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Entretien avec Frédéric Durieux

Michel Rigoni

Les cahiers de l'Ircam: Composition d'aujourd'hui: Frédéric Durieux, n° 7, juin 1995
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Vous vous êtes souvent présenté comme appartenant à une génération d'héritiers de la musique d'avant-garde des années 50 [1].

C'est en effet ainsi que j'ai perçu la situation dans les années 80, lorsque je me suis intéressé à la composition. Les compositeurs se posaient le problème de l'apprentissage : vingt-cinq ans seulement après Le Marteau sans maître de Boulez, Gruppen de Stockhausen ou Epiphanie de Berio, ils se trouvaient déjà confrontés à une histoire de la musique «contemporaine». Diverses esthétiques coexistaient, représentées par Xenakis, Ligeti, Ivo Malec (avec qui j'ai étudié). Nous subissions l'influence de la tendance spectrale avec Gérard Grisey, Tristan Murail, et plus généralement celle de tous ceux liés à l'Itinéraire : Hugues Dufourt, Michael Lévinas, etc.

C'était la première génération qui disposait d'autant de moyens d'information sur la création contemporaine.

J'ai habité Grenoble jusqu'en 1978. Au conservatoire, il y avait une discothèque où l'on pouvait écouter une bonne partie des oeuvres de Messiaen ou de Xenakis... A cette époque-là, un très grand nombre d'oeuvres existaient sur disque. Quelques années plus tard, la musique spectrale est apparue et la radio diffusait beaucoup de musique contemporaine. France-Musique a d'ailleurs constitué, à l'époque, un précieux outil d'information. On établissait déjà des panoramas retraçant l'évolution de la musique dite savante. En examinant cette situation, il m'a semblé - c'est ainsi que je l'ai ressenti à ce moment-là - que notre génération était en quelque sorte dépositaire d'un legs. Et puis, à cet âge-là, on est fasciné par tout, on est curieux de tout, on veut tout dévorer. J'avais, quant à moi, une certaine culture littéraire et je m'intéressais également à la peinture. Je pénétrais dans une forêt vierge où j'essayais de me frayer un chemin.

Pour quelles raison avez-vous été attiré par une esthétique plutôt que par une autre ?

Si je reprends l'analogie de la forêt vierge, je dirais que j'ai, à force de défricher, voire de déchiffrer, essayé de trouver ma voie et un endroit où je me sentirais à l'aise. J'ai tout d'abord été attiré par Messiaen - par les Sept haïkaï notamment - puis par certains de ses élèves comme Boulez et Stockhausen, puis finalement par les compositeurs rattachés, à tort ou à raison, à Darmstadt, dont Berio bien évidemment.
Me plaisaient chez Boulez ses références, qui m'étaient familières : Klee, Kafka, Mallarmé. En dehors de cela, il existe déjà, de Messiaen à Boulez, une certaine filiation qui me frappe de plus en plus. Certains «gestes» pianistiques de Messiaen se retrouvent par exemple dans la Deuxième Sonate de Boulez. Certes, l'univers modal de l'un n'est pas le dodécaphonisme de l'autre. Pourtant, l'utilisation du registre du piano me semble tout à fait comparable. De même, l'écriture des xylorimbas de L'Improvisation III de Pli selon pli est directement issue, selon moi, de celle des Oiseaux exotiques. Je découvrais donc une relation de génération qui m'indiquait une voie à poursuivre ; des oeuvres qui non seulement me fascinaient, mais aussi me poussaient à composer.
Cela étant, je ne me bornais pas à l'étude de ces seules esthétiques. Xenakis, par exemple, m'impressionnait, même si sa musique m'est très vite apparue comme trop gestuelle et uniquement fondée sur «l'effet». A cette même période, j'ai pris connaissance de la musique spectrale. Là encore, je n'ai jamais tout à fait été satisfait par une écriture qui, bien qu'elle prît en compte les phénomènes de perception, n'en était cependant que trop prévisible.

C'est dans cette période de découverte intense, voire d'inventaire, qu'est apparue votre vocation de compositeur ?

Composer, c'est en quelque sorte faire acte de résistance. Les génies sont là, qui vous incitent à faire aussi bien. Certes, personne n'en attend autant de vous, mais pourtant l'envie est là, en vous. C'est presque une question morale, en tout cas une nécessité : il faut poursuivre, créer, développer.
Je me trouvais à cette époque face à un constat : la musique atonale s'imposait avec une évidence irréversible. Les compositeurs de ma génération savaient que la création musicale, en dépit de la multiplicité des esthétiques, se devait d'être dodécaphonique ou micro-intervallique. L'école de Vienne, Varèse, puis tous les compositeurs de l'après-guerre nous léguaient pour ainsi dire un ensemble d'oeuvres qui entérinaient cette rupture définitive avec la tonalité. Chacun à notre manière, nous avons non pas tout recommencé, mais poursuivi et développé.

