériau vocal ou
l'inverse, alors que dans A Dante la disposition globale s'impose comme
une architecture sans jeu possible. J'avais décidé aussi de
travailler sur la prolifération du matériau minimal, à
savoir l'énoncé du mot. Apparemment les deux démarches
s'écartent l'une de l'autre et les résultats se distinguent.
C'est pourquoi je travaille plusieurs fois sur les mêmes textes avec le
même point de départ. J'ai d'abord besoin de vivre avec eux et de
les connaître.
Quand on se met à écrire avec un texte, il y a une manière
de l'approcher qui n'est pas de l'ordre du sens et qui n'est pas non plus sans
sens. C'est à quoi se ramènerait finalement ma position à
l'égard des textes. Il y a quelque chose à distinguer dans un
texte, qui doit s'y trouver, du moins j'en ai l'intuition, mais je ne sais pas
d'emblée où ni comment. Cette façon de procéder
prend délibérément un caractère anarchique parce
que je ne veux pas non plus faire l'éloge du poème par la
musique. Il faut trouver une voie subversive. J'espère contribuer
à éveiller une résonance qui ne s'était pas encore
fait entendre, mais c'est toujours un risque à courir. Si son
appropriation n'en comporte pas, je ne suis pas stimulé, je m'endors.
On avait déjà perçu quelque chose de cet ordre, avec l'opéra, ou bien aussi dans la façon de subvertir l'instrumentarium traditionnel.
Le musicien est amené à déloger un texte, à l'exporter. C'est ce que je m'efforce de faire différemment. Je ne dis pas qu'on ne peut pas le faire autrement, au contraire ! Toute espèce de musique déplace un texte, l'arrache à son lieu. Si l'on n'a pas conscience de cet artifice ou, au contraire, si on le sait trop (voir les tentatives «structuralistes»), on aboutit à des solutions qui sont extrêmement pensées et, au bout du compte, extrêmement prévisibles, dans un sens comme dans l'autre. Ce que je tente n'ouvre pas réellement une autre voie : certains motets du XIVe siècle résultent de ce questionnement ou le mettent en oeuvre. Disons que je revendique l'insolence du geste avec la conscience de l'artifice. En fait, toutes les époques connaissent ces artifices, il faut savoir ce qu'ils sont et où ils sont. On peut dire que certaines conditions historiques ont été plus fortes que l'artifice, ainsi des situations post-révolutionnaires qui se sont retournées contre les sujets qui les avaient requises. C'est en quelque sorte le mythe de Prométhée : il veut doubler les dieux. Le scénario est toujours le même : on veut, donc on peut. Quand on veut, je pense qu'on ne peut pas. On accède là, ou ailleurs, parce qu'on ne veut pas. Les choses adviennent. Si l'on force le processus en vue d'une création quelconque, en voulant et en s'imaginant pouvoir, on identifie alors le processus avec l'objectif. On réduit l'art à la production d'un objet. On tombe finalement dans une platitude complète ; pour employer un terme d'Adorno, on en vient alors à l'industrie culturelle. Il faut donc bien réinvoquer la notion d'intuition. Evidemment, elle a toujours un cadre, une langue, des voies déjà tracées, mais on peut encore s'y fier. Peut-être qu'en dernière instance toutes les conditions que l'histoire des deux derniers siècles a créées ont été plus fortes que la conscience des artifices déployés. Peut-être aussi que c'est précisément ce qui a figé l'art dans une gestique, des grimaces au pire, des gestes au mieux !
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