Que reste-t-il donc à inventer, dans une situation où vous vous sentez comme privé d'une certaine fulgurance de la création ?

J'essaie de faire la part des choses entre ce qui a été inventé, ce qui semble devoir être poursuivi et ce que, par ailleurs, on aurait perdu. Gruppen est une oeuvre qui me fascine intellectuellement, mais m'ennuie du point de vue formel. Aussi intéressants que soient les événements sonores, ceux-ci se succèdent plus par un jeu de juxtaposition et de contraste que grâce à une réelle articulation.
Si je considère les trois aînés qui me passionnaient le plus - Berio, Boulez, Stockhausen -, leur évolution se caractérise au début par un radicalisme intransigeant, une volonté systématique de tout recommencer, de tout repenser, en laissant de côté toute référence. Puis réapparaissent, petit à petit, des phénomènes qui intègrent une relation entre des événements qui s'articulent plus qu'ils ne s'opposent. Cela tient alors plus du discours que de la pure démonstration. Je me suis dit qu'il n'était pas utile de tout recommencer, qu'il me fallait poursuivre cette évolution. C'est là le constat de ma génération, toutes esthétiques confondues. Un compositeur comme Philippe Hurel commence par une écriture sérielle, puis s'oriente vers le spectralisme ; Marc-André Dalbavie se développe à partir de l'esthétique de Tristan Murail ; Michael Jarrell est directement issu de certaines oeuvres de Luciano Berio. Il est vrai qu'il n'y a pas eu d'invention radicale dans les années 80.
J'ai du reste constaté ce phénomène dans d'autres disciplines lorsque j'étais pensionnaire à la villa Médicis, à Rome. Pour l'heure, le temps de la rupture semble terminé. Cela explique la critique de certains observateurs qui recherchaient la nouveauté à tout prix. Par exemple, on découvre Ferneyhough, dont l'écriture est encore plus compliquée que celle des post-sériels, ou Lachenmann, qui scrute toujours plus avant la marge entre hauteur perceptible et bruit. Il y a comme une fuite en avant dans la quête du nouveau, plus que de la modernité. Il n'est pas évident que le nouveau soit le moderne. Prenons Nuages gris de Liszt : certes, une certaine radicalité existe dans cette oeuvre, mais celle-ci apparaît avant tout comme une excentricité, une extravagance sans lendemain. On reproche à notre génération de ne rien inventer dans la configuration hécatombe/reconstruction, ce qui, pour certains, apparaît peu glorieux. J'estime pourtant qu'une refondation a été réalisée et qu'il nous faut la continuer. Après la pensée sérielle, la musique spectrale me semble être la dernière innovation, même si je n'en partage pas les postulats. Ma génération se trouve de ce fait dans la nécessité de poursuivre les différentes propositions encore en friche ; ce qui ne signifie nullement un engendrement qui s'apparenterait à une déduction logique. Que Beethoven soit issu de Mozart n'implique pas la Grande fugue, de même que cette dernière n'entraîne pas l'accord de Tristan, même si Wagner se réclamait du dernier Beethoven.

Vous avez écrit que «les lois acoustiques et les lois de la perception sont des réalités que l'on ne peut transgresser» : une caractéristique des compositeurs de votre génération [2].

J'ai écrit cela à propos de certaines musiques des années 50-60, qui sonnent de façon indifférenciée et dont l'articulation harmonique est inexistante. On y perçoit certes beaucoup d'événements, enchaînés souvent à une vitesse fulgurante, mais cela tient en fait plutôt du phénomène global discontinu et non évolutif. J'ai besoin d'un système harmonique perceptible et je ne pense pas que l'on puisse se débarrasser de cet outil. On disait beaucoup, dans les années 50, à propos de compositeurs comme Boulez, qu'ils se rattachaient à l'Ars Nova par le type d'invention radicale, ce qui ne peut pas me satisfaire. On pourrait bien sûr m'objecter qu'à l'époque de la musique modale il n'y avait pas réellement de conscience harmonique au sens d'une organisation telle qu'elle a pu exister dans la musique tonale. Le système tonal se fonde sur une harmonie qui est fonctionnelle et directionnelle. C'est un fait que nous ne sommes plus dans cette situation, puisque notre écriture n'est plus fonctionnelle d'un point de vue harmonique. Même si nous ne nous référons plus au strict système tonal, nous ne pouvons pas pour autant évacuer le principe d'une organisation harmonique.
En utilisant le terme «acoustique», je prends en considération au sens le plus large cet aspect fondamental de l'écriture. Un espace harmonique fait que l'on perçoit une globalité qui va suivre une orientation. Ce phénomène possède son équivalent dans le domaine visuel : pour apprécier un tableau pointilliste, il faut s'en éloigner afin de découvrir les formes dans leur globalité. Cela fonctionne de façon relativement analogue pour l'oreille. Si l'on n'a pas le temps de percevoir, il est impossible de différencier les éléments, ce qui relève de la simple psychoacoustique. Actuellement, j'utiliserais de préférence le terme d'articulation, dont les enjeux me semblent importants pour ma génération. En effet, comment articuler un discours ? Car, même s'il n'y a pas de directionnalité, il faut bien une organisation des parcours pour créer la forme. C'est ce genre de phénomènes qui a trop souvent été mis de côté depuis 1945. Les événements sonores sont enchaînés plus par contrastes et juxtapositions, ce qui me semble un artifice d'articulation et ne répond pas à une organisation réelle. Qui plus est, j'avoue que je ne supporte pas une certaine conception harmonique des années 50 qui non seulement sonne mal, mais est d'une monotonie navrante. Il y a une jouissance sonore à laquelle je suis sensible et dont je ne veux me départir à aucun prix.

Justement, la musique spectrale s'est particulièrement attachée à ce phénomène de perception, lié à une harmonie évolutive. Comment réagissez-vous ?

Les phénomènes de perception ne me paraissent pas l'unique apanage de la musique spectrale, même si cette esthétique a mis particulièrement l'accent sur la perception. Certes, cette esthétique m'a amené à réfléchir, même si je n'étais pas satisfait de la trop grande prévisibilité de cette musique. Il y a une grande conscience d'étagement harmonique, une clarification du discours, une orientation de la perception qui, d'une certaine façon, conduisent l'auditeur d'un point à un autre. Mais l'idée même de ce processus, si caractéristique du mouvement spectral, m'est étrangère. J'ai quelquefois utilisé le moyen du processus, mais ce n'est là qu'une possibilité parmi d'autres, sur laquelle uniquement on ne peut fonder un discours ni une esthétique. L'orientation systématique de l'écriture d'une enveloppe donnée vers une autre, généralement opposée, bloque tout autant la perception, en raison de la prévisibilité, de la répétition et de la lenteur de l'évolution, que le statisme ou la neutralité de certaines musiques post-sérielles. Par exemple, Ferneyhough ne manifeste aucune conscience acoustico-harmonique dans ses oeuvres. Je pense que c'est un domaine dont il ne se préoccupe absolument pas. Dans sa musique, je perçois surtout des périodes contrastées qui s'enchaînent et une superposition quasi polyphonique d'événements. Ce type de discours ne m'intéresse pas.
Cela étant, on ne peut pas évacuer une conscience d'écriture qui relie au mieux perception et structure, sans que l'oeuvre soit assujettie à l'autre, et vice versa. Il faut, je crois, sortir de l'antinomie d'une écriture figée par la perception et d'une autre qui greffe cette dernière a posteriori, presque par inadvertance. Si l'on examine l'évolution de la musique contemporaine depuis une trentaine d'années, je pense qu'il est urgent d'organiser de plus en plus de classes d'enveloppes, des espaces acoustiques qui tiennent compte de l'articulation sans annihiler la conception. L'oeuvre, pour moi, est un aller et retour entre les structures hors temps et l'inscription de ces structures dans le temps.
A mon avis, toute évolution substantielle de l'écriture d'aujourd'hui relève de cette question. L'oeuvre doit pouvoir être entendue et réentendue de telle manière qu'il y ait une audition momentanée et une audition mémorielle. Les deux doivent se combiner et se confronter. Il y a une organisation hors temps qui, bien qu'elle ne soit pas immédiatement perceptible, influe plus ou moins consciemment sur l'audition. C'est à partir de ce type d'organisation que l'on structure tout ce qui est lié à la forme, et celle-ci doit rester suffisamment cryptée pour ne pas se dévoiler tout à fait. Il existe une trame structurelle, qui ne peut se concevoir que hors temps, sur laquelle se fonde toute la figuration qui, elle, se situe dans le temps. C'est une fondation, pas une décoration. Sinon l'oeuvre s'épuise trop rapidement en une démonstration, un inventaire d'états immédiatement repérables qui se délitent sitôt perçus.

Donc, l'invention se déplace. Après les fulgurances de la création dont nous parlions, quelles sont alors les perspectives, les projets à accomplir ?

L'invention, effectivement, se déplace. Elle est sans doute moins fulgurante qu'à l'époque glorieuse de l'avant - et de l'après-guerre. Maintenant, c'est bien l'articulation, c'est-à-dire la multiplicité des perspectives combinées, qui est en jeu. Les oeuvres des années 50-60 que j'évoquais donnent l'impression de n'être pas intégrables. Elles s'imposent souvent par la force : il faut plier ou se démettre. Certes, la Grande fugue de Beethoven, par exemple, harcèle sans cesse l'auditeur, mais de telle sorte qu'il y a confrontation entre un cadre connu (la fugue, le quatuor, le système tonal ...) et une invention qui repousse les marges des références tout en jouant avec elles.
En revanche, certaines oeuvres post-sérielles vous imposent une auto-référence qui vous est inconnue et qui est impossible à déceler. D'où une entropie qui vous laisse en deçà de l'oeuvre. Bien sûr, cela concerne les oeuvres réalisées au cours de cette période précise où il existait une relation tout à fait particulière entre matériau et figuration.
Il est flagrant que l'esthétique des années 50-60 confondait conception et réalisation, et ce quasiment dans toutes les disciplines artistiques. En effet, une fois l'organisation établie, les structures emboîtées, l'oeuvre est comme finie, sans qu'il y ait de distance entre l'édification et la réalisation. L'oeuvre est alors la présentation du matériau brut. Certaines pièces se laissent très bien réduire à ce schéma. Cette confusion entre organisation et réalisation est parfaitement antinomique avec l'oeuvre d'art qui constitue, pour moi, une relation entre ce que j'appelle le matériau hors temps, la trame originelle et la figuration, qui transgresse si besoin, dévie quelquefois et qui, de toute façon, se greffe sur la structure initiale.
Naturellement, à une période où l'on se faisait fort de créer quasiment ex nihilo, il était nécessaire, mais également rassurant, de se forger un cadre drastique, qui était comme le contraire de ce qui avait prévalu dans le système tonal ; toute référence devait être radiée. Mais, si l'on pousse cette exigence jusqu'à l'absurde, on obtient plus un cahier des charges qu'il convient de respecter qu'une conception articulée. On rend compte, mais on n'articule pas. Imaginez que l'on réduise la musique tonale à l'enchaînement tonique/dominante/tonique et à une gamme, sans autre ajout. Vous avez le substrat, mais certainement pas une oeuvre, dont le problème réside plutôt dans la manière d'effectuer un parcours sur lequel se greffe le discours mélodique, harmonique, contrapuntique et formel.
Il ne s'agit pas pour autant de revenir en arrière, de renouer avec un système obsolète. De ce point de vue, les véritables singeries qui nous sont aujourd'hui proposées tomberont d'elles-mêmes tôt ou tard. Il nous faut à présent transgresser sans tabous ni références inutiles.

La question de l'articulation pose le problème du matériau initial et de ses réalisations ?

Comme beaucoup de compositeurs, j'ai utilisé des séries, des multiplications d'accords, ainsi que nombre de techniques sérielles. Ce genre de matériau de départ vous conduit inévitablement au cahier des charges dont je parlais. Les grilles préalables prolifèrent presque d'elles-mêmes et impliquent un matériau que vous devez dévider, ne fût-ce que par logique. Ce matériau, si l'on n'y prend garde, vous conduit là où il le veut ; par parenthèse, il y a une situation similaire lorsque l'on utilise des logiciels informatiques d'aide à la composition.
Aujourd'hui, je suis très circonspect vis-à-vis de ce type d'engendrement. Je m'appuie sur un matériau initial qui me sert de trame sur laquelle je pense insérer l'invention. Ce qui me permet, quitte à tordre l'idée de départ, de déployer le plus grand nombre possible d'articulations. Effectivement, il n'y a pas, a posteriori, de justification note à note possible ; ce qui, encore une fois, en rassure plus d'un. En revanche s'instaure dès lors une relation avec le matériau de départ qui s'apparente à l'idée de variation, laquelle, cette fois, n'est plus fondée sur un thème ou sur une grille initiale donnée en exergue, mais sur une thématique quasi structurelle.

Quelle est alors la relation entre le matériau et la figuration ?

Il faut avoir à l'esprit que, pour quelqu'un comme Mozart, le matériau de départ se greffait sur un système codifié. Nous sommes dans le cas d'un compositeur qui hérite d'un contexte et n'a pas tout à repenser. La codification de cette époque recouvre d'ailleurs tout aussi bien le système d'écriture (système tonal), les formes (formes dites «sonate», rondo, etc.) que les genres (symphonie, concerto, opéra...). Il y a toute une série de phénomènes culturellement admis, dont Mozart joue avec génie en les poussant dans leurs plus lointains retranchements.
Actuellement, le compositeur est obligé de réaliser individuellement le matériau de départ et il doit effectuer cette démarche pour tout nouveau projet. D'un système codifié on est passé à un système relatif. Si l'on reprend l'exemple de Mozart, tel le premier mouvement de la sonate dite «facile», il y a un lien très fort entre le mélodique et l'harmonique, qui fixe bien le rapport tonique/dominante/tonique. Plus on avance dans l'histoire, plus l'ambiguïté s'accentue dans le phrasé, ce qui rend l'harmonie de moins en moins prévisible. Sans s'éloigner trop, l'exemple de l'Appassionata de Beethoven est déjà très significatif. De nos jours, la figuration se manifeste par une nouvelle relation au matériau que l'on définit soi-même et par la façon dont on le révèle. C'est la raison pour laquelle je travaille à partir de données initiales assez simples qui sont plus facilement repérables - par exemple un certain type de hauteurs dérivées d'un accord [3] - et qui portent en elles leur propre potentiel de développement, un peu à la manière d'un code génétique.
En résumé, et par analogie, le matériau s'apparente à la grammaire et à la syntaxe, tandis que la figuration représente la narration.

La notion de narration est sous-jacente dans votre discours musical. Si l'on compare les deux versions de Là, au-delà, les deux fins sont très différentes. Dans la première, la fin est comme un éloignement progressif, tandis que la seconde a une expression véhémente, comme l'urgence de quelque chose à dire.

Comme Stravinsky, je me méfie des musiques et des compositeurs qui veulent «dire» quelque chose. En général, ce genre de déclaration sert de masque à une invention déficiente. Pour exprimer une idée ou un sentiment, les mots suffisent. L'expression musicale, ou picturale, est en quelque sorte autonome et peut tout au plus évoquer. Et encore, si vous interrogez plusieurs personnes sur ce qu'elles ont ressenti et sur ce que telle ou telle oeuvre leur a inspiré, vous obtiendrez vraisemblablement des réponses contradictoires. C'est la raison pour laquelle on ne peut fonder un discours musical sur l'expression seule.
Cependant, toutes précautions prises, il est évident qu'il existe une relation directe avec la véhémence de la fin de Là, au-delà dans sa deuxième version, qui est exactement contemporaine de l'évolution de l'agonie de Dominique Bagouet, avec lequel je collaborais à l'époque. Outre le fait que le travail commencé avec Dominique Bagouet et Jean Rouaud prenait fin brutalement et était condamné à être figé dans l'inéluctable, je ressentais très douloureusement cette mort annoncée. Il y avait en moi une tristesse de savoir que le chorégraphe, au sommet de son art, ne nous offrirait plus rien. De plus, je perdais quelqu'un avec qui j'avais de grandes affinités artistiques et humaines. Je dois beaucoup à Dominique, et sa disparition a laissé en moi un vide que je ne comblerai jamais.
Pour revenir à des questions d'ordre technique, car c'est par là que l'expression se dévoile, une comparaison des deux versions de Là, au-delà pourrait mettre en évidence la marque d'un passage. Cette pièce est importante dans mon évolution, car elle m'a amené à me définir plus précisément.
Le projet initial était de développer à l'échelle d'une oeuvre les principes de la cadence de clarinette de Seuil déployé. Dans un premier temps, j'ai écrit , pour clarinette solo, puis Marges III pour hautbois solo et treize instrumentistes, qui annonce le matériau et les principes d'écriture de Là, au-delà. La rigueur du projet, son côté implacable, a figé l'écriture en une articulation que je trouvais raide et inerte. Très sommairement, on peut dire que la première version ne mène nulle part et tourne sur elle-même. Cela conduit inévitablement à l'entropie. Ne pouvant laisser un échec derrière moi, j'ai retravaillé sans relâche cette partition, jusqu'à ce qu'elle me semble satisfaisante.

En comparant les deux versions, j'ai remarqué que les structures d'accords homorythmiques issus des accords du début sont systématiquement supprimées dans la seconde version. Le développement de ces éléments disparaît totalement. Cela donne à la nouvelle mouture un début plus resserré, plus nerveux.

Cela est dû au fait que j'ai, au fur et à mesure de la réécriture de Là, au-delà, pris de plus en plus de distances par rapport à l'idée initiale. Dans la première version, il y avait comme une dépendance vis-à-vis du schéma de départ, alors que dans la seconde je laisse l'invention locale s'immiscer et presque pervertir une logique trop prévisible. Depuis cette oeuvre, ma relation au matériau s'est considérablement assouplie, de telle façon que l'invention se greffe sur le matériau et m'oblige à le redéfinir en cours de composition jusqu'à l'étape suivante. C'est nettement moins sécurisant, mais beaucoup plus fertile, car la remise en question est permanente.
Je dois aussi avouer que l'explication, pour ne pas dire la justification, d'une partition note à note me devient étrangère. Musil décrit très bien dans L'Homme sans qualités cette fixation obsessionnelle sur le détail au détriment de l'ensemble. Je préfère aujourd'hui organiser progressivement les différentes enveloppes d'une oeuvre et tordre le matériau initial en fonction des nécessités.

Vos pièces les plus récentes : Devenir et So schnell, zu früh, intègrent une partie électronique réalisée à l'Ircam. Vous avez toujours adopté, par rapport au travail avec l'électronique, une position oscillant entre scepticisme et intérêt pour ses techniques et ses développements [4].

Je n'ai guère changé sur ce point. La principale difficulté pour les oeuvres mixtes, c'est le temps nécessaire à leur réalisation, car on est contraint à des allers et retours constants entre la partition et l'électronique. Il y a tout d'abord une phase d'expérimentations qui permet de définir l'environnement et la stratégie que l'on désire adopter. Ensuite, le travail porte sur les premières esquisses de la partition, qui se fait et se refait à chaque essai, sur tel ou tel type de relation entre partie instrumentale et partie électronique. Vient enfin la phase de réalisation à proprement parler, laquelle, en général, ne bénéficie pas du temps nécessaire à la pérennité.
Maintenant, d'un point de vue plus philosophique, il faut toujours se souvenir qu'un ordinateur ne pense pas : il calcule. Il calcule même si vite qu'il peut vous entraîner, si vous n'y prenez pas garde, là où ses programmes l'entraînent. La Station d'informatique musicale de l'Ircam offre un nombre de possibilités d'autant plus important que cette machine est en quelque sorte «ouverte». C'est au compositeur de définir un projet et de s'y tenir fermement, en prenant garde de ne pas sombrer dans l'utopie. Personnellement, je ne veux pas écrire pour une machine, mais je veux écrire avec. Cela signifie que c'est en fonction de certaines possibilités que je détermine mon projet, sans tomber dans une démonstration qui s'apparente plus à un catalogue qu'à une oeuvre musicale.
Ecrire des oeuvres mixtes, c'est pour moi tirer parti de possibilités importantes. Par exemple, faire exécuter des figures perceptibles mais irréalisables instrumentalement ; jouer sur la répartition dans l'espace, ce qui découpe les polyphonies complexes et les clarifie ; développer des timbres dérivés de ce qui est joué instrumentalement et déformer l'acoustique traditionnelle. Tout cela est inconcevable sans l'informatique musicale.

De Parcours pluriel à Là, au-delà, on identifie très clairement une généalogie de vos oeuvres. On sent un besoin très fort de construire une oeuvre globale.

Il a fallu que mon catalogue soit suffisamment important pour que je me rende compte, d'abord assez inconsciemment, puis après relecture de partitions antérieures, que, d'une pièce à l'autre, il existait des liens. J'ai constaté que des figures, des accords ou des mélanges de timbres étaient quelquefois textuellement repris. De là à en déduire que c'était là mon mode de fonctionnement, il n'y avait qu'un pas. Alors, plutôt que de chercher à éviter ce phénomène, sous prétexte qu'il serait dû à un manque d'invention, j'ai pris conscience que, d'oeuvre en oeuvre, j'établissais un parcours qu'il me fallait définir. Qui plus est, je crois aujourd'hui que cet engendrement continu - qui peut voir l'émergence d'idées nouvelles - correspond à une nécessité de développer les outils que je me suis forgés pour étendre le champ de mon discours musical.
Le cas le plus extrême, qui date de la prise de conscience dont je parlais à l'instant, est constitué par cet ensemble de pièces qui correspondent à un développement systématique de Seuil déployé à Marges IV. Cette dernière oeuvre constitue presque une preuve par l'absurde de ce cheminement, car si elle existe bel et bien, elle n'est qu'une mise à nu de la partie de piano du début de Seuil déployé et de la fin de Marges II. Il y a comme un labyrinthe au sein duquel se créent des relations complexes entre les oeuvres. Si j'ai décidé de faire jouer les parties de piano seules, c'est parce qu'elles fonctionnent par elles-mêmes et que, sans les ensembles de timbres qui les entourent dans les pièces originelles, une autre perception se fait jour. Je crois avoir démontré avec ces pièces qu'il y avait bien dans mon écriture une relation figure/timbre pertinente.
Pour revenir à une réflexion d'ordre plus général, cette relation entre les pièces pose le problème du parcours d'un créateur. Qu'une oeuvre en engendre une autre correspond à mon projet de construire un tout cohérent. Certains compositeurs écrivent une pièce, puis une autre, et ainsi de suite, sans qu'il y ait de lien. Tel Stravinsky dans sa période néo-classique. De même pour Pascal Dusapin, plus récemment. Pour ma part, je préfère le développement de concepts plus globaux qui, au fil de l'évolution, finit par constituer un corpus. Un peu comme si l'ensemble des oeuvres était une suite de variations sur les idées générales qui fondent mon projet. Cette nécessité de creuser toujours plus avant mon sillon fait que je me sens de plus en plus à l'étroit dans le strict cadre de la musique contemporaine. Je n'ai plus envie de composer systématiquement des pièces d'une quinzaine de minutes pour dix à quinze musiciens. Je l'ai beaucoup fait ces derniers temps, et encore, en essayant toujours d'obtenir le maximum d'interprètes. Ainsi que je l'ai signalé, mon souhait est de composer pour des effectifs plus variés, allant du grand orchestre à la musique de chambre, et de n'utiliser les ensembles de dix à quinze musiciens que pour des projets bien spécifiques. Dans le contexte actuel, je risque de me placer moi-même hors du système de la commande, qui est de ce point de vue restrictif, et il faut, je crois, le bousculer.

C'est pour cela, entre autres raisons, que les compositeurs se tournent vers l'opéra.

Pour nombre de compositeurs, l'opéra représente actuellement le seul moyen de sortir du cadre dont il était précédemment question. Mais je ne me sens pas du tout attiré par ce genre à l'heure actuelle, d'autant plus que l'opéra repose sur une organisation artistique et administrative pour le moins incontrôlable. Concevoir un opéra, c'est non seulement écrire une oeuvre, mais également concevoir l'espace dans lequel il est représenté. Tout ce que l'on demande aujourd'hui aux compositeurs, c'est de remplir les espaces existants, sans se préoccuper de savoir s'ils répondent ou non aux nécessités actuelles.

Pourtant dans So schnell, zu früh il y a un texte chanté et la fin de Là, au-delà suggère une narration, avec une expression souvent dramatique.

Une expression dramatique ne naît pas forcément d'une nécessité scénique. Berlioz, par exemple, ne rêve que de scène, mais ses oeuvres dramatiques ne sont pas toujours satisfaisantes d'un point de vue compositionnel, et lorsqu'elles le sont, comme pour La Damnation de Faust, la mise en scène en est impossible au théâtre. De même, s'il y a un compositeur dont on aurait pu attendre un opéra, c'est bien Mahler ; et pourtant son dramatisme doit plus à la narration quasi épique, ou à l'évocation poétique, qu'à la représentation théâtrale. Dans So schnell, zu früh, le contexte d'écriture de la partition et le texte qu'elle utilise m'ont amené à une certaine dramatisation, mais ne m'ont pas pour autant conduit à écrire un opéra.
Qu'il y ait de plus en plus d'opéras créés ces derniers temps est tout à fait représentatif de la nécessité, avouée ou non, de sortir la musique contemporaine de son enfermement. Les opéras sont actuellement les rares institutions qui disposent des moyens de faire aboutir des projets de grande ampleur ; même si je pense que ce n'est pas forcément le meilleur choix en ce moment, je le répète. Les grandes phalanges symphoniques sont plus frileuses quant à la création. En France, il n'y a guère que les orchestres de Radio-France qui passent encore des commandes de façon importante. Force est de constater que, chez nous, à la différence de l'Allemagne, toutes les formations symphoniques évitent, avec un rare acharnement, la musique d'aujourd'hui. Les orchestres ont perdu toute la musique d'avant le XIXe siècle du fait des instruments dits d'époque. S'ils se ferment à celle qui s'écrit maintenant, que va-t-il leur rester ?

Vous aimez rendre hommage à travers vos oeuvres ; vous avez notamment un goût pour la dédicace. Vous utilisez la symbolique entre lettres et notes, un procédé cher à Alban Berg.

Il est vrai que chacune de mes partitions porte en exergue une dédicace. Souvent cette dédicace, selon le principe de l'acrostiche, tient lieu de matériau de départ fondé sur les lettres du nom du dédicataire, toujours choisi avant le titre même de la partition. En cela j'ai une certaine affinité avec Alban Berg, auquel je rends souvent hommage en alternant une écriture stricte et l'autre libre. Ce principe d'alternance m'a beaucoup impressionné lorsque j'ai étudié, il y a longtemps, la Suite lyrique.

D'autres fois, c'est le titre même d'une oeuvre qui rend hommage : Macle, outre sa signification cristallographique, est un anagramme d'Ivo Malec, auquel je voulais témoigner toute ma reconnaissance pour l'enseignement qu'il m'a dispensé. Bien que nos styles soient divergents, je dois beaucoup à ce professeur qui m'a donné confiance en moi-même et m'a affirmé dans un projet artistique qui n'était pas le sien. C'est suffisamment rare pour être souligné, et cela valait bien une pièce.

Dans Là, au-delà, il y a une dédicace très chaleureuse à André Boucourechliev, dont vous avez dit qu'il représente une «sentin-elle vigilante» dans le monde musical.

A l'époque où, ainsi que je le disais, j'étais à l'écoute de toutes les musiques contemporaines existant, je suis naturellement passé par les Archipels, qui sont un modèle du genre. J'ai été impressionné d'emblée par la puissance et la luxuriance sonore de sa musique, notamment par Archipel III. Mais, au-delà du phénomène poussé à l'extrême que représentent les Archipels du point de vue de la conception de la forme ouverte, il y a dans son catalogue des oeuvres comme Miroir et Lit de neige, pour soprano et ensemble, qui sont d'une grande beauté.
Outre le compositeur André Boucourechliev, il faut évoquer le musicologue, dont les livres sont autant d'ouvrages de référence et dont certains articles comme Le Ring, forme ou programme [5] sont des sources de réflexion non négligeables. Il y a le compositeur, le musicologue et l'homme de culture, que j'apprécie particulièrement.

Les deux versions de Là, au-delà proposent deux parcours différents à partir d'éléments communs, comme si les séquences étaient disposées autrement, dans une élaboration de la composition qui peut faire penser à la mobilité des Archipels.

Je crois que le type de mobilité dont vous parlez n'est pas comparable au concept de forme ouverte tel qu'il a été développé par André Boucourechliev. C'est lui qui a été le plus loin et le plus intelligemment dans toutes les conséquences de ce principe de composition. Il ne s'agit pas, comme dans certaines pièces de Boulez ou de Stockhausen, de choisir entre tel et tel parcours ou de faire telle action à la place de telle autre. En ce qui me concerne, je ne crois pas que la redistribution de segments communs de Seuil déployé et de Marges II ou la réécriture de matériaux similaires dans Marges III et Là, au-delà répondent à une interrogation posée par les formes ouvertes. A partir du moment où la musique perd, avec le langage tonal, la fonctionnalité du matériau harmonique ainsi que la directionnalité qui en découle, la question de l'articulation du discours musical est posée. De fait, le langage post-sériel a pour conséquence logique le concept de forme ouverte. Fondamenta-lement, puisque le matériau n'a aucune orientation, l'articulation multiple s'impose. A partir du moment où tous les domaines de l'écriture sont relatifs, et non plus précodés, la forme n'a rien d'un caprice, à moins de compositeurs indigents, elle est une conséquence. Cet ensemble d'interrogations reste toujours d'actualité car, si l'on ne peut se satisfaire d'une pensée procédurale, on ne peut pas non plus balayer d'un revers de la main une nouvelle manière de penser la forme.

Quels sont vos projets ?

Je commence en ce moment un cycle pour soprano, choeur et orchestre sur des poèmes d'Emmanuel Hocquard, dont les deux premiers mouvements sont créés en 1995. C'est un travail dont la réalisation devrait durer de deux à trois ans, pour une durée d'exécution d'environ une heure. Ce projet est néanmoins conçu de telle façon que chaque mouvement sera jouable séparément. Après, j'aimerais me confronter au quatuor à cordes. Enfin, je voudrais repenser le concept de concerto en associant le soliste à une série de transformations électroniques de sorte que l'on n'assiste pas à un simple dialogue, mais à une série de situations dans lesquelles le soliste émerge plus ou moins de la masse orchestrale. Je crois que l'électronique peut, de ce point de vue, aider à renouveler le genre.

Entretien réalisé entre le 19 août et le 21 septembre 1994

  1. Voir Frédéric Durieux, «Héritage/Propositions», dans Inharmoniques n°4, p. 32, éditions Ircam - Centre Georges-Pompidou, Christian Bourgeois Editeur, Paris, 1988.

  2. Voir note 1, p. 7.

  3. Voir page 37 : l'accord de Seuil déployé et ses dérivés.

  4. «Réseaux et création», dans Les Cahiers de l'Ircam, Recherche et musique n° 1, p. 92 et 98, éditions Ircam - Centre Georges-Pompidou, Paris, 1992.

  5. Dans Entretemps n° 7, Paris, 1988.

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